Le Grenelle des choyés

@Alain Jocard / AFP

Jeudi 22 octobre, au lendemain de l’hommage national à Samuel Paty, s’est ouvert le « Grenelle de l’éducation » qui doit mettre les professeurs « au centre de la société », dixit JM Blanquer. 48 heures plus tôt le premier ministre Jean Castex avait lâché une petite phrase qui avait laissé le monde enseignant incrédule : « L’Education nationale, notre majorité l’a particulièrement choyée, et nous allons continuer de le faire ».

Si réellement ce gouvernement continue à choyer l’Education nationale comme il l’a fait jusqu’ici, alors l’école et les enseignants n’ont pas grand-chose à attendre d’un tel Grenelle.

« L’Education nationale, notre majorité l’a particulièrement choyée… »

Je suis allé vérifier la définition dans le Larousse : « Choyer : Traiter quelqu’un avec tendresse, affection, sollicitude ; le combler d’attentions, de prévenances. Synonymes : cajoler, câliner, chouchouter, couver, dorloter, gâter ».

Chouchoutés, les élèves français, qui travaillent tous les jours dans les classes parmi les plus chargées de l’OCDE, avec l’un des taux d’encadrement parmi les plus mauvais de l’OCDE, avec les journées de classe parmi les plus lourdes de l’OCDE ; cajolée, l’école française, encore et toujours à la traine par rapport à ses voisins pour nombre d’indicateurs de dépenses et d’investissements ; rien n’a changé sous cette majorité ;

Dorlotée, l’école, quand au lieu de créer des postes d’enseignants on habille Paul (le dédoublement des classes de CP et de CE1) avec les habits ôtés à Pierre (le secondaire et le reste du primaire) ; cajolée, l’école, quand son budget n’augmente qu’en trompe-l’œil – depuis le début du quinquennat, la somme des hausses du budget de l’EN (+ 3 milliards environ) dépasse à peine celle obtenue en 2017 par N. Vallaud-Blekacem ;

Gâtée, l’école, avec ses concours de recrutement qui ne trouvent plus preneur, l’attractivité du métier est à son plus bas niveau historique, alors on recrute au rabais des contractuels sous-payés via Pôle Emploi ; gâtés les élèves, forcément ;

Chouchoutés, les enseignants, qui ont vu comme les autres fonctionnaires le jour de carence rétabli par cette majorité alors même que l’absentéisme chez les profs est sous la moyenne ; dorlotés, les enseignants, qui comme les autres fonctionnaires subissent la non compensation totale de la hausse de la CSG ; cajolés, les enseignants, grands dindons de la farce du projet de loi sur les retraites, de l’aveu même de l’exécutif ;

Dorlotés, les enseignants, dont cette majorité veut réduire la liberté d’expression, et pour lesquels on renforce le devoir de réserve en article 1 de la « loi pour l’école de la confiance » (il fallait commencer par ça, c’était le plus important bien sûr) ; cajolés, vraiment, les profs, sommés par l’institution de se taire, #pasdevague ;

Chouchoutés, les profs, dont le pouvoir d’achat n’a cessé de baisser depuis le début du quinquennat comme depuis des décennies, gâtés par un point d’indice gelé de 2017 à 2022 ; cajolés les profs, dont le gouvernement a d’emblée confisqué des centaines de millions de rémunération, en reportant les accords du PPCR d’un an ; dorlotés, les profs, qui voient régulièrement leur ministre annoncer fièrement à la TV de nouvelles augmentations, des revalorisations historiques, sans précédent, jamais survenues dans l’histoire, mais toujours pas parvenues sur les fiches de paie à ce jour (l’essentiel est que le bon peuple ait entendu que les profs sont encore augmentés) ; pour l’heure, les profs français sont toujours payés comme les profs slovènes et costariciens – choyés, sans doute, eux aussi ;

Cajolés, les profs, au point que chaque semaine l’un d’eux se suicide, nous n’oublierons jamais Christine Renon, ni Jean Willot, ni les autres ; dorlotés, tous, par l’institution qui demande aux collègues de ne pas témoigner, comblés d’attentions par un ministre qui met dix jours à réagir par un tweet catimini ;

Dorlotés, les enseignants livrés à eux-mêmes pendant le confinement, sur eux seuls a reposé la permanence de l’école au printemps ; dorlotés les profs, avec 12,50 € de prime mensuelle d’équipement ; vraiment choyée, l’école, depuis le début de la crise covid-19, avec ses protocoles fantômes à géométrie variable, sa gestion au doigt mouillé ; chouchoutés, les profs, avec les masques DIM insuffisants et toxiques ; cajolés, les directeurs et directrices d’école au bout du rouleau, à qui on a supprimé les aides administratives ces dernières années…

« … et nous allons continuer de le faire »

Si vraiment le gouvernement souhaite combler l’école d’attentions et entourer les enseignants de mille prévenances, voici quelques sujets de réflexion, à compléter avec ceux ouverts ci-dessus :

- accorder davantage de décharges aux directeurs et directrices d’école, les accompagner administrativement ; en dépit des multiples signaux d’alarme ces derniers mois, malgré une loi votée en juin dernier les concernant et vidée de sa substance par la majorité elle-même, ils sont toujours surmenés et trop souvent livrés à eux-mêmes ;

- construire une médecine du travail digne de ce nom : la plupart des profs n’ont jamais vu un médecin du travail de leur carrière  ; le droit du travail doit être respecté, la loi exige que « tout travailleur bénéficie d’un suivi individuel de son état de santé » ;

- financer l’aide juridique des enseignants : aujourd’hui, pour se protéger et être aidé si on a un problème dans l’exercice de notre métier, on doit souscrire une assurance spécifique ou une adhésion extérieure sur nos propres deniers, bref, payer pour être protégés ; l’institution doit nous protéger juridiquement, totalement, inconditionnellement ;

- lever le jour de carence, pour s’aligner sur ce qui se fait majoritairement dans le privé, où 2/3 des entreprises le prennent en charge ;  accorder par exemple l’autorisation aux mutuelles de financer le jour de carence ; participer à la mutuelle, trouver des accords avec de nouvelles mutuelles plus intéressantes ;

- construire une formation continue digne de ce nom, qui accompagne réellement les profs dans leur pratique quotidienne, notamment s’agissant des élèves à besoin éducatifs particuliers ; nous accompagner dans nos choix pédagogiques sans empiéter sur notre liberté pédagogique ;

- refonder les commissions paritaires académiques pour retrouver un peu de fonctionnement démocratique dans les promotions et les affectations ; prendre davantage en compte les corps intermédiaires, mieux consulter et écouter les syndicats, tous les syndicats ;

… ce n’est que le début d’une longue liste.

Ce Grenelle est-il déjà joué ?

Que ces sujets soient abordés ou pas dans les semaines à venir, on doute de la portée positive de ce Grenelle qui donnera ses conclusions et les mesures qui en découleront en février 2021.

D’abord parce qu’on est pour ainsi dire déjà entré dans la séquence pré-électorale : dans un quinquennat, on sait bien que la plupart des vraies mesures sont prises les trois premières années, presque aucune la dernière et jamais sans arrière-pensée. Il ne restera de toute façon plus qu’un seul budget à voter pour ce gouvernement, autant dire que la crédibilité de ce qu’il engagera financièrement est faible.

Ensuite parce qu’on a comme l’impression que les différents ateliers de l’ « incubateur du Grenelle » (wouah) accoucheront de quelques souris tout au plus, les véritables enjeux sont ailleurs et l’affaire se joue en coulisse : il s’agit ni plus ni moins que de redéfinir le métier d’enseignant, les conditions et les modalités de son exercice (« le professeur du XXIème siècle ») en liant ces changements, par une manière de chantage, à ce qui est abusivement nommé « revalorisation » : en gros, on ne vous donnera des sous que si vous acceptez qu’une partie de vos missions changent et que vous en acceptez de nouvelles (l’annualisation du temps de travail, la bivalence, la formation sur les congés sont dans les cartons depuis un moment). Cela ne s’appelle pas une revalorisation, on a déjà longuement fait le point sur ce terme : une revalorisation ne s’entend que sans contrepartie, elle intervient quand on considère qu’un travailleur n’est pas assez payé pour ce qu’il fait déjà, pas en échange de nouvelles attributions. Pour le dire autrement, si on nous impose d’autres missions en échange d’un peu d’argent, cela signifie purement et simplement qu’en l’état actuel, on n’en fait pas assez pour mériter plus. Qu’on vienne alors nous le dire en face.

Comme il n’y a pas de sous pour les profs dans le plan de relance à plusieurs dizaines de milliards et que l’école est globalement vue comme un poids mort pour notre économie (créer des postes ? « C’est le genre de création d’emplois qui vont aggraver le déficit et qui ne servent pas à redresser le pays » répond Macron), on voit gros comme une maison que chaque euro sera âprement négocié et qu’il faudra avaler un sacré nombre de couleuvres en contrepartie. Oubliés, les 10 milliards vantés à l’automne 2019 ; oubliée, la loi de programmation pluriannuelle promise au printemps ; finalement, la première chose que pourrait faire cette majorité, c’est tenir ses promesses.

Lors de ce Grenelle ouvert en grandes pompes, les ateliers seront présidés par des stars (Daniel Pennac, Marcel Rufo), un sportif (le rugbyman Pascal Papé), des entrepreneurs, des cadres de la rue de Grenelle proche de JM Blanquer et ayant comme lui écumé les cabinets de droite... Les fidèles du ministre et la société civile sont invités à s’exprimer sur l’école de demain, mais les profs et les syndicats sont peu représentés. On l’a encore vu cette semaine, la société parle facilement et volontiers au nom de l’école et des enseignants. Ce serait bien qu’on laisse un peu de place à ces derniers.

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