Cette semaine, lors d’une réunion spéciale du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) le ministère de l’Education nationale a annoncé les chiffres du suicide enseignant. Des chiffres moins élevés qu’on ne le pensait, qui ne doivent pas être utilisés pour minimiser le mal-être enseignant…
Enfin, des chiffres officiels
Il aura fallu que toute une profession se mobilise, en état de choc après les suicides de Jean Willot ce printemps et de Christine Renon en septembre, pour que le ministère publie enfin les chiffres officiels du suicide chez les profs. Mercredi 6 novembre, la DGRH les a annoncés à partir d’une étude réalisée par l’Inspection générale : 58 agents de l’Education nationale s’étaient donné la mort durant l’année scolaire 2018-2019, et 11 déjà depuis la rentrée de septembre. 37 hommes, 21 femmes se sont suicidés en 2018-2019 : 29 enseignants du second degré, 13 professeurs des écoles, 5 personnels administratifs, 2 personnels de direction, 2 assistants d’éducation, 2 accompagnants d’élève en situation de handicap, 2 CPE et 3 autres (médecin scolaire, psychologue, documentaliste). 12 étaient des non-titulaires.
La communication du ministère s’est empressée d’indiquer que cela représente un taux de 5,85 suicides pour 100 000, trois fois moins que la moyenne nationale annoncée de 16,7 pour 100 000. On est loin des 39 suicides pour 100 000, un chiffre qui court depuis des années sur le web, issu d’une supposée étude de l’Inserm datant de 2002. Une étude qui n’existe pas, mais qui à force d’être relayée, y compris par des personnalités telle la sénatrice Françoise Laborde, s’est installée dans les esprits.
On est en revanche assez proche des seuls chiffres évoqués à ce jour, qui datent de 2011. On parlait à l’époque de 54 suicides « dans les murs » recensés en 2009, et le taux de 6 pour 100 000 était déjà avancé par le ministre de l’époque, Luc Chatel.
Les enseignants ont dans l’ensemble été surpris par ces chiffres, l’impression était qu’il y avait davantage encore de suicides dans le métier. Cette surprise a été interprétée par certains comme de la déception… Bien au contraire, on se réjouit qu’il n’y ait pas autant de suicides qu’on pouvait le craindre. Mais on redoute – et de telles réactions montrent que ces craintes peuvent être fondées – que ces chiffres soient récupérés et permettent de minimiser le mal-être enseignant. Rapidement, on a en effet vu des commentaires, y compris de journalistes, insistant sur la faiblesse du taux de suicide des profs, notamment comparé à d’autres professions comme policier ou agriculteur. Soyons clair : il n’y a pas de concours dans la morbidité, 58 suicides par an c’est énorme et déjà beaucoup trop.
Biais et nuances
Par ailleurs, il y a un certain nombre de remarques à faire sur ces chiffres, afin de les contextualiser.
- la méthodologie de l’étude n’a pas été communiquée par le ministère, et l’étude de l’Inspection générale pose question : comment les suicides ont-ils été recensés ? Les chiffres annoncés sont ceux de l’année scolaire 2018-2019, est-ce de septembre à juin ? L’Inspection générale n’est pas particulièrement qualifiée, d’un point de vue sanitaire, pour établir ce type de chiffres. On préfèrera donc se reporter à ceux de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (l’Inserm) et du Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc), auteurs d’études de référence sur le sujet.
Or, les derniers chiffres disponibles sont ceux de 2016, et indiquent 8580 suicides en France (données corrigées en juillet 2019). C’est très loin de 10 700 annoncés par le ministère, chiffre qui fonde le taux de 16,7 avancé comme moyenne nationale. En cherchant un peu, on finit par trouver d’où sort ce chiffre de 10 700 suicides : il provient du 2ème rapport de l’Observatoire national du suicide, paru début 2016 et portant sur les chiffres de 2012. Le nombre de suicides annoncé est de 9715 cette année-là, non 10 700. Mais les statistiques des suicides étant complexes à établir, on estime généralement qu’il existe une sous-estimation de l’ordre de 10% « due en particulier aux décès dont la cause reste indéterminée ou à ceux ayant fait l’objet d’un examen médico-légal dont la conclusion n’a pas été rapportée au CépiDc-Inserm » (ce taux de sous-estimation varie selon les régions et atteint 46% en Ile-de-France, « ne permettant pas une comparaison correcte avec les autres régions »). Donc, le ministère compare les chiffres du suicide enseignant de 2019 avec les suicides en France en 2012, surcotés de 10%. On n’a pas l’impression que sous-estimation ait été appliquée aux 58 suicides de l’EN. On s’étonne d’autant que le ministère fasse référence à ce rapport, que l’Observatoire a depuis publié un 3ème rapport, début 2018, qui indique 9 773 suicides après correction…
- Les chiffres de l’Inserm- CépiDc indiquent eux un taux national de 12,8 suicides pour 100 000 décès en 2016, loin des 16,7 annoncés par le ministère. Le nombre de suicides baisse régulièrement en France depuis plus de 20 ans : on est passés de 10 957 suicides en 2000 à 8 750 en 2016, d’un taux de 18 pour 100 000 à 12,8.
Entre 2009, l’année où le chiffre de 54 suicides avait été évoqué dans l’EN, et 2016, le nombre de suicides en France a diminué de 22%. Mais chez les profs, le nombre de suicides est quasiment le même en 2019 qu’en 2009, il a même légèrement augmenté (passant de 54 à 58).
- autre élément à considérer, le sexe. Les femmes, c’est un fait majeur des statistiques, se suicident 3 fois moins que les hommes. En 2016, le taux de suicide chez les femmes était de 5,8 pour 100 000, et de 20,3 chez les hommes. Dans l’EN, d’après les chiffres donnés par le ministère, il y a plus de suicides d’hommes (37) que de femmes (21). Or le métier d’enseignant est fortement féminisé : 68% des profs sont des femmes, et cela monte à 84,8% chez les instits (58,6% dans le second degré, chiffre du MEN pour 2018-2019). Bien davantage que chez les policiers (27%) ou les agriculteurs (24%), par exemple.
Par ailleurs, pour en finir avec les comparaisons avec les autres professions (faites par ceux qui veulent minimiser les suicides dans l’EN…), signalons juste que la plupart se fondent sur une étude de l’Institut national de veille sanitaire datant de 2010 et portant sur une période allant de 1976 à 2002, le spectre est trop large, c’est très ancien et les suicides ont nettement diminué depuis.
Idées suicidaires et burn out
Evidemment, on ne saurait réduire la question du suicide à des chiffres. Chaque suicide est un drame absolu, pour les proches d’abord, les collègues aussi. Il y a quelques années, un collègue de mon école s’est suicidé (chez lui, un samedi soir, je ne sais pas si cela serait comptabilisé…). Le choc a été terrible à l’école, chez les élèves, les parents d’élèves, mais surtout chez les enseignants. On a tous été fortement impactés. On savait que J. n’allait pas bien, sa classe le bouffait, on essayait de l’aider, on n’y est pas parvenus, le remord et les questions sans réponse ont longtemps hanté la salle des maitres. Une cellule psychologique avait été mise en place, cette plaisanterie : elle a surtout servi à l’inspectrice, qui avait été alertée des difficultés de J., à se défausser et se laver les mains en public.
Il n’y a pas que le suicide qui dit le mal-être enseignant. Il y a les tentatives de suicide, il y a les idées suicidaires, il y a le burn out. On aimerait bien, là aussi (mais avec méfiance, maintenant, hein…) avoir les chiffres officiels du burn out enseignant, cet autre tabou de l’EN. En 2011, le Monde citait une étude indiquant que 17 % des profs étaient en situation de burn out, contre 11% chez les autres professions.
Rien depuis, malgré une étude de 2016 sur les risques psycho-sociaux ayant établi que « l’indice global d’exposition aux facteurs de RPS indique que les enseignants, hormis ceux du supérieur, ont une exposition moyenne significativement plus élevée que les autres populations, surtout dans le premier degré ».
Cette même année, le médiateur de l’EN (peu écouté au ministère…) faisait son rapport annuel sur les RPS et citait un rapport sénatorial qui établissait « le constat que la souffrance ordinaire des enseignants reste largement invisible de l’institution scolaire et de la hiérarchie administrative ». Le médiateur avertissait : « Ne pas agir pour traiter la souffrance des enseignants c’est s’exposer à donner une image dégradée du métier au risque d’en réduire encore plus son attractivité. Il ne faut également pas perdre de vue que le bien-être des élèves dans un établissement scolaire passe par le bien-être des enseignants ».
Malgré les multiples mises en garde et études inquiétantes, le ministère n’a pas pris la mesure du phénomène. Les derniers chiffres du CHSCT indiquent qu’il y a sur toute la France 68 médecins du travail (équivalent temps plein) pour plus d’un million d’agents de l’EN, soit un taux de suivi d’1 médecin pour 14 878 agents (ETP), et seules 2/3 des académies ont un psychologue. Pas de médecine de prévention ou presque, mais l'existence d'un établissement psychiatrique dédié, l’Institut Marcel Rivière (célèbre chez nous sous le nom de « la Verrière »). Les enseignants sont les seuls à disposer d'un tel lieu, depuis 1959, avec la police.
En février de cette année, le Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire de l’INVS publiait une étude sur les pensées suicidaires. Chez les profs, les hommes sont sur le podium des populations les plus sujettes aux pensées suicidaires (5%), chez les femmes, aucune population n’est plus envahie d’idées suicidaires que les profs (7,5%). Le delta entre le taux d’idées suicidaires et les suicides chez les enseignants, important donc, indique que pour de nombreux profs, quelque chose retarde le passage à l’acte. La cause la plus souvent avancée est la possibilité de déconnecter et de se ressourcer durant les vacances. Heureusement qu’on les a, nos fameuses vacances.
Cette semaine, statistiquement, un collègue s’est suicidé. D’ici Noël, 6 autres se seront donné la mort.
Suivez l'instit'humeurs sur Facebook et sur Twitter @LucienMarboeuf.