Il y a quelques jours, une prof de lycée s’est retrouvée convoquée par sa hiérarchie pour avoir dit sur Internet le mal qu’elle pensait de l’allocution télévisée du président Macron. Il n’en fallait pas plus pour relancer le débat sur le fameux « devoir de réserve » des enseignants, dans un contexte particulier : le ministre JM Blanquer aimerait bien, 35 ans après les textes sur les droits et obligations des fonctionnaires, inscrire dans la loi qu’il prépare un article permettant de mieux contrôler la parole enseignante.
La tribune du grand chef blanc
Le 12 décembre dernier une prof d’un lycée dijonnais signe sur le site d’info alternatif disjoncter.info une tribune intitulée « Le grand chef blanc a parlé ». Offensive, satirique, engagée, la tribune lui vaut une convocation le 20 décembre au rectorat. Là, l’enseignante a selon une syndicaliste droit à « un rappel au devoir de réserve », à « une incitation à la plus extrême prudence », le rectorat lui explique qu’« un fonctionnaire ne doit pas critiquer sa hiérarchie et l’Etat employeur », lui reproche surtout d’avoir indiqué dans sa tribune qu’elle était enseignante ainsi que le nom de son lycée, mais finalement, aucune sanction n’est donnée.
Sur les réseaux sociaux, l’affaire est abondamment commentée, on lit beaucoup d’incompréhension, d’inquiétude, de colère chez les enseignants. Très vite un hashtag fait florès, #JeSuisEnseignant, par lequel de nombreux profs disent leur volonté de continuer à exprimer librement leur opinion – certains font le lien avec un autre hashtag vécu comme une libération de la parole enseignante, #PasDeVague.
D’aucuns estiment cependant que le ton de la tribune, le fait que la prof ait indiqué le nom de son lycée, justifient ce rappel à l’ordre officiel. D’autres encore font immédiatement le lien avec ces tweets étonnants, postés quelques semaines plus tôt, qui donne une idée du contexte actuel :
Le message des formateurs en e-réputation est clair, les enseignants doivent se garder d’exprimer leur opinion publiquement, et donc sur Internet.
A quelques semaines d’intervalle, donc, un même message, une même volonté de la hiérarchie et de l’institution de contrôler la parole des enseignants, de les inciter à se faire discrets, à garder leur opinion pour eux. Pourtant quand on consulte les textes, les choses sont claires : il n’y a pas, dans la loi, d’obligation de réserve pour les enseignants.
Neutralité, discrétion professionnelle et devoir de réserve
La seule Loi qui fixe les droits et obligations du fonctionnaire est la Loi n°83-634 du 13 juillet 1983, et dans le cas qui nous concerne, le chapitre IV consacré aux obligations et à la déontologie :
- dans l’exercice de ses fonctions, le fonctionnaire « est tenu à l’obligation de neutralité » et « au respect de la laïcité » (article 25 modifié le 20 avril 2016).
- « les fonctionnaires sont tenus au secret professionnel dans le cadre des règles instituées par le code pénal. Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions » (article 26).
- tout fonctionnaire « est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public » (article 28).
Comme le résume Paul Devin sur son blog (à lire ici et aussi là) : « Pour être très concret, c’est donc dans sa pratique professionnelle, vis-à-vis des élèves et de leurs parents que l’enseignant fonctionnaire est essentiellement concerné par cette neutralité. La jurisprudence a même parfois considéré que la neutralité était encore davantage requise pour ceux qui ont la charge de l’encadrement et de la formation des élèves ». « La loi contraint les enseignants à se conformer aux instructions (art.28), à la discrétion, au secret professionnel (art.26), à la neutralité (art.25) mais pas à la réserve. La volonté du législateur s’est au contraire centrée sur l’inscription de la liberté d’opinion dans le statut sans que la loi ne vienne statuer sur les formes d’expression possibles de cette opinion ».
Dans une tribune célèbre, Anicet Le Pors, l’homme qui a conduit l’élaboration du statut général des fonctionnaires en 1983, rappelle le principe fondamental posé par l’article 6 de cette même Loi : « La liberté d'opinion est garantie aux fonctionnaires » et leur statut, ajoute Le Pors, « ne leur impose pas d’obligation de réserve ». Cette liberté d’opinion a pour conséquence « de permettre au fonctionnaire de penser librement, principe posé dès l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui vaut pour les fonctionnaires comme pour tout citoyen : "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi." »
Détail intéressant, Le Pors explique qu’à l’époque l’Assemblée nationale avait rejeté un amendement visant à inscrire l’obligation de réserve dans la Loi. Pour Le Pors, l’obligation de réserve est « une construction jurisprudentielle extrêmement complexe (…) il revenait au juge administratif d’apprécier au cas par cas » (comme le note d’ailleurs Devin « jusqu’à maintenant, les enseignants sont peu concernés par cette jurisprudence de l’obligation de réserve » et quand c'est le cas, c'est pour des faits difficilement contestables, à l'image de cette décision qui a fait jurisprudence).
Ce que l’Assemblée nationale avait rejeté dans la Loi de 1983 – l’obligation de réserve pour les fonctionnaires – JM Blanquer semble vouloir l’inscrire pour les enseignants dans la Loi qu’il prépare.
Sanctionner les enseignants qui dénigrent l’institution
Il est assez signifiant que l’affaire de Dijon et l’histoire de la formation en e-réputation aient lieu fin 2018, dans un contexte où s’accumulent les signes d’une gouvernance dirigiste et autoritaire de l’EN (voir ce post de blog), au moment où le ministère met le point final à son projet de Loi « pour une école de la confiance », dont le Parlement a commencé le 5 décembre dernier la procédure accélérée demandée par le gouvernement. Ce projet de Loi débute par un article visant à insérer dans le Code de l’éducation ces deux phrases : « Par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation. Ce lien implique également le respect des élèves et de leur famille à l’égard de l’institution scolaire et de l’ensemble de ses personnels ».
Énoncé ainsi, de manière sibylline, ça pourrait presque passer. Mais, comme le Café pédagogique l’a parfaitement noté, il faut examiner "l’étude d’impact" du projet de Loi, un document obligatoire fourni par au Parlement qui en dit bien plus long sur ce que le ministère souhaite mettre en place : on peut y lire, s’agissant de cet article 1er, que la confiance de la société en l’école « reste intimement liée aux comportements de l’ensemble des membres de la communauté éducative » ; dans la foulée l’étude d’impact regrette qu’ « aucune disposition législative ne consacre à ce jour l’importance de ce lien et la nécessité de le protéger » et explique que le Gouvernement « souhaite inscrire, dans la loi, la nécessaire protection de ce lien de confiance qui doit unir les personnels du service public de l’éducation aux élèves et à leurs familles. Compte tenu de son importance, il serait en effet déraisonnable de s’en tenir à une simple consécration jurisprudentielle ». S’appuyant sur une décision du Conseil d’état (18 juillet 2018) qui a permis de révoquer un enseignant, l’étude d’impact établit que la Loi pourra être invoquée comme dans cette décision « dans le cadre d’affaires disciplinaires concernant des personnels de l’éducation nationale s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public. Il en ira par exemple ainsi lorsque des personnels de la communauté éducative chercheront à dénigrer auprès du public par des propos gravement mensongers ou diffamatoires leurs collègues et de manière générale l’institution scolaire », y compris sur les réseaux sociaux.
Quand une affaire d’agression sexuelle est utilisée pour faire passer un projet de loi
Mais quelle est donc cette affaire à laquelle renvoie l’étude d’impact au titre de la jurisprudence et qui nécessite de sanctionner des enseignants qui dénigreraient l’institution scolaire ? Il s’agit du jugement au Tribunal administratif d’un professeur de SVT coupable d’agressions sexuelles sur élève… C’est sur ce jugement extrêmement spécifique et particulier que s’appuie l’étude d’impact, qui s’empare pour argumenter d’une phrase du Conseil d’état, lequel a rappelé dans cette affaire « l’exigence d’exemplarité et d’irréprochabilité qui incombe aux enseignants dans leurs relations avec des mineurs, y compris en dehors du service » et l’importance de l’atteinte portée « à la réputation du service public de l’éducation nationale ainsi qu’au lien de confiance qui doit unir les enfants et leurs parents aux enseignants du service ». C’est sur cette phrase, prononcée dans une affaire d’agression sexuelle, que le ministère fonde son argumentaire pour convaincre le Parlement d’inscrire dans la Loi « la nécessaire protection de ce lien de confiance qui doit unir les personnels du service public de l’éducation aux élèves et à leurs familles » !
Comme le dit le François Jarraud dans le Café Pédagogique, « les violences comme la diffamation sont déjà punis par la loi ». « Exploitant cette affaire très particulière, le projet de loi Blanquer exploite cet arrêt dans un tout autre domaine. Il ne s'agit plus de délinquant sexuel condamné mais de n'importe quel prof (…). On mesure le glissement que permettrait le passage de cet article. JM Blanquer inscrit cet article pour permettre une systématisation des sanctions et faire en sorte que les enseignants se taisent, notamment sur les réseaux sociaux, dernier espace de liberté ».
Fort heureusement, le Conseil d’état a demandé le retrait de l’article 1er du projet de loi : à son sens, ces dispositions « ne produisent par elles-mêmes aucun effet de droit et réitèrent des obligations générales qui découlent du statut des fonctionnaires », elles ne constituent que des dispositions « manifestement dépourvues de toute portée normative » et n’ont donc pas leur place dans une loi.
En attendant le vote final de la loi, un enseignant a toujours le droit de dire ce qu’il pense. Dans l’école de la confiance, bien sûr.
Note du 9 janvier 2019 : sur France Culture le 8 janvier, le ministre JM Blanquer a déclaré : "je n'ai aucun problème à faire évoluer l'article 1... Je vais le faire évoluer pour lever le malentendu" et a assuré que "cet article est fait pour affirmer la notion de confiance"... Il a précisé que "l'étude d'impact explicite certaines choses comme le fait qu'on doit avoir un certain devoir de réserve. Ces choses-là sont rappelées mais ne représentent pas une nouveauté juridique". Puisqu'il n'y a rien de neuf sous le soleil, pourquoi vouloir faire un article de Loi sur le sujet, alors ?
Nota : il faut citer ici la conclusion de la tribune de Le Pors : « En définitive, la question est plus politique que juridique et dépend de la réponse à la question simple : le fonctionnaire est-il un citoyen comme un autre ? Dans notre construction sociale, est-il un sujet ou un citoyen ? Dans les années 1950, Michel Debré donnait sa définition : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait », c’était la conception du fonctionnaire-sujet. Nous avons choisi en 1983 la conception du fonctionnaire-citoyen en lui reconnaissant, en raison même de sa vocation à servir l’intérêt général et de la responsabilité qui lui incombe à ce titre, la plénitude des droits du citoyen ».
Nota 2 : on lira avec intérêt ce billet de blog de JC Geslot, "Encadrer la parole enseignante ? Il y a 150 ans déjà", signalé par le Café pédagogique, et qui parle d’« une double tradition de l’administration de l’enseignement de la France : le musèlement de la parole enseignante d’une part, et une politique de communication visant à donner une image lisse et positive du monde scolaire. » On lira aussi avec intérêt cet article de Louise Tourret sur Slate, qui écrivait en novembre « Il faut se méfier de celles et ceux qui voudraient nous faire croire que les profs ne sont pas censés avoir d’opinion sur ce qui se passe dans l’Éducation nationale »...
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