J’étais encore à feu l’IUFM quand j’ai vu un médecin dans le cadre professionnel pour la dernière fois. Il m’a posé quelques questions, ne m’a pas ausculté, ne m’a pas demandé de lire des lettres sur le mur, mais m’a demandé si je fumais et m’a dit que c’était mal ; il n’a pas quitté son bureau, a rempli sa paperasse et m’a déclaré bon pour le service. Depuis, je n’ai pas croisé de médecin, pas une visite en quinze ans d’enseignement. Rien d’exceptionnel : demandez à n’importe quel enseignant, il y a de fortes chances qu’il vous raconte la même chose. Pourtant, la médecine de prévention (on ne parle pas de médecine professionnelle dans la fonction publique) est régie par des textes qui annoncent bien autre chose : un suivi réel, pour une population exposée. Alors, ça change quand, exactement ?
En théorie, une visite tous les 5 ans, voire annuelle
L’objectif de la médecine de prévention est « de prévenir toute altération de la santé des agents du fait de leur activité professionnelle ». Plusieurs textes de référence la décrivent :
- le décret n°82-453 du 28 mai 1982, dit ceci : « Le médecin de prévention exerce une surveillance médicale particulière à l’égard des personnes handicapées, des femmes enceintes, des agents réintégrés après un congé de longue maladie ou de longue durée, […] et des agents souffrant de pathologies particulières déterminées par le médecin de prévention. Le médecin de prévention définit la fréquence et la nature des visites médicales que comporte cette surveillance médicale et qui doit être au moins annuelle. Ces visites présentent un caractère obligatoire » (art. 24). « Les agents qui ne relèvent pas de l’article 24 ci-dessus et qui n’auraient pas bénéficié de l’examen médical prévu à l’article 22 du présent décret font l’objet d’une visite médicale auprès d’un médecin de prévention tous les cinq ans. Ils fournissent à leur administration la preuve qu’ils ont satisfait à cette obligation. A défaut, ils sont tenus de se soumettre à une visite médicale auprès du médecin de prévention de leur administration » (art. 24.1).
- mais ce n’est pas tout, un autre texte, le code de l’éducation du 22 juin 2000, dit aussi cela : « Tous les membres du personnel des établissements d’enseignement et d’éducation, publics ou privés et toutes les personnes se trouvant en contact habituel avec les élèves dans l’enceinte desdits établissements sont obligatoirement soumis, périodiquement, et au moins tous les deux ans, à un examen médical de dépistage des maladies contagieuses » (art L541.2). C’est le médecin scolaire qui est en charge de cette visite spécifique, et non le médecin de prévention. Quand on sait que dans nos écoles circulent la scarlatine, la gale, la teigne et autres joyeusetés, on est heureux de découvrir cette obligation (si un collègue a déjà été dépisté, qu’il n’hésite pas à se faire connaitre).
Une visite médicale tous les cinq ans, avec surveillance annuelle pour les agents à situation médicale particulière, un dépistage des maladies contagieuses tous les deux ans maximum. Cela ne parait pas aberrant, sachant les particularités du métier et sachant ce qui se fait dans le secteur privé. Alors, comment se fait-il que la plupart des enseignants traversent leur carrière, parfois 40 années, sans voir un médecin ?
Un médecin pour 16.000 profs
La principale raison est qu’il n’y a pas assez de médecins de prévention. Il est difficile de trouver des chiffres, concernant les effectifs. Le moins que l’on puisse dire est que le ministère ne communique pas beaucoup sur le sujet. En allant sur les sites académiques, on trouve bien quelques chiffres ici ou là, mais ils datent un peu, 2016 pour la dernière mise à jour : académie de Strasbourg, 3 médecins pour toute l’Alsace ; académie de Toulouse, 3 médecins pour 8 départements ; académie de Paris, plutôt bien dotée, 5 médecins pour près de 20.000 enseignants… Difficile de se faire une idée précise du nombre total de médecins, d’autant que tous ne sont pas à temps plein.
Il faut aller chercher dans le procès-verbal de la réunion du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ministériel pour tomber sur le rapport annuel 2016 concernant « la situation générale de la santé, de la sécurité et des conditions de travail dans les services et établissements du ministère de l’éducation nationale », où l’on trouve enfin les derniers chiffres disponibles, ceux de 2016. Il y avait, cette année-là, 83 médecins sur toute la France, 61 si on prend l’équivalent à temps plein (ETP), pour 950.000 agents. Soit, en moyenne, 1 médecin pour 16.000 profs. On comprend mieux pourquoi on ne les voit jamais, surtout dans certaines académies : ainsi les académies de Guyane, Mayotte, Besançon, Reims, Limoges et Orléans ne disposaient d’aucun poste de médecin de prévention en 2014.
Le docteur Garcin, médecin-conseiller technique de la DGRH (Direction générale des ressources humaines), qui rend chaque année son rapport sur le sujet, ne cesse de répéter année après année qu’il faut recruter. Les syndicats estiment quant à eux qu’« il faudrait 300 médecins de prévention supplémentaires pour satisfaire à ces obligations statutaires clairement définies par le décret ». Le dernier ministre à s’être penché sur la question est Luc Chatel, en 2009. Présentant son « pacte de carrière », il avait déclaré : « Est-ce normal qu’un agent du ministère de l’Education nationale puisse pratiquement arriver à la retraite sans autre visite médicale que celle passée lors de son recrutement. La réponse est non, naturellement. Et pourtant c’est ce qui se passe pour beaucoup. Eh bien je le dis, nous devons nous donner les moyens de mettre un terme à cette situation ». Le ministre annonce alors une campagne de recrutement de 80 médecins de prévention et un bilan de santé proposé à « tous les personnels de l’Education l’année de leur 50 ans » à partir de la rentrée 2010. Six ans plus tard, le bilan de santé n’était toujours pas mis en place et seule une vingtaine de postes de médecin avaient été pourvus. Difficile d’attirer les jeunes médecins dans cette voie : ici comme ailleurs dans l’éducation nationale, le manque d’attractivité (salaire, conditions de travail, reconnaissance…) nuit sérieusement au recrutement.
Troubles musculo-squelettiques, risques psycho-sociaux et amiante
Pourtant, en guise d’« altération de la santé du fait de leur activité professionnelle », les enseignants connaissent de nombreux risques propres à l’exercice de leur métier : troubles musculo-squelettiques (TMS), problèmes de voix, risques psycho-sociaux…
S’agissant des TMS, une étude du Carrefour Santé Social révélait en 2012 qu’une grande majorité des enseignants déclarait avoir connu un trouble musculo-squelettique au cours des 12 derniers mois, le cou ou la nuque (78%), le bas du dos (75%), l’épaule (60%), le genou (54%). « Ces troubles sont à mettre en relation avec l’ergonomie et les exigences posturales de la profession exercée », ajoutait l’étude. Cette même année, le docteur Garcin révélait qu’il n’existait dans les académies « aucun groupe de travail sur les troubles musculo-squelettiques, pourtant la première cause de maladie professionnelle dans le privé ». Deux ans plus tard, 6 académies seulement avaient mis en place un plan d’action et 7 académies un groupe de travail.
Les problèmes de voix sont également fréquents chez les enseignants, à tel point que le ministère a mis en place sur la plateforme de formation en ligne, m@gistere, un module de formation intitulé « optimiser et protéger sa voix ». En revanche, côté médecine de prévention, rien n’est prévu sur ce sujet.
Quant aux risques psycho-sociaux, la prise de conscience est plutôt récente. En 2016, une étude de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) concluait que les enseignants « sont plus exposés aux facteurs de risques psychosociaux que les cadres » (lire le post que j’ai consacré à cette étude). La même année, le médiateur de l’EN consacrait son rapport annuel à cette question et décortiquait les raisons du burn out enseignant (lire le post que j’ai consacré au sujet). On attend toujours des statistiques officielles sur la question, le burn out et le suicide enseignant restant pour une large part tabou dans l’EN.
Mais il y a d’autres risques. Le docteur Garcin révélait dans son rapport 2014 que seulement 2 académies établissaient des attestations d’exposition à l’amiante, et que seules 9 académies avaient un dossier technique amiante à jour. Pourtant, comme le notait le Café Pédagogique, en mai 2014 le CHSCT ministériel avait adopté à l’unanimité un avis rappelant que « des milliers de collègues partent en retraite sans avoir pu prendre connaissance de risques encourus pendant leur vie professionnelle ». En effet, l’amiante a été beaucoup utilisé dans la construction des bâtiments scolaires dans les années 60 et 70… Dans le même ordre d’idée, en 2014 toujours, seules 9 académies possédaient une liste des agents exposés aux produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques et la moitié des académies n’avait même pas la liste des produits toxiques...
On a beau tomber de Charybde en Scylla, c’est quand même avec stupéfaction qu’on découvre le nombre de maladies professionnelles reconnues, chez les enseignants. En 2016, seules 101 maladies professionnelles sont déclarées par l’administration de l’EN, alors qu’on compte 950.000 enseignants, soit un indice de fréquence de 1 pour 10.000. A titre de comparaison, l’indice de fréquence est de presque 30 pour 10.000 pour l’ensemble des salariés.
Ce phénomène de sous-déclaration des maladies professionnelles est depuis longtemps pointé du doigt par les rapports du docteur Garcin et les syndicats, pour qui « l’absence de suivi médical, la méconnaissance de la santé des personnels, l’absence de liste des personnels à risque contribuent là aussi à la sous-déclaration des maladies professionnelles ».
Nous sommes livrés à nous-mêmes. Notre santé ne semble pas être un problème, pour l'administration.
Nota : l’EN ne délaisse pas que la santé de ses agents, elle se préoccupe également peu de celle de ses élèves. A l’automne dernier, on pouvait lire dans un rapport accablant de l’Académie de Médecine, plutôt bien relayé par la presse, que « la répartition des médecins de l’éducation nationale en France est très hétérogène, allant de 2000 à 46000 élèves pour un seul MEN. (…) La carence en MEN menace la qualité et l’égalité du dépistage précoce et de la prévention, en particulier pour les grands problèmes de l’adolescence : échec scolaire, addictions, obésité, troubles neuropsychiques ».
Si on veut en lire davantage sur les risques psycho-sociaux chez les enseignants, on pourra se reporter à ce post de blog.
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