Depuis quelques semaines, les instits protestent contre la politique du ministre JM Blanquer. Le 19 mars, lors d’une journée de grève de la fonction publique, le ministère reconnaissait près de 24% de grévistes dans les écoles, un chiffre aussi inattendu qu’élevé (à l’automne, ils étaient seulement 4,25%). Le 30 mars, ils étaient des milliers à manifester un peu partout en France, et le 4 avril, ils étaient encore 14,5% à se priver d’une nouvelle journée de salaire. Ce jour-là, la mairie de Paris annonce même 58% de grévistes et une école sur 3 fermée.
« On regardait plutôt vers le lycée », confie un journaliste, surpris de la mobilisation dans le premier degré. Et pourtant, la fronde des instits, qui sourd aujourd’hui avec la loi Blanquer, plonge ses racines loin dans « l’école de la confiance ».
Automne 2017 – printemps 2018 : boulevard Blanquer
Si les enseignants se sont montrés relativement silencieux durant les 18 premiers mois du quinquennat, c’est que JM Blanquer a dans l’ensemble été plutôt bien accueilli. Il ne faut pas oublier que les profs ont massivement voté Macron au premier tour de la Présidentielle : 38%, contre 23,5% pour le reste de la population, loin devant Mélenchon (23%) et Hamon (15%). JM Blanquer est de plus présenté comme issu du sérail, homme de terrain connaissant les dossiers et nouveau venu (beaucoup d’enseignants ne savent pas qu’il a officié à d’importants postes sous Sarkozy). Par ailleurs JM Blanquer a la très stratégique idée de revenir rapidement sur une mesure de la gauche qui n’était pas ou mal passée : il enterre la semaine de 4,5 jours dont 85% des instits ne veulent plus et rétablit la semaine de 4 jours, désirée par 74% d’entre eux.
Le ministre a la paix pour un moment.
Pourtant les profs comprennent vite que leur pouvoir d’achat va à nouveau partir à la baisse : gel du point d’indice, rétablissement du jour de carence, hausse de la CSG momentanément compensée sans gain de pouvoir d’achat (contrairement aux salariés), report des accords PPCR négociés sous Hollande d’un an (700 millions d’euros d’économies pour le gouvernement sur le dos des profs). Mais ils ne bronchent pas. Certains éditorialistes s’étonnent du peu de réactions des enseignants, malgré la perte du pouvoir d’achat, malgré le gel des créations de postes : « et pourtant l’école frémit mais ne se révolte pas », s’étonne le Figaro. Après quelques mois rue de Grenelle, JM Blanquer est encensé par les médias conservateurs qui font de lui « l’atout réformateur de Macron », « le vice-président », « la nouvelle star ».
A lire : Comment Blanquer est devenu intouchable en quatre mois ; Boulevard Blanquer
Printemps 2018 : ruralité et orange amer
En février 2018, alors que se joue déjà la rentrée de septembre 2018, on commence à comprendre, sur le terrain, ce que vont impliquer les fameuses classes à 12. Puisqu’aucun poste n’est créé, et qu’il en faut des milliers pour dédoubler les classes de CP et CE1 en éducation prioritaire, il faut trouver ces postes ailleurs. Davantage que la quasi-disparition du dispositif « Plus de maitres que de classes », méconnu, c’est la perspective de classes surchargées ailleurs qu’en REP, et surtout la fermeture de classes en zone rurale, qui va déclencher la grogne. Partout les informations convergent, des villes, où des écoles voient leur nombre de classes diminuer, aux campagnes, où des classes ferment alors que les classes à 12 ouvrent. Le Président Macron avait pourtant déclaré, en juillet 2017 : « Il n’y aura plus aucune fermeture de classes dans les zones rurales ». Le sujet enfle et finit par atteindre le grand public : le Président Macron, qui avait fichu une paix royale à JM Blanquer, doit intervenir, on organise un déplacement en région, puis mi-avril carrément un JT chez Pernaud depuis une école rurale, où le Président tente de déminer le terrain.
Les enseignants ne sont pas dupes.
A lire : Classes à 12, le prix à payer ; Macron revient à l’école.
Quasiment au même moment, le ministre Blanquer publie au J.O. quatre circulaires et un guide pour la lecture au CP, vite surnommé « guide orange ». Fidèle à sa stratégie de communication, le ministre fait l’annonce de ces circulaires, censées « guider » les instits, au grand public dans le Parisien avant même d’en avertir les enseignants. Ceux-ci ont le sentiment, face à la com’ ministérielle qui répète à l’envi qu’il faut faire des dictées, du calcul mental, de la grammaire fondée sur une progression (ce que tous les enseignants font), que leur travail est dévalorisé, leurs compétences niées, leur professionnalité remise en cause aux yeux du grand public et notamment des parents d’élèves. A force de jouer l’opinion et les parents, le ministre commence à agacer les instits, dont certains relatent des interventions de parents auprès d’eux, suite à la publication des circulaires et du fameux guide orange.
Celui-ci, même s’il ne concerne que les CP, se révèle ultra prescriptif et rigide, donnant pour ainsi dire aux enseignants une progression semaine par semaine, une méthode et un manuel à suivre. Le guide orange est reçu par une majorité d’instits comme une mise en doute de leur savoir-faire, et une injonction à suivre une méthode unique imposée par le ministère sous couvert de recherche scientifique. La réaction argumentée du chercheur Roland Goigoux, spécialiste de la lecture, qui déclare qu’« imposer une méthode unique est un abus de pouvoir », est très relayée sur les réseaux sociaux. Les enseignants, attachés à leur liberté pédagogique, qui consiste autant dans la liberté de choix des méthodes que dans celle du rythme des apprentissages en fonction d’une classe qu’ils sont les seuls à connaitre en profondeur, reçoivent très mal une petite phrase du ministre : « la liberté pédagogique, ce n’est pas l’anarchie ».
L’impression s’enracine dans les écoles que le ministre, contrairement à ce qu’il clame partout, n’a pas vraiment confiance dans les instits : imagine-t-on un ministre dire aux profs de collège et de lycée ce qu’ils doivent faire et comment le faire, avec quelle méthode et quels manuels ?
A lire : Twitter réagit à la leçon de JM Blanquer ; Lecture : « Imposer une méthode unique est un abus de pouvoir » (R. Goigoux) ; Baron orange (scénario de politique fiction éducative)
Automne – hiver 2018 : #pasdevague et devoir de réserve
Le sentiment que le ministre n’a que faire de l’avis des instits et de leur réalité est renforcé par la découverte, à la rentrée de septembre 2018, de changements dans les programmes commandés durant les vacances d’été par JM Blanquer via le CSP (Conseil supérieur des programmes) dirigé par une fidèle. Avec ces programmes sont fournis des progressions à suivre période par période, niveau par niveau, confirmant que le rythme à suivre est désormais celui dicté par le ministère, plus par la réalité du terrain, les élèves.
Fin 2018, le mouvement #pasdevague fait florès, sur tous les réseaux sociaux, dans les médias, des profs racontent comment ils doivent faire face, seuls, aux difficultés rencontrées sur le terrain et se heurtent à l’omerta institutionnelle.
C’est précisément le moment où le ministre dévoile son projet de « loi pour l’école de la confiance », dont l’article 1 consiste en un renforcement du devoir de réserve des enseignants, jusque-là jurisprudentiel. L’étude d’impact qui détaille les modalités d’application de l’article de loi, s’inspire d’une affaire d’agression sexuelle pour sanctionner tout enseignant « portant atteinte à la réputation du service public », notamment ceux qui « chercheront à dénigrer auprès du public » l’institution scolaire, y compris sur les réseaux sociaux. La réaction des profs est forte, l’article 1 est vécu comme un projet de musellement, et un nouveau hashtag voit le jour afin de clamer la volonté de dire ce qu’on pense haut et fort : #jesuisenseignant.
Au tournant de 2019 le collectif les Stylos Rouges voit le jour sur les réseaux sociaux, il suffit de lire les discussions sur Facebook, Twitter, les forums d’enseignants pour comprendre qu’un cap est franchi dans la colère.
Janvier est traditionnellement le mois où, depuis des années, les profs découvrent leur fiche de paie en berne, janvier 2019 n’échappe pas à la règle, et le pouvoir d’achat des enseignants revient sur le tapis. JM Blanquer fait le tour des médias à la rentrée de janvier pour dire à quel point il est conscient du problème. Il parle d’heures supplémentaires : les instits n’en font pas ; il parle de 1000 € annuels supplémentaires à la fin du quinquennat pour les instits débutants, cela concerne moins de 5% des instits. On reste sans nouvelle de l’observatoire du pouvoir d’achat des profs dont le ministre avait annoncé la création à l’automne.
A lire : Pendant les vacances, le ministre change les programmes ; Rue de Grenelle, les signes d’une gouvernance dirigiste et autoritaire s’accumulent ; Programmes : la consultation fantoche de JM Blanquer ; Un prof a-t-il le droit de dire ce qu’il pense ? ; Comment dire la colère enseignante ?
Printemps 2019 : la loi Blanquer devant l’Assemblée
On comprend mieux peut-être pourquoi, au moment où le ministre présente sa loi devant les députés, beaucoup d’instits sont assez remontés. La semaine de débats à l’Assemblée va exposer la loi, décortiquée, et les propos du ministre. On s’aperçoit que l’article 1 est à peine retouché alors que JM Blanquer avait promis de le faire ; on peine à comprendre l’abaissement de l’âge obligatoire d’instruction à 3 ans (98% des petits français vont déjà à l’école à cet âge), une mesure perçue comme un cadeau fait aux écoles maternelles privées ; on comprend qu’à tous les étages le ministère prend le contrôle des instances et de la hiérarchie ; on secoue la tête avec dépit quand, le soir venu, on voit les médias se préoccuper surtout de drapeau, de Marseillaise, de "parent 1" et "parent 2".
Surtout, c’est un amendement passé en commission, qui met le feu aux poudres : la création des Etablissements publics des savoirs fondamentaux (EPSF) permettra de placer plusieurs écoles sous la tutelle administrative d’un collège, sans consultation des Conseils d’école. Le sort du directeur d’école, personnage central de la vie scolaire, clé de voûte du système et interlocuteur privilégié des parents, est passé sous silence. Le responsable de l’école est désormais un « chef d’établissement adjoint du principal, en charge du premier degré ». Le choc est profond pour les instits, qui n’avaient rien vu venir. Le texte est voté par les députés, malgré l’émoi suscité sur les réseaux sociaux, où les propos contradictoires des députés LREM, du ministère, ne font qu’ajouter au sentiment de flou.
Le ministre a beau jeu de dénoncer ensuite, au lendemain de la mobilisation du 30 mars qui voit des dizaines de milliers d’enseignants et de parents défiler dans les rues, le « festival de bobards toute la semaine dernière » : « Ce qui est désolant dans cette mobilisation d’hier, c’est qu’elle est basée sur la base d’intoxications données par certains ».
Depuis, devant la levée de bouclier, parce que les instits se mobilisent, parce que les parents leur ont emboité le pas, interpellant les élus locaux et les sénateurs appelés à voter la loi en deuxième lecture début mai, le ministre a fait plusieurs fois le tour des médias et écrit aux directeurs d’école afin de rassurer tout le monde : on aurait mal compris ses intentions, mal interprété le texte de loi, laquelle va être récrite, amendée, précisée, il ne faut pas s’inquiéter, le directeur d’école ne va pas disparaitre, bien au contraire, les écoles auront leur mot à dire, etc.
Dans ce contexte brûlant, le suicide de Jean Willot, instit modèle accusé abusivement par un parent d’élève de « violence aggravée sur mineur », est un coup de tonnerre pour l’école. Dans toutes les salles des maitres, on s’identifie à Jean Willot, on se dit que cela auraIT pu arriver à n’importe lequel d’entre nous, on se demande comment on aurait réagi. Les instits se sentent plus exposés que jamais, ignoré par une institution qui cherche à étouffer l’affaire, cinq mois à peine après #pasdevague. Le ministre met dix jours avant de réagir discrètement, sur Twitter. L’école de la confiance a du plomb dans l’aile.
A lire : Loi Blanquer : économies, défiance et volonté de contrôle ; Jean Willot, un suicide qui secoue l’école
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