Loi Blanquer : économies, défiance et volonté de contrôle

@AFP

La semaine dernière les députés ont voté la "loi pour l’école de la confiance", déjà appelée Loi Blanquer. Les discussions ont duré cinq jours à l’Assemblée, 26 articles et plus de 1000 amendements ont été examinés au pas de charge. Dans les médias il a été pas mal question de drapeau, de Marseillaise, mais beaucoup moins du plus important. C’est qu’il est difficile de s’y retrouver, avec cette loi, qui devrait pourtant fortement impacter l’école dans les années à venir. Et qui ne parle quasiment pas des élèves.

Poudre aux yeux

Ainsi donc il y aura désormais un drapeau français et un drapeau européen dans toutes les classes, aux côtés des paroles de la Marseillaise et d’une carte de la France. Voici une de ces mesures parfaitement inutiles, qui ne développera évidemment ni les compétences civiques ni l’amour de la Nation chez les élèves, jettera l’argent par la fenêtre et ne remédiera à aucune des difficultés de l’école. Dans le même genre, l’adoption de l’amendement imposant l’indication des termes "parent 1" et "parent 2" en lieu et place de "père" et "mère" a fait beaucoup parler mais ne consiste en rien en une révolution, de nombreux établissements utilisant déjà les mentions "représentant légal 1" et "représentant légal 2". On a au moins évité d’autres amendements fantoches, l’inévitable uniforme a encore essayé de faire son retour par la fenêtre de droite, cette fois-ci accompagné de la version prof, puisque qu’une "tenue conforme à l’autorité que doit inspirer un enseignant" a été demandée, si, si, l’autorité réside dans le pantalon à pinces, c’est bien connu.

Ces questions fondamentales ont occupé une bonne partie des députés en début de semaine, c’est dire si on n’a pas perdu de temps, elles ont également constitué l’essentiel du traitement médiatique, les mass-médias et le grand public raffolent de ces mesures basiques, faciles à comprendre et sans intérêt. Le ministre aussi : pendant ce temps-là, on ne parle pas de ce qui fâche vraiment.

Les principales mesures

Il y a pourtant des articles très importants, dans cette loi.

- le fameux article 1 sur le renforcement du devoir de réserve des enseignants a bien été adopté, le ministre y tenait manifestement beaucoup, le texte a été à peine retouché, et de manière sibylline (avec l'apparition du terme d'"exemplarité") malgré les nombreuses interventions en séance de députés alertés par le monde enseignant. L’inquiétude des enseignants quant à leur liberté de parole est renforcée, le signal lancé à la hiérarchie de l’EN est fort, certains DASEN et IEN n’attendaient que ça pour réduire les profs au silence et sanctionner ceux qui donnent leur avis sur l’institution ou la politique du ministère (il n’est qu’à voir cette lettre intimidante). On pourra relire ce billet écrit il y a quelques semaines sur la question : « Un prof a-t-il le droit de dire ce qu’il pense ? ».

- désormais l’instruction est obligatoire à 3 ans : cette mesure, qui justifiait le recours à la loi, intrigue. En effet 98% des enfants de 3 ans sont déjà scolarisés en France, le pays de l’OCDE où ce taux est de loin le plus élevé (seuls 26000 enfants seraient concernés par cette mesure). Alors pourquoi faire une loi juste pour ça ? La symbolique ? Ce qui est sûr, c’est que les écoles privées en sortent gagnantes, puisque les mairies, qui doivent financer une partie des charges des écoles privées sous contrat (notamment les personnels municipaux que sont les ATSEM), vont devoir mettre la main à la poche, on parle de 150 millions d’euros (chiffre de la RFVE, Réseau français des villes éducatrices). « Avec pour conséquence de devoir économiser sur les budgets de l’école pour financer ce nouveau forfait ! Concrètement, ce seront moins d’ATSEM et moins de crédits de fournitures pour les écoles communales », signent une vingtaine d’élus dans l’Obs. Notons que pour les deux années scolaires à venir (pour l'instant), la possibilité est offerte aux parents d'inscrire leur enfant dans un "jardin d'enfant" entre 3 et 6 ans (article 4 bis), mesure qui montre l'ambivalence de la loi : renforcer une instruction à 3 ans déjà validée par les faits et dans le même affaiblir l'école maternelle...

- le pré-recrutement et la formation des enseignants ont été revus : le ministre a vendu ce volet comme un des « plus beaux dispositifs de la Loi », « éminemment social ». Les étudiants préparant le concours pourront percevoir un salaire dès la deuxième année de licence, en échange d’heures de présence dans les établissements, prenant progressivement des responsabilités dans les classes durant leur cursus (L3 puis M1). 3000 étudiants seront concernés chaque année. Présentée comme une mesure de formation, elle permettra surtout de créer un vivier d’« enseignants » à bas coût et donc de faire des économies et de pallier en partie la crise du recrutement, plus forte que jamais. Par ailleurs la création des INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) permettra au ministère, quelques années à peine après la mise en place des ESPE et sans véritable bilan, de reprendre en main la formation des enseignants, sur le fond et sur la forme : les directeurs des INSPE seront nommés par le ministère et le contenu de la formation sera sous contrôle puisque les députés ont voté l’obligation d’un référentiel de formation dicté par le ministère.

- le ministère a également fait main basse sur l’évaluation de l’école : le CNESCO (Conseil national d’évaluation du système scolaire) a, en quelques années d’existence, fait la preuve à la fois de son indépendance et de sa pertinence dans ses rapports, fréquemment poil à gratter des gouvernants. Le voici pour ainsi dire supprimé par la loi, ne reste de lui qu’une coquille vide aux missions indéfinies. L’évaluation de la politique publique est désormais confiée au CEE, Conseil d’évaluation de l’école, prochainement créé. Plusieurs députés se sont battus pour que la composition du CEE ne soit pas trop orientée, mais leurs amendements ont été repoussés un à un : au final, le ministère a installé un organe de contrôle dirigé par 14 membres dont 10 seront directement nommés par le ministre (4 représentants du ministère et 6 personnalités expertes) plus 4 parlementaires. Le député Patrick Hetzel résume ainsi la manœuvre du ministre : « Vous êtes en train de mettre en place un véritable dispositif de mise sous contrôle de l’évaluation de la politique éducative dans notre pays ». De fait, l’impression est forte que le ministère s’évaluera pour ainsi dire lui-même. Par ailleurs, le CEE se verra aussi confier l'évaluation des établissements, dont on espère qu'elle ne débouchera pas sur leur mise en concurrence.

- c’est la surprise du chef, et l’une des mesures explosives de la loi : la possibilité donnée au Préfet ou aux collectivités locales après avis de "l’autorité de l’Etat compétente en matière d’éducation" (le DASEN, le recteur ?) de créer des "Etablissements public des savoirs fondamentaux" (EPSF), qui placeront plusieurs écoles primaires sous la tutelle d’un collège. Il ne s'agit pas d'une mesure de liaison pédagogique, mais bel et bien d'une annexion administrative d'écoles primaires par un collège qui ne requiert ni l'avis du Conseil d'école, ni celui du Conseil d'administration du collège, ni celui du Conseil école-collège, bref, ni des enseignants ni des parents. Fait étonnant, cette mesure ne figurait pas dans le texte du projet de Loi et a été ajoutée quelques jours avant le passage devant les députés par un amendement en commission, sur proposition d’une députée LREM, Cécile Rilhac. Une fois l’EPSF créé, l’école disparait administrativement (on note le passage sémantique d’« écoles » à « classes du premier degré » au fil des articles…), les enseignants de primaire sont sous l’autorité du principal du collège aidé dans sa tâche par un « chef d’établissement adjoint, en charge du premier degré ». Beaucoup de questions restent sans réponse, notamment sur la responsabilité du financement et la place du directeur actuel. Disparait-il purement et simplement ? Qui s’occupera de ses missions, celles qui demandent une présence dans l’école ? Qui sera le référent des parents, pour qui le directeur de l’école est un phare ? Et quid des Inspecteurs, qui ne seront plus les n+1 des instits ? Français Jarraud a raison d’évoquer « une secondarisation du primaire dont on voit mal encore les conséquences » dans le Café pédagogique, où il faut absolument lire la tribune de Sylvie Plane (ex-membre du Conseil supérieur des programmes) qui dresse un tableau très précis de ce qui attend l’école et qui explique parfaitement en quoi la mesure permettra de faire des économies d’échelle assez conséquentes, tiens tiens.

- enfin, niché au cœur de l’article 8 qui valide l’élargissement des expérimentations pédagogiques, on trouve cette phrase : « Ces expérimentations peuvent concerner (…) la répartition des heures d’enseignement sur l’ensemble de l’année scolaire », autrement dit, la porte est ouverte à l’annualisation du temps de service des enseignants, cette marotte de la droite. Sur la question on invite le lecteur à lire ce billet écrit en réaction aux propos du sénateur Longuet qui demande depuis des années l’annualisation.

Blanquer stratège

Le texte de la loi et son passage devant l’Assemblée ont dans un premier temps laissé les observateurs un peu perplexes devant l’apparent manque de cohérence et l’éclatement des mesures. Le Café pédagogique s’interroge, est-ce « un texte majeur ou mineur » ? L’historien de l’éducation Claude Lelièvre relève quant à lui « le manque de "colonne vertébrale" (et de "sens d’ensemble") » et « la prolifération et la diversité échevelée des amendements déposés. On n’avait jamais vu cela, pour une loi de cet ordre ».

Mais il apparait en réalité que le ministère a parfaitement joué sa partition, qu’il savait très bien où il allait, éparpillant les articles sans les lier, jouant avec les amendements, noyant les mesures essentielles parmi les accessoires, bien aidé dans son entreprise par les députés LREM. La création des EPSF en est l’exemple le plus édifiant : on pourrait s’étonner qu’une mesure à l’impact aussi important soit passée par un simple amendement. Mais le fait de passer par un amendement (déposé en commission, ce qui n’est pas tout à fait pareil qu’en lecture) a permis de faire l’économie d’un passage devant le Conseil d’état, d’éviter la consultation et de court-circuiter les corps intermédiaires (Conseil supérieur de l’éducation, syndicats), enfin de ne pas avoir à fournir une étude d’impact qui détaille la mesure et ses implications. « Ils inventent une structure administrative qui peut changer profondément l’organisation de l’école sans qu’un débat ait lieu » pestent les syndicats. Le Café Pédagogique parle d’un « choix politique fait par le ministre de s’affranchir de tout contrôle en procédant par amendement ». Le procédé a également heurté l'Association des maires de France : "Nous sommes choqués que ce texte, qui aura un impact fort sur le maillage territorial, ait pris la forme d'un amendement. Aucune étude d'impact n'a été réalisée sur le statut des personnels, sur les conséquences sur les transports, les coûts aux collectivités. Il n'y a eu aucune concertation avec les acteurs de terrain. C'est extrêmement inquiétant !".

Dans les faits, la loi pose mine de rien, presque sans en avoir l’air, les jalons d’une réorganisation en profondeur du système éducatif. Les syndicats se sont fendus d’une lettre commune pour dire qu’ils n’étaient pas dupes : « Alors qu’il devait s’articuler autour de l’obligation d’instruction ramenée à 3 ans, le projet de loi dit Blanquer "Pour une école de la confiance" est devenu, au fur et à mesure de ses évolutions, un texte qui bouleverserait le fonctionnement du système éducatif. Ce projet de Loi prépare d’autres réformes profondes pouvant être affranchies de discussions préalables de par les nombreux amendements intégrés ».

Vainqueur d’une vraie partie d’échecs législative, le ministre-qui-avait-dit-qu’il-ne-ferait-pas-de-loi-à-son-nom est arrivé à ses fins. Sa loi se caractérise par au moins trois aspects saillants :

- une obsession du contrôle, à travers une véritable reprise en main de tous les pouvoirs et leur centralisation au ministère : contrôle des enseignants (devoir de réserve), contrôle des maquettes de formation initiale et continue, contrôle de la gouvernance à tous les étages (nominations décidées par le ministre à la tête des INSPE, nomination de 10/14 des membres du CEE, possibilité de modifier par ordonnance la composition les Conseils départementaux et académiques de l’EN...), contrôle des établissements secondaire avec le transfert de compétences majeures du Conseil d’administration aux commissions permanentes (plus faciles à maitriser avec moins de profs et d’élus locaux…), contrôle de l’évaluation de la politique mise en œuvre (mise hors-service du Cnseco indépendant, création du CEE sous tutelle du ministère)…

- une vraie défiance envers les enseignants : contrôle de leur parole par le renforcement du devoir de réserve, contrôle des contenus de formation par la mise en place d’une maquette décidée au ministère et mise en œuvre dans des établissements dirigés par des personnes nommées par le ministère, mise sous tutelle dans les EPSF des enseignants du premier degré… On trouve là un prolongement à la défiance déjà observée au printemps dernier notamment envers les professeurs des écoles (guide orange, circulaires).

- la volonté de faire des économies, qui seront substantielles avec la possibilité offerte aux étudiants pré-recrutés de tenir une classe, mais aussi dans la création des EPSF ainsi que l’a très bien montré Sylvie Plane. Il ne faut jamais oublier que l’objectif plus ou moins avoué est de faire 50 000 postes d’économies dans l’école sur le quinquennat : ainsi, la réorganisation en cours de la formation des enseignants a pour but de libérer 25 000 postes de fonctionnaires stagiaires au budget.

Et les élèves dans tout ça ? Quasiment pas un mot dans le texte de loi. Les élèves, après tout, c’est notre travail à nous, enseignants.

 

Edit du 20 mars : la question des EPSF a fait coulé beaucoup d'encre depuis  ; un appel aux sénateurs, aux maires et aux parents a été lancé à travers une lettre que l'on pourra signer ici.

Devant la mobilisation, le ministre a communiqué via les réseaux sociaux, se voulant rassurant et semblant donner des gages à la la communauté éducative sur la question, notamment, des directeurs d'école ; ces déclarations sont à mettre en rapport à celles faites devant l'Assemblée, très floues... Détails dans ce papier du Café.

Nota : pour prolonger, quelques lectures :

La tribune de Sylvie Plane dans le Café pédagogique.

Sur le devoir de réserve : "Un prof a-t-il le droit de dire ce qu'il pense ?"

Sur l’annualisation du temps de service : "Annualiser le temps de travail des profs ? Chiche !".

Sur la gouvernance du ministère : "Rue des Grenelles les signes d'une gouvernance dirigiste et autoritaire s'accumulent".

Et histoire de se détendre un peu : "Baron orange, saison 2 : opération Chiron".

Suivez l'instit'humeurs sur Facebook et sur Twitter @LucienMarboeuf.