Quinze jours après la publication par le ministre Blanquer de ses quatre circulaires et de son "guide orange" sur la lecture au CP, voici une analyse à la fois synthétique et complète, assez nettement au-dessus de la mêlée. Elle provient de Roland Goigoux, chercheur spécialiste de la lecture, formateur et auteur d’une étude référence sur le sujet. Dans une lettre aux formateurs, il explique en quoi le guide orange est suspect scientifiquement et fait peser un danger sur les pratiques enseignantes efficaces qui ne seraient pas en phase avec sa doxa.
« D’inégale valeur sur le plan scientifique »
Pour Goigoux, le guide orange est « d’inégale valeur sur le plan scientifique » et « comporte de nombreuses contradictions, on devine une pluralité de rédacteurs ». Impossible cependant de savoir qui, le guide n’étant pas signé. Le ministre avait vanté « un travail issu d’une intelligence collective, réalisé sur la base des recherches les plus avancées », rédigé avec l’expertise du Conseil scientifique de l’Education nationale (CSEN) installé par le ministre lui-même en janvier dernier. Mais Goigoux dit autre chose : « Les rédacteurs mentionnent que le guide a été relu par quelques-uns de ses membres sans préciser lesquels. Le conseil n’a pas été saisi, il a même été court-circuité, ce qui laisse planer un doute sérieux sur son utilité présente et future. Notre collègue clermontois Michel Fayol qui coordonne en son sein le groupe chargé d’étudier les manuels de lecture au CP a découvert le guide sur internet après sa publication. Cette démarche discrédite les conclusions que le CSEN devait livrer dans quelques semaines. Le ministre avait assuré que les recommandations seraient fondées « sur les résultats d'expérimentations et à la lumière de la recherche la plus récente ainsi que de la comparaison internationale ». Cette exigence nous réjouissait mais malheureusement elle n’a pas été respectée : aucune expérimentation n’a validé la méthode promue par le ministère et aucune comparaison internationale n’a conclu à sa supériorité ».
Précis, Goigoux affine : « Le guide formule des conclusions abusives et comporte des oublis importants, par exemple sur l’écriture et la compréhension. Ses rédacteurs convertissent imprudemment de simples hypothèses de recherche en recommandations. La planification de l’étude des correspondances graphèmes-phonèmes présentée pages 55 à 61, par exemple, est fondée sur une analyse linguistique rigoureuse mais elle n’a jamais été expérimentée en classe de manière probante. Elle n’est, de surcroit, pas cohérente avec celle proposée par le manuel valorisé dans le guide quelques pages plus loin. Les chercheurs doivent donc mettre en garde les enseignants, les formateurs et les inspecteurs contre certaines affirmations péremptoires non étayées sur des résultats scientifiques, notamment sur la méthode syllabique radicale. Nos collègues des sciences de la santé en feraient autant si leur ministre recommandait un médicament avant d’en avoir testé les effets. La seule recherche dont dispose le ministère pour justifier son choix est celle de Jérôme Deauvieau, un sociologue membre du conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN) et proche collègue des auteurs du manuel préconisé. Mais cette étude présente de si graves défauts méthodologiques qu’elle n’a jamais été publiée par une revue scientifique : elle compare par exemple les performances d’élèves en fin de CP sans avoir pris soin de les évaluer au début de l’année. Elle ne permet donc pas d’affirmer la supériorité d’un manuel testé dans 5 classes sur un autre ».
A contrario, l’étude Lire-Ecrire au CP dirigée par Goigoux, fait référence : 2500 élèves concernés, dans 131 classes réparties sur 16 académies, 60 chercheurs, 20 docteurs et doctorants de 13 universités ont travaillé pendant deux ans, rendant une étude qui a donné lieu à une vingtaine de publications scientifiques et été reprise lors de la Conférence de consensus du Conseil national d'évaluation du système scolaire (CNESCO) en 2016. Mais, regrette Goigoux, les rédacteurs du guide orange « ne mentionnent notre travail que lorsque nos conclusions vont dans leur sens. Dans le cas contraire, ils les passent sous silence ».
« Une exigence radicale infondée »
Goigoux rappelle qu’un consensus existe entre chercheurs sur « la nécessité d’un enseignement explicite des correspondances graphèmes-phonèmes, d’un entrainement au déchiffrage et à la lecture à haute voix et sur l’importance des activités d’écriture ». C’est globalement ce que dit aussi le guide orange, mais pour mieux faire « l’apologie d’une méthode syllabique radicale alors que celle-ci ne devrait rester qu’une modalité parmi d’autres de cet enseignement ». Pour Goigoux, « la méthode syllabique n’a pas le monopole de la concrétisation de ces exigences ».
Le ministre et son guide promeuvent en effet une méthode syllabique radicale, pure, où ne seraient proposés aux élèves que des mots « exclusivement composés de graphèmes dont la valeur sonore a été préalablement enseignée », excluant ainsi de nombreux mots fréquents et des connecteurs indispensables à des lectures variées et authentiques, condamnant les élèves à des écrits artificiels du type « la sole asséchée allèche le chat ». Goigoux y voit là « exigence radicale infondée ». « Ne jamais proposer des mots qui ne contiennent pas le graphème de la leçon du jour et de toutes les leçons précédentes » (p. 32) obligerait, par exemple, les enseignants à supprimer de leurs affichages muraux à peu près tout ce qui s’y trouve aujourd’hui. Les interdictions de faire mémoriser des mots entiers, de procéder par analogie et de prendre appui sur le contexte conduiraient les maitres à brider la curiosité et le raisonnement de leurs élèves, c’est-à-dire à faire le contraire de ce que les sciences cognitives recommandent unanimement ».
De fait, Stanislas Dehaene lui-même, le neuroscientifique spécialiste en psychologie cognitive expérimentale placé comme caution scientifique à la présidence du CSEN par JM Blanquer, écrit* : « Ne soyons pas des extrémistes du b-a, ba ou de la régularité orthographique ! Pour que l’enfant puisse lire rapidement de petits textes qui ont un sens, enseignons-lui sans tarder certains mots de haute fréquence, même s’ils ne sont pas réguliers. En effet les mots irréguliers les plus fréquents sont des « mots outils ». Dehaene cite par exemple les articles les, des, aux, les pronoms nous, mes, ils, tes, les auxiliaires suis, es, est, as et de nombreux connecteurs comme vers, dans, sans, quand, mais. « Ces mots-outils (…) peuvent être appris par cœur au cours de la première année de lecture ». Visiblement, Dehaene n’a pas participé à la rédaction du guide orange…
A rebours des recherches sur lesquels il prétend s’appuyer, le ministre préconise l’utilisation d’un manuel de lecture unique au CP, fondé sur la syllabique pure. Goigoux ne veut pas pour autant jeter ledit manuel aux orties : « Il a toute sa place dans la palette des possibles. Les maitres qui l’utilisent lui trouvent des vertus et ils le complètent avec de nombreuses autres activités ». Goigoux explique juste que « si d’autres options didactiques que celle préconisée par le guide sont fondées, les disqualifier et imposer une méthode unique est un abus de pouvoir ».
L’efficacité des enseignants n’a rien à voir avec le manuel utilisé
Si le ministre croit en une recette radicale miracle, une notice portée par un manuel unique, ce n’est pas ce que conclut la recherche. « Nous avons montré, par exemple, que les professeurs des écoles qui utilisaient un manuel syllabique n’avaient pas de meilleurs résultats que les autres enseignants expérimentés. Et qu’il n’y avait pas non plus de différence significative avec ceux qui enseignaient sans manuel, toutes choses égales par ailleurs. Parmi les 18 enseignants les plus efficaces dans le domaine de la maitrise du code alphabétique, c’est-à-dire parmi ceux qui faisaient le plus progresser leurs élèves (différence significative au sein d’un échantillon de 131 enseignants expérimentés), on en trouvait 2 utilisant un manuel syllabique, 1 un manuel phonique, 8 un manuel que le ministère qualifierait de « mixte » et 7 sans manuel. Ces derniers (15 sur 18), aujourd’hui félicités par leur hiérarchie, seront-ils demain fragilisés et disqualifiés aux yeux des parents d’élèves ? Toutes les pratiques pédagogiques ne se valent pas, c’est vrai, mais la variable « méthode » (ou manuel) est une variable trop grossière pour expliquer les différences d’efficacité. Notre étude a permis d’identifier une dizaine de critères permettant de caractériser les pratiques efficaces, ceux-ci ne sont pas l’apanage d’une méthode ou d’un manuel particulier ».
Goigoux donne l’exemple de madame Martin, enseignante en CP depuis 10 ans. « Ses élèves venaient en classe avec plaisir et tous, chaque année, réussissaient. Les maitres de CE1 se réjouissaient de les accueillir l’année suivante car ils étaient d’excellents lecteurs et scripteurs. Les parents usaient de tous les stratagèmes pour que la directrice de l’école inscrive leur enfant dans sa classe bien que madame Martin n’utilise plus de manuel depuis plusieurs années. L’inspecteur de l’Éducation nationale soulignant son efficacité et son respect des programmes en vigueur lui avait attribué une excellente note pédagogique. Nous avons évalué les progrès de ses élèves, ils étaient très nettement supérieurs à ceux de la moyenne de notre échantillon. L’efficacité de son enseignement tenait pour beaucoup à l’importance et au soin qu’elle accordait aux tâches d’écriture : la calligraphie, la copie après disparition du modèle, la dictée, les essais d’écriture et la production de textes. Dès la rentrée, les élèves étaient incités à encoder eux-mêmes de multiples messages ou des légendes qui accompagnaient leurs dessins. La maitresse les encourageait dans leurs tâtonnements et leur apportait des aides immédiates pour rectifier leur orthographe balbutiante. Si l’on suivait le guide ministériel, ces pratiques ne devraient plus avoir cours ». En donnant une norme à suivre sans discussion, les auteurs disqualifient de fait le travail d’enseignants efficaces comme madame Martin.
Stratégie politique
Pour Goigoux, le ministre a choisi de cliver plutôt que de renforcer les consensus établis par les conférences du CNESCO sur la lecture et sur l’écriture. « En sciences politiques, on parle à ce sujet de stratégie disruptive relayée par une intense communication médiatique. Tout se passe comme si le ministère jugeait que trop d’enseignants n’accordent encore pas assez d’importance au déchiffrage et qu’il fallait leur adresser un message fort. Autrement dit, pousser le bouchon très loin pour obtenir un déplacement modéré mais significatif des pratiques professionnelles. Cette stratégie nous semble contestable car elle fragilise l’ensemble de la profession aux yeux de l’opinion publique. Notre connaissance du terrain scolaire et les observations à grande échelle des soixante universitaires qui composent notre groupe à l’Institut français de l’Éducation nous incitent à penser que seule une minorité d’enseignants a besoin d’être alertée sur ses choix pédagogiques et que l’imposition d’une méthode aussi caricaturale n’est pas un bon moyen pour l’aider à évoluer ».
« Il aurait été si simple d’en rester à une mise en garde des enseignants contre les outrances d’un enseignement pseudo-constructiviste et de leur proposer de meilleurs dosages entre activités », résume Goigoux, qui s’inquiète pour les enseignants qui n’entreraient pas dans le moule : « Si les inspecteurs de l’Éducation nationale n’agissent pas avec discernement en observant les pratiques en classe et s’ils en restent au seul critère du choix de manuel, on peut craindre que de nombreux professeurs soient inquiétés, notamment ceux qui utilisent des manuels non étroitement syllabiques et ceux qui n’utilisent pas de manuel. Ce serait un terrible gâchis : fragiliser une majorité d’enseignants qui travaillent sérieusement pour aider une infime minorité à remettre un peu d’ordre dans leur méthodologie ».
Goigoux sent bien qu’au-delà du guide orange, que peu liront, se joue autre chose : « Les recommandations du guide n’ont pas force de loi mais il faudra que les enseignants soient solides et solidaires pour conserver leur autonomie. D’autant plus que la communication médiatique du ministère a aussi pour objectif de donner aux parents d’élèves les moyens de faire directement pression sur eux ». Un peu plus loin, il révèle que c’est déjà le cas, par exemple pour madame Martin : « Celle-ci nous a informés que les parents de ses futurs élèves viennent de lui demander si, à la rentrée 2018, elle utiliserait bien un manuel labélisé par l’Éducation nationale ».
Se dessine alors une nouvelle stratégie ministérielle, à laquelle on n’ose croire : et si le ministre, conscient que les enseignants se saisissent comme ils le veulent de ce type d’injonctions ministérielles, communiquait sciemment en direction des parents, ainsi qu’il le fait à longueur d’interviews, afin de faire d’eux le bras armé de son projet ? Quoiqu’il en soit, on souhaite bon courage aux collègues de CP, pour la prochaine réunion de rentrée avec les parents d’élèves.
* Apprendre à lire, des sciences cognitives à la salle de classe, Odile Jacob.
Nota : On recommande chaudement la discussion dans Le Monde entre Roland Goigoux et Laurent Cros, deux courants, deux pensées différentes sur la question de l'apprentissage de la lecture. L'échange est de belle tenue, démontre qu'un débat serein est possible et confirme l'existence d'un vrai consensus. Malheureusement l'article est réservé aux abonnés... 🙁
Par ailleurs, la lettre de Goigoux est lisible ici. Le rapport Lire Ecrire au CP est accessible là, sa synthèse ici. Le dossier de synthèse de la conférence de consensus du CNSECO est consultable là.
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