Baron orange (scénario de politique-fiction éducative)

SCENE 1. MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE. BUREAU DU MINISTRE. INTERIEUR / AUBE.

Le ministre est devant la fenêtre. Il regarde le lever de soleil, orangé, à l’horizon. La porte s’ouvre, Daniel, le DIRCAB, entre. Il a l’air à la fois frais et fatigué. Le ministre ne se retourne pas, il fera toute la scène face à la fenêtre, baigné dans la lumière de l’aube.

 

LE MINISTRE. Bonjour Daniel. Avez-vous avancé sur le dossier lecture ?

LE DIRCAB. A vrai dire… j’ai été occupé par le dossier "Chorale en classe", donc...

LE MINISTRE. Dites-moi où vous en êtes. Le niveau baisse, les élèves ne savent plus lire. A votre avis, pourquoi, Daniel ?

LE DIRCAB (consulte ses notes). D’après une méta-analyse portant sur le sujet, il semblerait que les causes soient multifactorielles : taille des classes, mixité sociale, background socioculturel, contexte familial, typologie des quartiers et des écoles, diversité des profils d’élèves, variété des pratiques enseignantes…

LE MINISTRE. Des conneries ! Il y a une explication, claire, nette, toute la recherche va dans ce sens : la coupable, c’est la méthode globale !

LE DIRCAB (cherche dans ses notes, semble perdu, fait tomber une ou deux feuilles). Je… C’est-à-dire que… Enfin, il semblerait quand même que la méthode globale n’existe plus tellement, globalement…

LE MINISTRE. Vous êtes naïf, Daniel ! Vous savez pourquoi vous ne l’avez pas trouvée, la globale ? Parce qu’elle est cachée ! Elle est partout, elle est dans chaque méthode qui n’est pas purement syllabique !

LE DIRCAB.

LE MINISTRE. Je vais vous dire, ce qu’on va faire : on va interdire les méthodes qui ne sont pas strictement syllabiques. Il est temps de revenir aux méthodes qui ont fait leurs preuves et d’éliminer les autres ! C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures confitures, la recherche est catégorique.

LE DIRCAB. … D’accord monsieur le Ministre. Vous voulez écrire de nouveaux programmes ?

LE MINISTRE. Non… Les derniers sont à peine en place, les Français ne comprendraient pas qu’on arrive et qu’on change tout. C’est ce que les autres font depuis toujours or nous, on n’est pas comme les autres. On ne change pas tout, on modifie les choses en douceur.

LE DIRCAB. Mais, déjà que les enseignants ne suivent pas toujours les programmes, alors si on ne change même pas les programmes, comment changer les enseignants ?…

LE MINISTRE (sourire, regard vers l’horizon). On va écrire un guide.

LE DIRCAB. Un guide pédagogique ?

LE MINISTRE (s’énerve). Pas de gros mot, Daniel ! Allez, une pièce dans la boite !... (Le DIRCAB sort une pièce de la sa poche et la glisse dans une boite où figure la mention « gros mots et énormités »). Non, un guide qui explique aux enseignants ce qui est bien, pas bien, ce qu’il faut faire, pas faire, en s’appuyant sur la recherche, bien entendu.

LE DIRCAB. Bien entendu. Je contacte le Conseil scientifique ?

LE MINISTRE. Ca ira, pas la peine, Daniel, je maitrise le sujet. On va écrire le guide, un manuel de bonne conduite à l’intention des enseignants, pour leur faire comprendre que la fête est finie, mais gentiment, hein, toujours dans « l’école de la confiance ».

LE DIRCAB. Bien entendu. L’école de la confiance.

LE MINISTRE. On leur dit qu’un manuel sera bientôt publié et qu’ils ont intérêt à l’utiliser. Terminé les conneries. C’est l’avenir de la nation qui est en jeu, Daniel ! Ils n’ont pas l’air de s’en rendre compte, dans leurs classes !

LE DIRCAB. Mais, monsieur le ministre, vous savez comme moi que les enseignants ne lisent pas ce genre de guide, et ceux qui les lisent en font ce qu’ils veulent…

LE MINISTRE (sourire machiavélique). Je sais bien, Daniel… C’est là qu'il faut savoir être disruptif… On va les surveiller.

LE DIRCAB (perplexe). … Vous voulez mettre des caméras ? Qu’on surveille leurs commandes ? En même temps, s’il n’y a plus qu’un seul manuel, ce n’est plus la peine de les surveiller, les commandes !

LE MINISTRE. Faux, il y a ceux qui n’utilisent pas de manuel. Comme si on pouvait se débrouiller sans…

LE DIRCAB. … Il y a bien les inspecteurs et les conseillers pédagogiques, on peut mettre la pression sur les recteurs et les DASEN pour qu’ils mettent la pression sur les inspecteurs qui mettront la pression sur les enseignants en vérifiant en début d’année qu’ils ont bien le manuel…

LE MINISTRE. Hum, pas mal, Daniel… Mais ça ne suffit pas. Une fois l’inspecteur parti, l’enseignant pourra faire ce qu’il veut.

LE DIRCAB. Pff, toujours cette liberté pédagogique…

LE MINISTRE (énervé). Une pièce dans la boite, Daniel ! (Le DIRCAB glisse une nouvelle pièce). La liberté pédagogique c’est l’anarchie ! Il faut trouver une solution pour mettre en place une surveillance toute l’année, au quotidien.

LE DIRCAB. Mais on n’aura jamais assez d’inspecteurs et de conseillers pédagogiques !

LE MINISTRE. Merde Daniel, réfléchissez ! Qui est susceptible de surveiller le travail des enseignants au quotidien ?

LE DIRCAB (pas sûr de lui). Les élèves ?...

LE MINISTRE. Vous le faites exprès ? Remarquez, vous n’êtes pas loin du compte.

LE DIRCAB (illumination). Les parents !

LE MINISTRE (sourire). Les parents, exactement, Daniel.

LE DIRCAB. Mais comment ?...

LE MINISTRE. D’abord, il faut faire ce guide sur la lecture. Dans un premier temps, personne ne le lira, sauf quatre opposants pour nous faire chier. Mais il sera là, bien au chaud, ce guide, quand les enseignants en auront besoin. Deuxièmement, on prépare les éditeurs : ils doivent s’aligner sur la syllabique pure. Ceux qui ne sont pas d’accord devront de toute façon rendre les armes, je leur donne deux ans.

LE DIRCAB. Mais… et les parents ?

LE MINISTRE. Que croyez-vous que je fais, depuis que je suis dans ce fauteuil, Daniel ?

LE DIRCAB (sourire). Vous leur parlez.

LE MINISTRE. Bien sûr, que je leur parle, je ne parle pas aux platanes, morbleu ! Je ne parle qu’aux parents, même. On ne change pas les profs, Daniel, impossible. Les profs, c’est comme des Français, en pire. Alors si on veut changer les choses, il faut leur faire comprendre qu’ils sont seuls, les profs, face à la société entière et d’abord face aux parents. Dans « l’école de la confiance », bien sûr.

LE DIRCAB. Bien entendu. L’école de la confiance.

LE MINISTRE. Depuis que je leur parle, aux parents de ce pays, ils ont compris que j’étais de leur côté, qu’ils pouvaient compter sur moi. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que c’est moi qui compte sur eux, désormais.

LE DIRCAB. …

LE MINISTRE. Quand on va sortir le guide, ma com’ tiendra en quelques phrases : « La recherche nous guide, la clarté éclaire » (tiens c’est bon ça, notez Daniel), « il y a ce qui ne marche pas et ce qui marche : la méthode syllabique, c’est démontré par la recherche », « les chercheurs ont montré que des méthodes font progresser, il serait criminel de les ignorer », « je recommande un manuel, clair, qui permette aux parents de suivre l’évolution de leur enfant » etc.

LE DIRCAB (admiratif). Et les parents retiendront « syllabique, un seul manuel, recherche et neurosciences ».

LE MINISTRE. Exactement. Mais ça ne suffit pas. Personne ne va lire le guide, et sûrement pas les journalistes. On a donc besoin d’autre chose si on veut marquer les esprits, un message clair : en même temps que le guide on sort plusieurs circulaires, très simples, avec des punchlines faciles à copier-coller pour les journalistes et quelques idées fortes : retour de la dictée, du calcul mental, des leçons de grammaire, des choses simples, basiques, qui parlent aux français.

LE DIRCAB. Mais je crois bien qu’ils le font, ça, les profs, dans leurs classes…

LE MINISTRE (énervé). Peu importe ce qu’ils font, l’important c’est ce que le grand public croit qu’ils font. Plus exactement ce que les parents pensent que les profs ne font pas.

LE DIRCAB (qui commence à comprendre). … Et du coup, ils se méfieront des profs ! Ils vont être plus vigilants, surveiller ce que fait l’instit de leur gamin ! Ils vont lui mettre la pression, vérifier s’il fait des dictées, du calcul mental, lui demander quel manuel de lecture il utilise, si c’est bien celui qui marche !

LE MINISTRE. Voilà, ça y est on fait enfin marcher sa matière grise, Daniel…

LE DIRCAB. Et si ça ne suffit pas à changer les pratiques des enseignants ? Sans compter que tous les parents ne sont pas comme ça…

LE MINISTRE. Il suffit de quelques-uns, Daniel. Le plus important est qu’ils aient une oreille attentive pour les écouter, en cas de clash avec l’enseignant.

LE DIRCAB. Les inspections !

LE MINISTRE. Ça y est, je vois que vous êtes avec moi. Oui, les inspections. Les inspecteurs doivent être prêts à remonter les bretelles de ceux qui s’écartent du droit chemin. Vous savez que les signalements de parents aux inspections sont en hausse, Daniel.

LE DIRCAB (excité). … Les inspecteurs remettent de l’ordre dans les classes et renvoient les profs au fameux guide ! Et voilà les enseignants obligés de le lire et d’obéir !

LE MINISTRE (sourire).

LE DIRCAB. Putain, les syndicats vont sauter en l’air !

LE MINISTRE. Plus personne ne supporte les syndicats dans ce pays, Daniel. Déjà, pas sûr qu’ils comprennent l’ensemble de la manœuvre, les syndicats. Et puis ensuite quoi ? Une grève ? Même les enseignants ne la font plus, la grève. De toute façon, j’ai la société, les parents, le pays avec moi ! Ce sera facile de dénoncer l’immobilisme d’une corporation qui ne veut aucun changement.

LE DIRCAB. Dans « l’école de la confiance », bien entendu.

LE MINISTRE. Bien sûr, toujours la confiance, Daniel, c’est important. Allez, au travail, faites-moi une note stratégique qui résume tout ça. Voyez avec Valérie pour les détails.

LE DIRCAB. Pour les médias, on prend qui, BFMTV ?

LE MINISTRE. Non, je vais parler de lecture, il faut qu’on me lise. Presse écrite, Daniel.

LE DIRCAB. Le Point, Valeurs Actuelles, Le Figaro ?

LE MINISTRE. Non, pas toujours les mêmes. Il faut quelque chose de moins marqué, plus populaire. Le Parisien, c’est parfait.

LE DIRCAB (s’éloigne). Très bien, monsieur le ministre.

LE MINISTRE. Daniel ?

LE DIRCAB. Monsieur le ministre ?

LE MINISTRE. Orange. Le guide. Orange.

 

Merci à Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, créateurs de la série TV "Baron Noir", pour la source d'inspiration.