Depuis quelques jours, on entend beaucoup parler des "Stylos rouges". Un mois après son apparition sur les réseaux sociaux, inspirée des Gilets jaunes, ce collectif compte plusieurs dizaines de milliers de suiveurs et suscite l’intérêt des médias. Les Stylos rouges parviendront-ils à porter et à dire une colère enseignante qui cherche comment se faire entendre ?
Stylos rouges, #PasDeVague, 800 000 feignasses, dindons
Sur la page Facebook des Stylos rouges, qui compte plus de 50 000 membres, la démarche est résolument participative : les débats battent leur plein, les sondages en ligne sont fréquents, les contributions nombreuses, la version finale du manifeste doit être validée par les membres avant d’être rendue publique. Les Stylos rouges veulent fédérer tous les métiers de l’école et toutes les écoles (primaire, secondaire, privé, public) et leur manifeste entend prendre en compte toutes les revendications actuelles des enseignants, du dégel du point d’indice à l’arrêt des suppressions de postes, de la limitation du nombre d’élèves par classe à une meilleure prise en compte des élèves à besoins spécifiques...
Pour le moment la mobilisation est virtuelle, le collectif réfléchit à un premier rassemblement physique, peut-être le 12 janvier. Les actions à mener restent modestes (envoi massif de courrier siglé, cartes de vœux au Président Macron qui a oublié les profs dans ses vœux aux français), dans le Nord certains membres du secondaire veulent mettre 20/20 à tous les élèves, mais pas d’initiative choc, l’heure est à la communication, l’idée est de se faire connaitre et de gagner l’opinion publique, notamment les parents d’élèves.
De fait, c’est bien sur cet aspect que tout risque de se jouer, pour les Stylos rouges : rallier le grand public, casser enfin ce plafond de verre qui enferme les mouvements enseignants dans l’entre-soi.
Ces dernières années, d’autres mouvements nés sur Internet ont tenté de porter la colère et les revendications enseignantes. Si le hashtag #PasDeVague qui a fleuri à l’automne avait surtout pour but de dénoncer l’omerta dans l’EN, les "800 000 feignasses", créées en 2016 après une déclaration de Nicolas Sarkozy (« les profs travaillent 6 mois de l’année ») comptent aujourd’hui encore 22 000 membres sur Facebook, avec une démarche voisine de pédagogie du métier vers le grand public, un blog, une charte, des débats, des synthèses, des propositions.
Un peu plus loin, on se souvient des "Dindons", nés en ligne en novembre 2013 alors que Vincent Peillon venait d’annoncer le retour de la semaine de 4,5 jours dans un format que nous dénoncions dans les mêmes termes. Les "Dindons" avaient, eux aussi, créé une page Facebook, un logo, un blog, réfléchi à des revendications, eu les honneurs des médias…
Le point commun de ces mouvements ? Nés spontanément sur Internet, à la recherche de nouvelles manières de dire la colère enseignante, hors des canaux habituels de contestation et de revendication que sont les syndicats.
Influence syndicale en berne
Les syndicats ont raison de dire que les revendications des Stylos rouges sont, quasiment point par point, celles qu’ils portent eux aussi. Mais que les Stylos rouges, les Feignasses et les Dindons auparavant, décident de ne pas passer par eux (même si les Stylos rouges laissent la porte ouverte) doit les interpeller.
Le sentiment majoritairement répandu parmi les profs est que leurs syndicats sont devenus inoffensifs, qu’ils ne parviennent plus à porter leurs revendications et à les défendre correctement. Certes les gouvernements successifs ont fait un gros travail, notamment sous Sarkozy, pour dévaluer la lutte syndicale et plus largement les corps intermédiaires, particulièrement malmenés et méprisés depuis 18 mois. Mais le déclin syndical est en grande partie imputable aux syndicats eux-mêmes : englués dans des luttes fratricides sous les yeux amusés des gouvernants ils n’ont pas vu le monde changer, se sont dilués dans des modes d’action et des slogans d’un autre temps, presque trop faciles à désamorcer pour les communiquants du ministère.
Pourtant, le taux de syndicalisation chez les profs reste plutôt élevé, 24%, contre 11% chez les salariés français, avec une participation de 42% lors des dernières élections. Signe que la rupture n’est peut-être pas complètement consommée, que les syndicats ont sans doute quelque chose à rattraper, un public à reconquérir, plus jeune, plus tourné vers les réseaux sociaux. Pour cela les syndicats vont devoir faire leur mue sinon leur révolution, revoir leur sémantique et inventer de nouveaux modes d’expressions, en oubliant le réflexe-grève.
La grève, juste bonne à perdre une journée de salaire
Fer de lance historique de la lutte syndicale, la grève n’est plus ce qu’elle était. Il faut dire que tout a été fait pour que la grève devienne indolore pour les usagers : il faut désormais remplir un papier officiel 48 heures ouvrées en amont, il n’est plus possible de se décider au dernier moment, et un service minimum a été prévu pour en limiter les effets. Les taux de grévistes donnés par le ministère sont parfois déroutants et dans la rue, la communication obsolète et bon enfant des profs manifestants n’a aucune chance de faire mouche faire à la grosse artillerie ministérielle et le sentiment de « prise en otage » désormais bien ancré dans l’opinion publique. Faire grève, aujourd’hui, revient essentiellement à aller manifester dans la rue dans l’indifférence générale en sacrifiant une journée de salaire (il faut le rappeler, faire grève coute cher au gréviste).
De ce fait, la grève est souvent vue par la base enseignante comme un réflexe syndical un peu pavlovien, une action systématique devenue inaudible qui risque surtout d’être mal perçue et donc de desservir la cause. A titre personnel je garde en mémoire la funeste grève de janvier 2013, à Paris : massivement suivie (80% de grévistes !) elle avait été massacrée par les médias (voir cet écœurant édito du Monde) et le grand public n’y avait vu qu’un geste corporatiste ne prenant pas en compte le fameux intérêt de l’enfant.
Privé de son arme traditionnelle rendue caduque, l’enseignant se retrouve nu et observe d’autres que lui se faire entendre, bruyamment.
D’autres que les enseignants…
Il y a trois ans, on se demandait ici même « Combien de profs vaut un taxi ? ». En janvier 2016, les profs étaient dans la rue avec les autres fonctionnaires pendant que les taxis en lutte contre les VTC mettaient le feu aux pneus et affrontaient les CRS. Les profs et les fonctionnaires n’avaient rien obtenu, mais les taxis étaient reçus dès midi par leur ministre et sortaient de la réunion sourire aux lèvres.
Le lendemain, le site du Point, pas franchement du côté des profs habituellement, titrait son édito « Taxis, professeurs : le « deux poids, deux mesures du gouvernement », et constatait : « Il ne fait pas bon manifester pacifiquement pour être entendu ». Sur les réseaux sociaux le débat faisait rage entre les profs qui appelaient à la grève massive et les autres : « opérations escargot, blocage, ça a déjà été tenté ? Tout ça, ça ne fait pas perdre une journée, et la médiatisation serait sans doute bien plus importante ! » ; « les agriculteurs en saccageant et en bloquant obtiennent très vite ce qu’ils veulent » ; « un bonnet rouge sur la tête, il n’y a que ça qui marche ! ».
Les profs observent, ils voient bien que les Bonnets rouges obtiennent le retrait de l’écotaxe, que les agriculteurs savent faire parler d’eux, que les Gilets jaunes font reculer l'exécutif, ils voient aussi que les policiers en colère ont immédiatement une prime, que les taxis sont servis rapidement… Les profs observent, et se demandent s’il leur faudra, eux aussi, descendre dans la rue non plus armés de pancartes aux jeux de mots foireux mais bien de fourches affutées, pour être enfin pris au sérieux et entendus.
Imagine-t-on réellement les profs vraiment fâchés, brulant des pneus le bandana sur le visage, descellant les pavés pour les jeter sur les abribus, aspergeant d’encre indélébile les façades des rectorats et de la Rue de Grenelle ? Bien sûr que non. Nul ne l’imagine, ni les profs eux-mêmes, ni le grand public. Comme les infirmières mais moins qu’elle, il s’attache aux basques des profs une vertu fondamentale, l’enseignant est éducateur, bâtisseur, un modèle pour les enfants, un exemple pour la nation. Ce que l’opinion publique accepte pour certains, elle ne le tolèrerait pas pour eux.
Comment dire la colère enseignante ?
Alors, que faire ? Comment faire entendre sa voix, de nos jours, quand on est prof ? 800 000 voix, c’est un sacré corps, quand on y pense, au potentiel impressionnant s’il n’était si divisé. Pris dans un faisceau de sentiments contradictoires, entre l’envie de crier son désarroi et le souci de ne pas le faire dans les oreilles de ses élèves, coincé par son incapacité à mal se comporter et son habitude à parler poliment, le prof cherche, se creuse, mais pour l’instant ne sait pas comment peser, comment se faire entendre d’un ministère qui cherche dans le même temps à museler la parole enseignante.
Puissent les Stylos rouges trouver de nouvelles voies, de nouveaux moyens d’expressions, de nouvelles façons de dire la colère enseignante, puissent-ils parvenir à rallier parents et simple quidam à ce combat, et pouvoir enfin regarder le ministère dans les yeux. Pendant ce temps, au ministère, peut-on lire sur le site de l’Express « on écoute, on observe, c’est un mouvement qu’on prend au sérieux ». Mais on y ajoute aussitôt : « Sur un certain nombre de points, comme le pouvoir d’achat, le dialogue social, le respect des professeurs, des réponses ont déjà été apportées ». Attention, les Stylos rouges, la machine de communication ministérielle est déjà en marche.
Nota : on invite le lecteur à poursuivre la réflexion avec quelques billets :
- « A propos des stylos rouges », un billet de Philippe Watrelot que l’on pourrait reprendre in extenso
- « Combien de profs vaut un taxi ? » (janvier 2016)
- « Ras-le-bol enseignant : la tentation du service minimum » (janvier 2013), où l’on relayait les discussions entre profs sur l’opportunité d’une grève du zèle
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