Adam, Laloum, "grand schubertien de France", et qui le prouve en deux albums. Un qui a déjà quelques semaines où il est le leader et le pianiste du trio "des Esprits" qu'il a formé avec Mi-sa Yang et Victor Julien-Laferrière. L'autre, récent, qui réunit deux sonates majeures (mais lesquelles ne le sont pas?), l'opulente D. 894 "Fantasie" et la D. 958, la première de la trilogie du dernier été. Incontournables?
N'oublions pas Laloum
Il aurait pu, il pourrait encore, se voir éclipser par la jeune génération qui se bouscule, lui qui, à 33 ans, est né dans les "années 8" alors que les autres sont des "années 9", les triomphateurs de Moscou, Lucas Debargue et Alexandre Kantorow, sans compter les autres, à l'affût, les Rémi Geniet, Maroussia Gentet, Gaspard Dehaene, Guillaume Bellom, j'en oublie. Il pourrait encore, et ce serait injuste, profondément. Sa manière de tracer sa route, exemplaire mais atypique, son détour par la musique de chambre avec ses deux amis qui ont, un temps, brouillé sa carrière solo (manière de se ressourcer, de partager, qui l'ont enrichi) fut heureusement compensé par sa Victoire de la Musique en 2017 de Soliste instrumental de l'année, lui qui avait injustement raté celle de Révélation instrumentale 5 ans plus tôt au profit d'un tubiste sûrement talentueux mais vraiment... y avait-il photo?
Schubert, Schumann et Brahms
Pianiste rare cependant. Qui s'est fait le spécialiste, même si son répertoire ne s'y limite pas, des grands romantiques allemands -la trilogie Schubert-Schumann-Brahms, en y ajoutant Mozart, victoire du concours Clara-Haskil de Vevey en 2009, qui l'a lancé, oblige (Haskil, admirable mozartienne même si elle n'était pas que cela! Schumanienne et Brahmsienne aussi, justement) Cela n'empêche pas Laloum de citer aussi Chopin parmi ses préférés, de toucher (on suppose) à Beethoven (comme tout le monde), et assez peu (mais sûrement aussi) à la musique française (Fauré est présent).
Bref, voici un (encore) jeune Français dont tous les Cd (allez en consulter la liste) reviennent, et avec une très grande réussite, à la trilogie que j'ai dite, Schubert-Schumann-Brahms. Même s'il est loin, le temps où l'on était plutôt célébré dans les musiques de son pays (avec des exceptions spectaculaires, le Français Yves Nat dans Schumann, l'Allemand Walter Gieseking dans Debussy), même si désormais un Dalberto a montré son empathie avec Schubert, une Catherine Collard, un Eric Lesage avec Schumann, un Geoffroy Couteaux avec Brahms, les trois ensemble, c'est beaucoup plus rare.
Parmi les sonates ultimes
Et encore plus quand il y a une vision, une personnalité forte, une immersion idéale qui réunit la tête et le coeur. C'est le cas avec Laloum, et cela passe la plupart du temps, pas toujours. Deux sonates donc, la première (D.958) des "trois dernières" de cette miraculeuse année 1828, chant du cygne si riche en chefs-d'oeuvres, et la grande (D.894), dite Fantasie, de 1826, deux ans plus tôt, plus de quarante minutes dont un premier mouvement aussi long que les trois autres réunis.
Entre-temps Beethoven est mort.
Une demi-teinte rêveuse
Ce premier mouvement nous plonge au coeur des fameuses divines longueurs reprochées à Schubert ou admirées, c'est selon -le mot est de Schumann, fasciné avec une petite pointe d'acidité. Mouvement donc qui avance: un promeneur sur les chemins romantiques et déserts chers à Goethe ou Friedrich et Laloum, avec beaucoup de culot et de courage, le joue ainsi, dans une demi-teinte rêveuse, nimbée d'une brume qui est peut-être celle d'un autre monde, proposant une des versions les plus lentes du répertoire et l'on se dit parfois: "il va résister, accélérer, presser une de ces formules qu'inlassablement Schubert répète" mais c'est cela, Schubert, le génie de phrases musicales, de morceaux de phrases qui vous terrassent par leur fulgurante beauté et que Schubert, en était-il conscient? reprend comme une spirale qui n'évolue que par son mouvement même.
Comme un cheval qui va l'amble
Eh! bien non. Laloum est comme un cheval qui va l'amble, de son pas de Schubert avançant dans son rêve comme dans la forêt paisible, et faisant vivre ce mouvement de 21 minutes et 4 secondes -car il faut la faire vivre, cette immobilité en marche!- par ses seules ressources pianistiques, un accord rageur et fortissimo, une montée crescendo, un son qui s'étouffe, des variations infimes non de tempo (surtout pas de tempo, à telle enseigne que parfois on sent le garçon serrer les dents "Adam, n'accélère pas, résiste!") mais de dynamique, de mise en espace. Superbe!
Petit relâchement dans l'Andante où les contrastes (comme souvent dans les mouvements lents de Schubert il y a une accélération violente au milieu, tel le bouillonnement brusque d'un lac étale) ne sont pas toujours assez mis en scène. Minuetto avec des moments d'intense tendresse et toujours cette retenue si schubertienne. Et ce sentiment constant d'improvisation et d'élégance qui irrigue le final, dans ce tempo retenu que Laloum, tempérament discret, assume jusqu'au bout, avec la légèreté de touche d'un peintre de lavis.
Une sonate beethovénienne
Puis Beethoven mourut.
Et la sonate D.958 est désormais considéré, comme un hommage au disparu, la plus beethovénienne des sonates de Schubert. Le premier mouvement (bien moins ample que celui de la Fantasie), Laloum le prend ainsi, avec cette introduction alla Beethoven, noble mais jamais brusque, jamais brutale sous les doigts du jeune pianiste, avant ce glissement schubertien qui impose un jeu en miroir original où Franz s'efface devant Ludwig avant que Ludwig ne laisse de nouveau Franz à la manoeuvre. D'autres, dans cette sonate qui a vu s'y exprimer Dalberto, Richter, Brendel, Lupu, Pollini, Kempff (la concurrence est rude), ne mettent que Beethoven, avec fougue et puissance mais parfois brutalité (cf Lupu). D'ailleurs Laloum, dans le mouvement lent, est presque trop Beethoven; et presque trop Schubert dans le Menuetto -mais la petite cavalcade centrale est superbe de doigts et délicieuse de sentiment. Plus décevant le final, avec des beautés mais pris trop vite et qui court un peu après lui-même. Mais l'ensemble demeure un disque de fort beau piano par un garçon supérieurement doué, qui évoluera encore dans ces oeuvres difficiles.
Le défunt trio Les Esprits
On rappellera aussi le fort beau double album, paru il y a quelques mois, du défunt Trio "Les Esprits" dont Laloum était le pianiste et, de mémoire, le fondateur. Sabordage, on l'espère en bons termes, d'une triangle fort doué dont les deux autres pointes étaient l'excellent violoncelliste Victor Julien-Laferrière -lui et Laloum ont à penser aussi à leur propre carrière solo- et la violoniste Mi-sa Yang, moins connue mais qui tient toute sa place sans du tout être écrasée par ses deux camarades. Leur chant du cygne (aussi) étant ces deux trios de Schubert dont le plus fameux des deux est désormais le 2e opus 100 depuis que son Andante fut une des musiques du Barry Lindon de Stanley Kubrick -avant on connaissait mieux le premier grâce à une version historique de Jacques Thibaud, Alfred Cortot et Pablo Casals.
Conversations de musiciens
Oeuvres de grande ampleur, 40 minutes pour le 1er, 50 pour le 2e, auxquels se sont attachés tous les trios, de solistes ou constitués. Les Esprits est entre les deux mais la complicité qui existe entre les musiciens, comme la qualité de leur individualité, donne à ces versions un très beau et très frappant sentiment de "conversation en musique", ainsi que sans doute Schubert partageait avec ses amis viennois un après-midi de complicité autour de ses oeuvres ou de celles... de Beethoven justement. Compléments remarquables, où la complicité n'est plus du même ordre, puisqu'on est dans la forme "sonate à deux" que Beethoven, d'ailleurs, a fixée, un soutien pianistique souvent exigeant mais -le terme de second plan étant inexact- en soubassement du soliste, en l'occurrence le violoncelle de la Sonate pour arpeggione et piano et le violon de la plus rare Fantaisie pour violon et piano où Mi-sa Yang brille d'un radieux éclat. Julien-Laferrière impeccable et les qualités de Laloum, la présence retenue, qui lui permet d'être un alter ego qui ne prend jamais la première place, ce qui est la définition même du pianiste dans ces exercices délicats qui, après Beethoven et Schubert, jalonneront deux siècles de musique (on rappelle au passage que les sonates de Mozart sont... pour piano et violon).
Schubert dans le trio de tête?
Et l'on se dit aussi que, pour parler comme au XXe siècle, Schubert était vraiment un piètre communicant. Laisser croire qu'on ne finit pas ses symphonies ou ses sonates, écrire des quintettes inhabituels avec deux violoncelles ou des contrebasses, appeler Sonatine ou Fantaisie des oeuvres pour violon et piano qui ont la dimension exacte d'une sonate, au risque de les dévaloriser en laissant croire que ce sont de petites choses, voilà qui a favorisé l'idée d'un bon Viennois maladroit, myope, rougissant et quasi puceau, incapable donc de se situer au niveau du grand Beethoven dont il vénérait l'immense silhouette. Et cela a été long, bien long, et cela dure encore, pour que l'on se rende compte que dans l'éternel trio de tête Bach-Mozart-Beethoven, trio que, malgré leur génie, ni Wagner, ni Verdi, ni Debussy, ni Stravinsky, ni Chopin, ni Schumann, ni Ravel, Bartok, Haendel, Haydn, Berlioz et tant d'autres n'ont tout à fait réussi à atteindre, un pourrait se glisser, ombre digne, le petit lunetteux un peu rond qui faisait modestement de la musique dans la forêt viennoise et l'indifférence de ses contemporains.
Franz Schubert: Sonates pour piano en sol D. 894 "Fantasie" et en ut mineur D. 958. Adam Laloum, piano. Un disque Harmonia Mundi.
Franz Schubert: Sonate pour arpeggione et piano (version pour violoncelle). Fantaisie pour violon et piano. Trios pour piano, violon et violoncelle n° 1 opus 99 et n° 2 opus 100. Trio "Les Esprits": Adam Laloum, piano, Mi-sa Yang, violon, Victor Julien-Laferrière, violoncelle. Un double album Sony Classical.