C'était, le week-end dernier, la poursuite de l'hommage au grand chef d'orchestre et compositeur Evgueni Svetlanov (voir mes chroniques des 13 et 22 septembre) mais cette fois dans sa ville natale, Moscou. Et dans un des lieux les plus prestigieux de la capitale russe, le conservatoire Tchaïkovsky, où Svetlanov, comme tant d'autres, fut élève; sauf que peu y ont leur statue. Lui l'a.
Le légendaire conservatoire Tchaïkovsky
Un rêve pour tout mélomane, comme la Philharmonie de Berlin, la Scala de Milan, Carnegie Hall. Même si le bâtiment, à dix minutes du Kremlin, est extérieurement bien trop massif, quand on en franchit les portes de bois, c'est comme si on entrait dans un vieux théâtre parisien chargé de mémoire. Alors on passe les barrières de sécurité (pas très rigoureuses, les barrières), on est dans le hall, colonnes à la grecque peintes en blanc avec un plafond bleu ciel divisé en petits carrés. Revenu au temps de Pouchkine et Gogol.
Une exposition Svetlanov
De hauts escaliers garnis de tapis aux couleurs automnales mènent à l'entrée de la grande salle. Au-dessus de la porte est écrit le mot russe "Parter". Parterre, balcon, garde-robe, salle, concert: si l'on sait déchiffrer l'alphabet cyrillique on est surpris que tant de mots soient semblables aux nôtres. J'observe avant d'entrer, dans des rotondes garnies de vitrines, des documents sur le chef, photos, partitions, Svetlanov à la ville et aux champs, noir et blanc (petit enfant) ou grands formats.
S'asseoir dans ce lieu si plein de musique!
Et voici la salle: très grande, avec un balcon d'où l'on voit de partout, des fenêtres hautes comme dans les églises gothiques. Les murs sont vert tilleul, ponctués de colonnes crémeuses en faux-relief, et le plafond est blanc. Des compositeurs nous accueillent, ce ne sont pas des statues mais de grandes peintures en médaillon, sur fond vert, sous les fenêtres. A jardin Anton Rubinstein, le grand pianiste. Et puis Chopin, Schubert, Schumann, Moussorgsky, Beethoven, Tchaïkovsky. A cour Borodine, Wagner, Rimsky-Korsakov, Bach, Dargomijsky, Mozart et Glinka. Les grands russes (même si certains sont moins connus de nous) et les grands... Occidentaux. Avec quelques oublis. Deux ont été rattrapés au vol, sur le mur à droite de l'entrée: Mendelssohn et Haydn. Manquent Haendel, Rossini, Berlioz...
S'asseoir là, dans ce lieu si plein de musique! Et que l'on a détaillé dans des documents en noir et blanc où jouaient tant de légendes...
(Et surtout, le lendemain soir, trouver complètement normal d'y être)
Une petite fille blonde fait la chef d'orchestre
Et s'asseoir au milieu d'une société de mélomanes beaucoup plus mélangée que chez nous. Il est onze heures du matin, et c'est un horaire inhabituel pour les Russes. Mais la salle est très largement emplie, beaucoup de dames, et aussi des enfants: j'en compte dix autour de moi. Là, un petit garçon en veste pied-de-poule avec son jeune papa, bobo moscovite à la barbe de trois jours. A ma gauche la petite fille aux rubans roses sur sa tresse blonde est venue avec ses parents; elle ne cessera de battre la mesure comme une vraie chef d'orchestre. Derrière le bobo, un homme brun en survêtement qui accompagne ses deux enfants ne cesse de consulter son téléphone. Il a pourtant la chance d'entendre le piano d'Andreï Korobeinikov, le violon de Vadim Repine et le violoncelle d'Alexandre Kniazev dans le "Trio" de Tchaïkovski. Korobeinikov, toujours puissant et jamais brutal, capable aussi d'être virevoltant et léger. Repine qui entre peu à peu dans l'oeuvre, Kniazev, l'air fatigué, un peu absent (on dit qu'il s'est remis à boire mais heureusement d'autres concerts nous rassureront sur son jeu)
Que des jeunes femmes chez les violonistes...
C'étaient des artistes qu'aimait Svetlanov. C'est surtout, dans la complicité qui les unit à jouer ce vaste chef-d'oeuvre (50 minutes), une introduction profondément émouvante. Car dans un médaillon au-dessus du mur de scène apparaît le visage sculpté de Nikolaï Rubinstein, le fondateur du Conservatoire (en 1866), l'ami (l'amant, dit-on) de Tchaïkovsky. Et Tchaïkovsky, de son médaillon à lui, regarde dans sa direction, lui qui composa son "Trio" en mémoire émue de son ami Nikolaï, mort trop tôt.
Ce sont les artistes, ce sont les musiques qu'aimaient Svetlanov, ce seront aussi ses propres musiques. Pas toujours passionnantes mais avec de jolies découvertes comme ces "Variations russes pour harpe et orchestre à cordes" que joue avec autorité et goût la jeune Oksana Sidiaguina. C'est dans une petite salle (la salle Rachmaninov) crème et bleu ciel, avec un lustre de salle de bal et une balustrade d'église rococo. On y entend l'orchestre du Conservatoire de Moscou, il n'y a que des jeunes femmes chez les violonistes (si, un garçon), les hommes sont violoncellistes ou contrebassistes, c'est curieux. Le programme s'appelle "Ma France" et commence... avec une oeuvre espagnole, de Turina. Mais finira avec la ravissante et schubertienne "Symphonie" de Bizet, jouée avec beaucoup de fougue (presque trop). Comme, à l'allemande, les orchestres russes semblent privilégier le groupe à l'individu, je ne saurai même pas, dans le pupitre des bois coincés derrière les cordes, si le ravissant solo de hautbois du mouvement lent a été joué par un monsieur ou par une dame...
Laissez vos manteaux aux vestiaires!
On court on court... Il y a une coutume russe, c'est de laisser TOUS les manteaux aux vestiaires. C'est une obligation, peut-être parce que lesdits manteaux, en hiver, prennent une place folle. Les vestiaires sont tenus par d'aimables vieilles dames qui arrondissent ainsi leurs retraites. A l'époque soviétique on les voyait dans le métro surveiller la marche des immenses escalators; c'est plus confortable de tenir un vestiaire... sauf à la sortie des salles où l'on se bouscule, elles sont d'ailleurs très rapides malgré l'âge. S'habiller, se déshabiller... car il n'est pas question de sortir dans les rues en petit pull.
Prendre le thé chez Tchékhov
Je cherche la salle Maly et qui était ce Maly. Je finirais par comprendre que Maly signifie "petit". C'est donc la "petite salle"... sauf qu'elle est plus grande que la salle Rachmaninov. Le magnifique "théâtre Maly", à la façade jaune et blanche, est, lui, en face du Bolchoï. La salle Maly du conservatoire a une atmosphère "vieille Russie" avec ses fauteuils de bois brun: on se croirait inviter à prendre le thé chez Tchékhov... n'était, en fond de scène, un orgue à la forme "constructiviste" (le cubisme russe).
Je vais alors entendre le plus beau concert de la série, celui du choeur Alexandre Yourlov dirigé par son chef actuel Guennadi Dmitriak. On ne l'entend pas assez en France, ce choeur, appelé Glinka à sa création en 1919 puis "Académique de l'U.R.S.S." puis Yourlov, le nom de son ancien chef disparu en 1973 à 45 ans. Svetlanov a dédié des choeurs à sa mémoire: basses admirables, ténors superbes et surtout les voix féminines magnifiques de fondu (certaines, dans des solos, ont des timbres de... grandes solistes!)
Les voix de l'âme russe
L'essentiel de leur récital est consacré à Georgui Sviridov qui était connu surtout à l'époque soviétique pour sa musique chorale. Un astéroïde porte aussi son nom. Ce sont, sur des poèmes de grands auteurs, Essenine ou Pouchkine, des choeurs qui disent l'âme russe, sa nostalgie, l'atmosphère de fin d'été mélancolique de la campagne ou des steppes enneigées, comme dans cette "Guirlande de Pouchkine" ("Matin d'hiver", "Natacha", "Corneille martelée" où une soprano en fond de salle chante l'écho d'un coucou ou d'un corbeau) On se croirait dans l'atmosphère "Vieille France" d'un Poulenc ou d'un Ibert, en bien plus fort. Ces chanteurs, ce choeur, sont d'une puissance et d'une poésie à vous fendre l'âme.
Arrêt rock'n roll rue Arbat
Je m'éclipse. Le jour décline. Un samedi après-midi à Moscou, c'est un samedi après-midi dans une grande métropole, avec des gens qui font leur course dans des magasins qui clignotent, sur les larges avenues à la circulation dense. A l'entrée de la rue Arbat (une des rares piétonnes, et qui fut le premier lieu d'artistes dissidents à la fin du soviétisme), un groupe de jeunes rockeurs se fait entendre comme si l'on était à Londres ou à Paris. La rue Arbat est désormais le lieu de tous les fast-foods et de toutes les boutiques à touristes du monde entier. Mais, dans une petite artère parallèle, une maison à deux étages (façade jaune dans la nuit) m'attend. C'est là que Scriabine a vécu de 1912 à 1915, c'est là qu'il est mort le 27 avril, à 43 ans. On voit sa chambre, modeste, le lit où il passa ses derniers instants...
Un jeune pianiste joue Mozart chez les Scriabine
Les Moscovites cultivent incroyablement leur patrimoine culturel. On pourrait ne visiter Moscou qu'à travers les maisons-musées: celles de Pouchkine, de Gorki, de Maïakovski, de Tchékhov, de Prokofiev, de Chaliapine ou Tsvetaïeva. Je mets des patins pour ne pas abîmer le beau tapis et le parquet ciré couleur chocolat, je vais déposer mon manteau au sous-sol, je me trompe et remonte par une petite salle où un jeune homme joue le "Concerto en ré mineur" de Mozart sous l'autorité d'un professeur plus âgé, devant une jolie jeune fille (la petite amie du garçon, une autre étudiante qui attend son tour?) Ce que j'entendais à travers les cloisons était déjà magnifique. Je suis sans doute dans la salle de réception des Scriabine, où le compositeur pianiste jouait pour ses amis.
L'atmosphère "Vieille Russie" d'avant la Révolution
A l'étage on me donne un commentaire français très complet. Une charmante jeune gardienne me montre le piano de Scriabine "où, depuis, ils viennent tous jouer, Guillels, Richter, Chostakovitch, Yudina, Kissin, Berezovsky, Luganski" Scriabine était un immense virtuose, qui donnait encore un concert trois semaines avant sa mort. Des tableaux mystiques, des photos, un vieux fauteuil: rien n'a bougé. Et les lampes de couleur reliées au piano qui qui lui permettaient, à chaque note jouée de son "Prométhée", de faire clignoter une lumière rouge, verte ou bleue. Le son et l'image...
Le grand salon aux fauteuils rouges, la salle à manger (des meubles, des assiettes "Art nouveau", venus de Belgique!): on est, plus que chez Scriabine, dans l'atmosphère exacte d'un artiste russe des années précédant la Révolution. Ce pourrait être Tchékhov ou Rachmaninov, et la profonde simplicité du lieu ( des photos des jours heureux avec madame, des affiches de concert, des dessins croqués pendant qu'il jouait) est très émouvante.
C'est l'orchestre de Svetlanov
Retour dans la grande salle du Conservatoire. Il n'y a pas d'ouvreuse (et les vestiaires sont gratuits) mais chacun trouve sa place sans bousculade. Des vieilles dames, souvent modestes, essaient de se rapprocher. Ce peuple, toutes générations confondues, me semble aussi musicien que le peuple allemand, souvenirs peut-être aussi d'une époque où la musique classique, comme le théâtre, était un des rares divertissements très accessibles dans une Moscou qui en manquait cruellement.
Et la qualité d'attention est remarquable (aucune de ces toux intempestives et démultipliées que j'ai réentendues à Paris trois jours plus tard), même dans ce "Poème pour violon et orchestre" que j'avais entendu à Paris (par Repine) et que Dimitri Makhtin joue avec beaucoup de goût: c'est de l'honnête musique de film. L'orchestre s'appelait "Orchestre de l'U.R.S.S." puis "de la fédération de Russie", les Russes l'appellent plutôt désormais "Orchestre Svetlanov", Svetlanov qui l'a dirigé pendant 35 ans.
Kniazev retrouvé, Petrouchka incertain
Les chefs qui se succèdent ont eu des prix aux concours Svetlanov. C'est ce soir le Chinois Lio Kuok-Man qui dirige. Il est précis dans ses gestes, je lui reproche de trop "fractionner" le "Petrouchka" de Stravinsky qui devient une série de moments musicaux sans qu'on sente la tragédie se mettre en place. L'orchestre a de belles individualités, mais un peu d'indifférence quand il accompagne Kniazev, dans "Kol Nidrei" de Max Bruch et "Schelomo" d'Ernest Bloch (où le violoncelle joue le rôle d'un cantor de synagogue). Kniazev, retrouvé, y est, lui, d'une extrême poésie.
Les beaux poissons de Svetlanov pêcheur
Il faut toujours un concert décevant dans ce genre de manifestation. C'est, dans la "Petite" salle, un Berezovsky qui joue la sonate "Réminiscences" de Medtner sur un piano trop clair, et donc avec moins de profondeur qu'à Paris. Programme un peu fourre-tout où Berezovsky accompagne dans des mélodies de Medtner et Svetlanov une Yana Ivalinova aux aigus un peu criés, puis, dans le "Fratres" d'Arvo Pärt (compositeur que je n'aime guère), le violoniste Mikhaïl Gutman... qui joue faux.
Avec en conclusion, autour de "Béré", un groupe jouant "La Truite" de Schubert, enfin les fameuses variations! Hommage sans doute à la passion pour la pêche de Svetlanov, qu'on voit en pied en Australie à côté d'une impressionnante bonite. Et pilotant son petit bateau, une jolie carpe à côté de lui, sur le lac bordant l'île suédoise où il possédait une maison; car ce grand mélancolique (donc si russe) adorait les pays froids et la nostalgie de l'automne, murmurant, dans ses instants dépressifs, "Et en plus il fait beau!"
Festival "Univers Svetlanov", divers concerts au Conservatoire Tchaïkovsky de Moscou les 10 et 11 novembre. Première journée: le 10 novembre.