Camille Saint-Saëns, dont on célèbrera le centenaire de la mort le 16 décembre prochain, a amorcé depuis quelques années déjà son retour en grâce. L'auteur du Carnaval des animaux n'est pas seulement un des premiers compositeurs écoutés par les tout-petits mais un homme que rejoue avec frénésie la jeune génération des pianistes français. En regard de l'exposition de la bibliothèque de l'Opéra (Saint-Saëns, un esprit libre, jusqu'au 10 octobre), nous en avons interrogé 4 -dans l'ordre alphabétique Lucas Debargue, Simon Ghraichy, Alexandre Kantorow, Sélim Mazari- sur leur rapport à cette musique "pétillante et si bien écrite pour le piano" (Alexandre Kantorow)
"Musique froide"ou "infinie tendresse"?
A propos de Saint-Saëns, et en relisant certains ouvrages pas si anciens (1994), on se demandait si le monde de la musique n'était pas schizophrène: ledit opuscule, recensant les meilleurs Cd qui avaient, peu de temps avant, détrôné les microsillons (époque que les moins de 20 ans, et même les moins de 40.... etc), parlait à propos de Saint-Saëns de "musique froide, remplissage, formules attendues", ne rendant grâce qu'au joyeux Carnaval, à quelques pages de Samson et Dalila et à la si brillante Symphonie avec orgue, "qu'il écrivit (nous rappelle Kantorow) en deux semaines". Un Kantorow qui vante aussi une musique de chambre plus secrète et encore méconnue ("la 2e sonate pour violoncelle, le 2e Trio avec piano"), comme Sélim Mazari ("le dernier Saint-Saëns, les sonates pour basson, pour clarinette, pour hautbois, j'adore!") ou Lucas Debargue (la "Sonate pour clarinette" encore "à l'infinie tendresse d'un vieil homme")
Un retour en grâce auprès des jeunes pianistes
Il y a trente ans les pianistes français jouaient déjà Saint-Saëns et certains de ses 5 concertos: Duchâble, Engerer, Collard, Béroff, Rogé. Mais c'était presque en loucedé, pour montrer qu'un pianiste, ce sont aussi des doigts, et revenir plus vite à Brahms ou à Chopin. Aujourd"hui on cherche (dans la lignée des quadragénaires Bertrand Chamayou ou Cédric Tiberghien) quel jeune pianiste français n'a pas lesdits concertos à son répertoire -on ajoutera à ceux cités Marie-Ange Nguci, Guillaume Bellom ou Rémi Geniet, liste non limitative. Et mieux encore, ils l'assument au point (Chamayou, Kantorow) de les enregistrer.
"Dans sa jeunesse il était à l'avant-garde" (Lucas Debargue)
"J'aime beaucoup, dit Sélim Mazari (qui joue les concertos 2, 3 et 5), sa précision instrumentale. Mieux encore, sa connaissance parfaite de comment les choses sonnent, et cela vaut aussi pour l'orchestre". Et Lucas Debargue (capable, lui, autour de Saint-Saëns, de nous refaire toute l'histoire de la musique!) d'ajouter: "Son retour en grâce est un juste retour de flamme. Et marque aussi l'apaisement des querelles idéologiques. Car, oui, il a représenté le conservatisme mais, au temps du romantisme, il était à l'avant-garde. Il a introduit et joué comme virtuose beaucoup de musique "allemande", Schumann ou Liszt, a été un des premiers wagnériens, avant de se détourner de Wagner quand il a compris que son influence "tuait" la musique française. En réalité son idéal était une sorte de beauté formelle, un peu comme un temple grec, et d'ailleurs quelqu'un comme Ravel l'a beaucoup étudié pour comprendre cet équilibre, cette perfection, ce sens de la forme". Serait-il mort trop tard (à 86 ans) dans un monde trop jeune? "Selon son idéal esthétique il était difficile d'envisager autre chose. Beaucoup de compositeurs de ces temps-là (fin du XIXe et début du XXe siècle) se lançaient dans une dionysiaque recherche du choc, du chaos. Lui n'avait aucune volonté de se libérer de quoi que ce soit..."
"J'aime son élégance un peu datée, un peu irréelle" (Simon Ghraichy)
"Je hais le mouvement qui déplace les formes": Debargue rappelle ce vers de Baudelaire, imaginant Saint-Saëns vexé de voir le vent tourner et, doyen de la musique, conscient aussi que tous ces jeunes (Ravel, Debussy à qui il survécut) eussent envie de tuer le père. C'est cela aussi que souligne Simon Ghraichy (ce 5e concerto que Ghraichy devait jouer à son concert de rentrée le 25 mai), en référence à ses propres racines latines: "Même les Espagnols révolutionnaient le langage romantique. Chez Albeniz ou Granados il y a une vraie culture de la dissonance. De toute façon ces deux-là regardaient vers Paris et son avant-garde. Alors, oui, j'ai une vraie jouissance pianistique à jouer Saint-Saëns: c'est comme se glisser avec volupté dans un bain à l'eau bien chaude. J'y trouve aussi une élégance un peu datée, un peu has been, à la Proust. Un peu irréelle".
"Et me séduit, ajoute cette fois le Ghraichy aux multiples racines, son côté "voyageur exotique", cette musique en carnets de voyage, y compris quand il introduit dans une croisière sur le Nil (5e concerto) des sonorités de gamelan. Ce sont des mélanges bizarres et assez touchants. Pour cela il est assez solitaire dans le paysage de son temps".
Une belle amitié avec Fauré. Et l'admiration de Ravel
Debargue rappelle encore son amitié si fidèle avec Gabriel Fauré, de 10 ans son cadet, et dont il a défendu le Prométhée dont aucun théâtre ne voulait en le faisant jouer dans un festival que Saint-Saëns avait monté aux arènes de Béziers (dans les années 1910, photos croquignolettes dans l'exposition!): "Saint-Saëns a toujours gardé à Fauré une grande estime et un grand respect. Même quand Fauré se montrait plus sensible aux avant-gardes, plus perméable aux nouvelles écritures. Même quand Saint-Saëns ne comprenait pas la 2e sonate pour violon et piano de son ami". Et créant par ailleurs la Société nationale de musique, soutenant des oeuvres mal accueillies (cela, c'était plus tôt: le Quintette de Franck, l'énorme Sonate pour piano de Paul Dukas) Faisant, pour la musique française, ce que Liszt (à qui le liait une amitié solide) faisait pour la musique européenne tout entière: user de leur notoriété immense pour la mettre au service de...
Lettres émouvantes, manuscrits, photos
On reprochera à l"exposition de l'Opéra de Paris (coproduite avec la B.n.F.) de se limiter à la vie de Saint-Saëns, avec d'ailleurs moults documents rares, une belle densité dans un espace réduit, en nous montrant comment le jeune virtuose romantique (Saint-Saëns a été jeune) devint une personnalité liée au monde entier (et pas seulement musical) avant d'être le patriarche qu'un Sacha Guitry filma comme il filma Rodin, avec la barbe de l'âge. Des lettres émouvantes, des manuscrits, des signatures et petits billets -de ceux qui disaient déjà leur admiration du jeune homme (Rossini, Berlioz) à la photo du dernier concert comme pianiste en 1913, dirigé par Pierre Monteux: les deux hommes échangèrent-ils sur la création du Sacre du printemps de Stravinsky, assurée quelques mois plus tôt par Monteux et à laquelle évidemment Saint-Saëns assistait: "Si ça, c'est de la musique, moi, je suis un babouin..."?
Une musique de chambre encore mal connue... et des opéras oubliés
On ne saura pas! On saura en tout cas beaucoup aussi sur ses opéras (Bibliothèque de l'Opéra oblige!) oubliés alors que Saint-Saëns en était si fier, même si Samson et Dalila, comme on l'a vu ce mois-ci à Orange avec Roberto Alagna et Marie-Nicole Lemieux, connaît toujours une popularité. On saura enfin plein de choses. Mais rien sur le long passage à vide, sur l'image figée (qui, dans les années 60, 70, 80, a dit quelque chose sur Saint-Saëns, à moins que le silence d'un Boulez, d'un Leibowitz, d'un Xenakis, en ait été d'autant plus assourdissant?), sur ce retour en grâce amorcé qui nous donne envie, à écouter Debargue, Kantorow, Ghraichy ou Mazari, d'aller entendre en particulier cette musique de chambre encore mal connue à laquelle, bien souvent, les compositeurs réservent le meilleur d'eux-mêmes. Et il n'y a aucune raison qu'avec Saint-Saëns il en soit autrement.
Saint-Saëns, un esprit libre: exposition à la Bibliothèque de l'Opéra de Paris, Palais Garnier, en coproduction avec la B.n.F., jusqu'au 10 octobre.
A écouter sur You Tube trois versions éclairantes de la Toccata finale du 5e concerto: la finesse classieuse d'un tout jeune Kantorow (avec papa qui dirige), la gourmandise virtuose de Debargue, la belle élégance désinvolte de Ghraichy. Assez jubilatoire... ou jouissif (selon le mot de Ghraichy)