La déclaration de Barack Obama après la tuerie de Charleston était brève, digne et malgré les références à Martin Luther King, sombre. Interrogé sur sa déclaration après la tuerie, Barack Obama a commenté, amer: « J'ai dû faire beaucoup trop de déclarations de ce genre. » 14 en tout, depuis qu'il est président.
Pourtant, dans les dix dernières années, le nombre de meurtres par armes à feu aux Etats-Unis n'a cessé de diminuer. Selon les chiffres du Bureau of Justice Statistics, le nombre de morts par armes à feu aux Etats-Unis est passé de 18 253 en 1993 à 11 101 en 2011. Les chiffres sont encore plus impressionnants si l'on considère le nombre total de victimes de crime impliquant une arme à feu (braquages, vols...), passé de 1 548 000 en 1993 à 478 400 en 2011.
Pourtant, selon un sondage mené chaque année par le Pew Research Center, la perception de la violence par armes à feu chez les américains est très différente. Chaque année la violence par armes à feu baisse, et chaque année les américains pensent qu'elle augmente. Dans le même mouvement, le débat sur le contrôle des armes se fait de plus en plus amer. Là ou certains américains voient dans la - fausse - hausse qu'ils perçoivent une raison de limiter la circulation des armes à feu, d'autres y trouvent une raison de plus d'en posséder une pour se défendre.
Alors, comment expliquer cette disproportion entre la réalité du crime aux Etats-Unis et sa perception? Bien sûr, la perception du crime est presque toujours pire que la situation réelle, mais dans ce cas le biais psychologique naturel ne suffit pas à expliquer une telle différence. Elle est surtout due au type de crimes qui sont commis et à la couverture politique et médiatique qui en résulte. La multiplication des crimes de masse (plus de 4 victimes simultanément comme à Charleston), la prédominance des crimes à caractères haineux (raciste ou idéologique, là aussi comme à Charleston). Même les violences policières, trop rares pour être significatives dans les statistiques, contribuent à créer une surexposition des violences par armes à feu.
Les crimes de masse. Aussi curieux que cela puisse paraître, il est assez difficile de trouver des statistiques fiables sur le nombre de crimes de masse commis aux Etats-Unis. En effet, les statistiques du FBI sont basées sur des déclarations volontaires des forces de l'ordre locales. Behind the Bloodshed, une enquête menée par USA Today a établi que les statistiques officielles n'étaient fiables qu'à 61%. Une chose en ressort toutefois, les meurtres à plusieurs victimes sont en hausse ces dernières années et la plupart d'entre eux sont commis avec des armes à feu.
Selon USA Today, un meurtre de masse a lieu toutes les deux semaines environ. Selon gunviolencearchive.org les chiffres sont encore pires, avec 133 cas depuis le début de l'année 2015. A tel point que les triple ou quadruple meurtres ne font presque plus la une des médias nationaux, comme nous l'expliquions dans le meurtre de trois jeunes musulmans à Chapel Hill.
Les crimes de haine. La aussi, les statistiques officielles sont à la limite du ridicule. Dans leur rapport annuel, les statisticiens du Bureau of Justice Statistics estiment à 300 000 le nombre de crimes à caractère haineux, qu'ils soient violents ou non. Les chiffres des bases de données du FBI rapportent entre 5000 et 6000 crimes haineux par an. Là encore, le manque de volonté des forces de police locales sont en cause.
Dans l'ensemble, le taux de crime haineux violent est resté stable autour de 1 pour 1000 personnes depuis 2004, ce qui correspond à une importance relative plus élevée en raison de la baisse des autres types de crimes.
Document du Bureau of Justice Statistics sur le taux de crimes haineux aux Etats-Unis.
La montée des loups solitaires. Le loup solitaire, dont jusqu'à présent le tueur de Charleston est le portrait-robot parfait, c'est la nouvelle peur de l'Amérique. Un homme seul ou un petit groupe qui prennent sur eux de commettre une tuerie au nom d'une idéologie, sans leaders, sans organisation. Une tactique destinée à tromper les forces de l'ordre employée aussi bien par les islamistes que par l'extrême-droite. Dans un rapport effrayant intitulé L'âge du loup solitaire, le Southern Poverty Law Center révèle que toutes les cinq semaines, un attentat est commis ou déjoué aux Etats-Unis. Dans 74% des cas, il est l'oeuvre d'une seule personne. Le chiffre monte à 90% avec trois personnes ou moins. Leur « historique de la terreur » (PDF) est un récapitulatif détaillé de tous les attentats exécutés ou déjoués sur le sol américain par des loups solitaires.
Le loup solitaire est sans doute le symbole le plus marquant du nouveau visage de la violence par armes à feu aux Etats-Unis. Moins lié aux gangs et au crime crapuleux, les tueries de masse et les crimes haineux donnent aux meurtres par armes à feu un aspect aléatoire et imprévisible qui provoque une peur constante. « Il faut que vous compreniez que c'est dans un monde comme ça que nous vivons, soyez attentif, vous aurez peut-être quelques secondes d'avance sur un type comme ça » détaille, laconique, un ancien agent du FBI sur CNN.
Voilà le nouveau paysage de la violence aux Etats-Unis. Dans ces circonstances, on comprend mieux pourquoi les américains se sentent moins en sécurité. La peur des loups solitaires sert aussi le narratif des « pro-guns ».
L'année dernière, pour la première fois depuis presque 20 ans, le nombre d'américains en faveur du droit à porter une arme dépassait celui de ceux en faveur d'un contrôle plus strict sur les armes à feu.
Ils reste un dernier graphique à explorer. Si la perception de la violence par armes à feu ne reflète en rien son évolution réelle, les Etats-Unis restent dans une situation inquiétante par rapport aux armes. Le pays figure toujours (de loin) en tête du classement peu flatteur des pays développés ou les meutres par armes à feu sont les plus fréquents (3,2 pour 100 000 personnes par an, contre 0,1 en France).
Le taux de meurtre par armes à feu dans les pays développés. A droite, les Etats-Unis. (Vox)
« Il faut que l'on reconnaisse que ce genre d’événement n'arrivent pas dans les autres pays riches, et nous devons faire quelque chose » a déclaré le président après la tuerie.
T.L