Ce fut un moment exquis. Car il n'y a pas à La Roque-d'Anthéron que les interprètes majestueux jouant sous les arbres majestueux du parc les chefs-d'oeuvres majestueux du répertoire au son de majestueuses cigales. Il y a de délicieuses soirées, parfois ailleurs, où de grands pianistes -Luisada en est un- mélangent leurs passions, ici musicales et cinématographiques. Et quand ils le font, comme Luisada, sur le thème de l'enfance perdue... et retrouvée, c'est, malgré les problèmes techniques, une soirée de grâce absolue.
Luisada, pianiste et cinéphile
L'idée est si simple qu'on se demande comment d'autres ne l'ont pas eue. Mais il faut peut-être -et les artistes, contrairement à ce qu'on pourrait croire, ne sont pas forcément dans cet esprit-là- être multicarte, quoique la musique fasse partie de l'essence même du cinéma. Or là, il s'agit d'autre chose: aller chercher dans les films les morceaux de piano qui ont marqué les esprits, en tout cas celui du petit Jean-Marc puisque le film le plus récent qui clôt ce parcours d'une soirée est le Manhattan de Woody Allen en 1979 -Luisada avait 21 ans.
Quizz cinématographique sur des morceaux classiques
Et certes ils sont très nombreux, les morceaux classiques qui sont passés à la postérité des cinéphiles, mais ils sont souvent vocaux ou symphoniques, car la musique de film elle-même (et par ses grands compositeurs, de Michel Legrand à John Williams, de Nino Rota à Maurice Jaubert, sans parler des Prokofiev, Korngold ou Chostakovitch) l'est souvent. L'adagio du 21e concerto de Mozart, l'air de La Wally de Catalani, le 2e Trio de Schubert, le 1er concerto pour violon de Szymanowski, la 7e symphonie de Bruckner, Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, la 5e symphonie de Beethoven (même revue par Walter Carlos, devenu Wendy): on a pioché dans notre mémoire, sans souci d'exhaustivité et dans l'ordre donc, pour vous éviter de chercher: Elvira Madigan de Bo Widerberg, Diva de Jean-Jacques Beineix, Barry Lindon de Stanley Kubrick, Les demoiselles de Wilko d'Andrzej Wajda, Senso de Luchino Visconti, 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick ou Orange mécanique du même.
Le cadre nu d'une maison de village
Ou, dans le registre de la musique de chambre encore, l'admirable Un coeur en hiver de Claude Sautet -Daniel Auteuil incapable de répondre à l'amour brûlant d'Emmanuelle Béart au son de la Sonate pour violon et violoncelle de Ravel. Et n'est-ce pas le 1er Quatuor avec piano de Brahms qui accompagne l'énigme du Péril en la demeure de Michel Deville (Nicole Garcia, Christophe Malavoy, Michel Piccoli et Anémone, dans un rôle très surprenant)?
C'est dire qu'il fallait peut-être être pleinement cinéphile... et mélomane (ce qui est profondément notre cas) pour goûter comme une madeleine de Proust la délicieuse soirée offerte par Luisada. Et déjà dans un cadre "décentralisé" par rapport à La Roque-d'Anthéron: dans les Alpilles, le village d'Eygalières, que, s'est-on laissé dire, ceux qui sont lassés du côté "bling-bling" du Luberon ont rejoint, à l'instar de Hugh Grant ou de Fabrice Luchini ( mais on ne les a pas vus) On n'est pas loin de Saint-Rémy-de-Provence et des Baux; et d'ailleurs incroyablement BOBO (ah! ah!) est Eygalières. Mais... imaginez une grande pelouse, en fond une maison de village sans crépi, la pierre à nu, les tuiles impeccables, de jolies volets entre le gris et le vert sur le bleu léger du ciel, car adouci par l'ombre des cyprès.
Mozart au milieu des cactus
Et un Luisada qui -ce fut là le vrai "plus" de la soirée-, commençant par quelques notes de Nino Rota sur l'affiche de La Dolce Vita (projection de photos devant nous pendant la musique), afin de nous rappeler que la musique de films a aussi produit des génies qui ont si bien marqué le cinéma de leur empreinte qu'on a oublié qu'ils ont fait autre chose, et c'est le cas de Rota, un Luisada donc qui commence par nous conter... un petit garçon prénommé Jean-Marc (fils unique?) dont les parents, dans la bonne mais sans doute paisible ville d'Alès, cinéphiles invétérés, emmenèrent très tôt le fiston au cinéma du coin, ce qui ne les empêchait pas de se nourrir des films diffusés sur les quelques chaînes de télévision (Il y avait le fameux carré blanc, qui était un rectangle, et alors on m'envoyait au lit mais mes parents savaient parfaitement que je continuais à regarder par le trou de la serrure!) Ainsi, en prélude, cette Fantaisie K.397 de Mozart, si belle,si tragique et si étrange, elle vient... d'un western de John Huston, Le vent de la plaine, avec Audrey Hepburn et Burt Lancaster, celui-ci offrant un pianoforte (!) à sa mère jouée par la grande actrice du muet, Lilian Gish (mais, cher Jean-Marc, elle était revenue au premier plan quelques années plus tôt avec La nuit du chasseur) Et Gish qui s'empresse de jouer la Fantaisie de Mozart au milieu des cactus.
L'étrangeté par lettres de la "Grande Guerre"
Un premier éveil. Et le cinéphile que nous sommes (de la même génération que Luisada, et nourri comme lui de nos premiers coups de coeur de jeune adulte à la même époque) lui rend grâce d'avoir mis en lumière deux splendeurs, dont une un peu oubliée, qu'il accompagna de Brahms et Chopin. Au passage on signale qu'il ne pouvait y avoir aucune frustration pour l'amateur de musique qui entendait la pleine intégralité des oeuvres.
Ainsi le petit Jean-Marc est envoyé en Angleterre pour y continuer ses études de musique. Il a onze ou douze ans, il s'ennuie, les premiers mois sont difficiles et maman, dans son rôle de maman, lui envoie dix lettres par semaine. Pas moins. Mais où elle lui parle... cinéma. Des films qu'elle a vus, qu'il verra ensuite. Dont Rendez-vous à Bray, du réalisateur belge André Delvaux, d'après une nouvelle (étrange) de Julien Gracq. La rencontre troublante d'un jeune homme réformé (c'est la guerre de 14) et d'une servante dans une grande maison isolée où ils attendent le propriétaire des lieux. Au son de cette musique si fuyante du dernier Brahms, les Intermezzi de l'opus 117. La confrontation d'Anna Karina, beauté énigmatique (Elle venait de faire Pierrot le fou) et du jeune premier franco-allemand de l'époque, Mathieu Carrière. Et sur les photos qui défilent (où l'on voit aussi la toute jeune Bulle Ogier) notre souvenir personnel que jamais l'on avait (et l'on aura) aussi bien rendu l'atmosphère de cette guerre du côté de l'arrière, à l'égal des plus grandes pages de Proust qui lui sont consacrées dans Le temps retrouvé.
Chopin... à toutes les sauces
Le Chopin, c'est celui du plus beau film de Bergman, Cris et Chuchotements. Deux soeurs et une servante veillent une troisième soeur agonisante (défilent des images sublimes de cette symphonie de rouge comme le sang) qui se remémore sa jeunesse, jouant (l'actrice était Harriet Andersson, qui avait fait scandale avec Monika du même Bergman, jeune fille fière de son corps) la plus belle des mazurkas de Chopin (l'opus 17 n° 4) Mais il y a aussi, ajoute Luisada, le Chopin kitchissime, souvent hollywoodien, comme dans A song to remember (La chanson du souvenir en français, de Charles Vidor, 1945), que l'avais vu aux Dossiers de l'écran. George Sand était incarnée par la beaucoup trop belle Merle Oberon, Chopin par Cornel Wilde, un culturiste, car on sait bien que Chopin, le pauvre, était un ancêtre de Schwarzenegger!
Jeanne Moreau en "gourgandine"
La Mazurka, elle, était jouée dans le film par la femme de Bergman, Käbi Laretei, qui était pendant ses études dans la même classe qu'Alfred Brendel et Paul Badura-Skoda, ses maîtres. Une excellente pianiste, disait Brendel, mais évidemment qui avait dû s'effacer dans l'ombre du grand homme... Luisada, auparavant, avait fait un détour plus sulfureux avec Les amants de Louis Malle accompagnés par le 1er Sextuor à cordes de Brahms, à l'époque même où Françoise Sagan se demandait si l'on aimait celui-ci. L'histoire de Jeanne Moreau, grande bourgeoise découvrant le plaisir dans les bras d'une rencontre au point de quitter mari et enfants dans son tailleur de grande marque (ah! Moreau en "petite robe noire" et collier de trois rangs de perles, et embrassant avec volupté le pied de l'acteur Jean-Marc Bory), justifiait bien (photos à l'appui sans que celles-ci soient parmi les plus "osées") que ma grand-mère bourgeoise (souvenir personnel) ait toujours traité Moreau de gourgandine...
Visconti et Mahler, Woody Allen et Gershwin
Louis Malle était lui-même de la grande bourgeoisie. Les dialogues étaient de Louise de Vilmorin, autant dire que dans leurs milieux des histoires de ce genre avaient dû se produire. Brahms avait fait une version pour piano de ce morceau de sextuor ( le mouvement lent), ce qui permettait à Luisada de le jouer. Comme il le put grâce à Alexandre Tharaud qui a signé (pour son usage?), une belle version de l' Adagietto de la 5e symphonie de Mahler utilisé par Visconti pour Mort à Venise. Visconti avait donné à Dirk Bogarde la tête du musicien, ce qui avait fait scandale, Bogarde tombant dans une sorte de fascination peut-être amoureuse face à un adolescent éphèbe.
On avait entendu auparavant cette Elégie de Wagner retrouvée par Visconti lui-même et qui, dix ans avant l'opéra, développait déjà le leitmotiv de Tristan et Isolde (une photo immobile de Ludwig nous montrait Helmut Berger et Romy Schneider éclatants de beauté) Et l'on finissait par la si difficile version de Gershwin lui-même (car il y mêle la partie piano et la partie orchestre... mais sur le seul piano) de la Rhapsody in blue, hommage au Manhattan de Woody Allen où, au détour d'une autre photo, on se rappelait que c'étaient presque les débuts de Meryl Streep.
Le "temps perdu" de Luisada. Et retrouvé?
C'était fini. Après des problèmes techniques (Luisada jouant dans le noir, un projecteur aveuglant les spectateurs puis se mettant à tournoyer comme une girandole, une photo de Ludwig sur la musique de Mort à Venise), oui, c'était fini mais on aurait bien continué. Et Luisada aussi. Il y aura un Cd. Il y aura, on l'espère, un tome 2. Il pourrait y avoir aussi un récit de cette enfance baignant dans le cinéma et la musique.
Car avant de se quitter, le pianiste évoquait encore, cette fois, les VRAIS musiciens de cinéma: un des derniers morceaux de Nino Rota pour le Casanova de Fellini. Et cette petite pièce pour Diva de Vladimir Cosma (Cela sonne comme du Satie mais en mieux) où, bien sûr, Luisada provoque un Oh! outragé d'une satienne fervente. Mais il évoqua surtout, du film The Sting (L'Arnaque en français), non pas le fameux rag de Scott Joplin mais un autre, Sun, du même, qu'on entend juste avant que Redford ne se fasse assassiner. Mais ce "Soleil" a une autre résonance encore pour moi car The Sting fut le dernier film que j'ai vu avec mes parents. Peu de temps après ils allaient divorcer... Et le jeune Luisada prendre son envol à Paris.
Une forme de Cinéma Paradiso pour le pianiste.
Au cinéma ce soir... Oeuvres de Mozart, Brahms, Chopin, Wagner, Mahler/ Tharaud, Gershwin. Et Nino Rota, Vladimir Cosma, Scott Joplin en invités-surprises. Espace Etienne-Vatelot à Eygalières (13) le 29 juillet.