De Beethoven à Ligeti, un état contemporain du quatuor à cordes

Les Noga C) William Beaucardet

C'était  la "Biennale du Quatuor à cordes" l'autre semaine à la Philharmonie de Paris. Un état du quatuor à cordes, genre dépouillé s'il en est, mêlant légendes (Quatuor Arditti, Quatuor Hagen) et jeunes pousses. Avec même des master-classes -prises d'assaut- d'Alfred Brendel, grand musicien autant que grand pianiste. J'ai assisté à une salve le second samedi: dans l'ordre les Casals, les Noga et les Thymos. De jeunes quatuors qui nous ont montré ce qu'il faut faire... et ce qu'il faut moins faire!

Un genre musical vertigineux

C'est le genre le plus ingrat peut-être, le plus austère et en même temps celui qui peut transporter le mélomane à de vertigineuses hauteurs. C'est la quintessence même de la musique: cette réunion de quatre cordes, deux violons, un alto, un violoncelle, si proches qu'elles peuvent grincer, crisser, leurs sons respectifs s'unir encore plus mal que les voix de certains chanteurs, de sorte qu'il faut beaucoup de pratique, d'entente, d'écoute mutuelle et de respect pour parvenir à un son unique et enfin satisfaisant. Genre ingrat, oui, dans la mesure où on ne le conseillera pas à un frais néophyte qui voudrait découvrir la beauté du classique.

Les Noga en plein jeu C) William Beaucardet

Les Noga en plein jeu C) William Beaucardet

 

Des chefs-d'oeuvre par les plus grands

Mais les plus grands compositeurs s'y sont essayés et, transcendés par l'enjeu, ont écrit pour lui leurs plus belles pages: Haydn, le père du genre, Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Schumann et Brahms, Dvorak, Bartok ou Chostakovitch. Parfois un unique quatuor, comme Debussy ou Ravel, mais un chef-d'oeuvre, ou deux, comme Smetana ou Janacek, mais un chef-d'oeuvre à chaque fois.

Il faut un leader

Ces quatre voix sont comme des voix chantées  et elles exigent un leader, qui est de fait le premier violon: c'est lui qui a la mélodie le plus souvent, comme, dans un quatuor vocal, le plus souvent les sopranos. C'est lui surtout qui donne le tempo, les attaques, qui relance, qui insuffle, tout en veillant à ce que la personnalité des autres ne soit pas écrasée. Voilà pourquoi on ne s'improvise pas quatuor, il faut une longue pratique et il n'y a rien de plus perturbant pour un quatuor depuis longtemps formé que de voir partir son premier violon. Voilà aussi pourquoi peu de solistes "font quatuor", ou alors ponctuellement, ou alors parce qu'ils sont avec des musiciens complices, tel Renaud Capuçon qui joue avec son frère Gautier, ou avec des altistes qu'il connaît bien comme Lise Bertheaud ou Gérard Caussé. Et Renaud est un leader, de tempérament.

Les mêmes C) William Beaucardet

Les mêmes C) William Beaucardet

Un leader pour le Quatuor Noga

Et Simon Roturier est un leader. C'est le premier violon du Quatuor Noga, fondé en 2009; Trois Français, un Israëlien, l'altiste Avishaï Chameides. C'est un bonheur de les voir autant que de les entendre, dans ce 12e quatuor de Beethoven, le premier de cette série finale si étrange et si géniale où Beethoven, complètement sourd, fait presque de la musique expérimentale. C'est moins sensible dans ce quatuor-là mais tout de même, ces accords tranchants du début, à l'unisson, âpres, glaçants... Et tous, Chameides, Joan Bachs, le violoncelliste, Lauriane Vernhes, la second violon, les yeux rivés sur Roturier...

Une grande oeuvre de Beethoven

Et ensuite, des échanges de regards constants entre Bachs et Chameides (car un quatuor, c'est aussi deux groupes, les violons d'un côté, l'alto et le violoncelle de l'autre), et puis Chameides vers Roturier, histoire de respirer de la même manière dans l'immense mouvement lent, douloureux et pudique, où les voix ressortent si bien (celle du violoncelle), avant une danse allemande très surprenante où le deuxième violon prend la mélodie, reprise par le premier violon.

Le scherzo multiplie les groupes par deux: violoncelle-deuxième violon, violoncelle-alto, les deux violons. Le dernier mouvement, lui, est un peu précipité, par l'option de Roturier à laquelle adhèrent les autres (et dans un quatuor on doit suivre la voix principale!): on dirait une décomposition de danse allemande par un Allemand d'aujourd'hui. Mais après tout, c'est peut-être aussi du Beethoven.

Ligeti et Schubert à l'unisson

Le quatuor de György Ligeti "Métamorphoses nocturnes" était très beau aussi, dans son écriture alla Bartok qui démarre au violon, passe à l'alto, se pare de couleurs nocturnes qui rappellent "La nuit transfigurée" de Schönberg, évolue en une vaste déploration ponctuée de stridences avant une fin de douceur et de silence. En dépassant l'univers de Bartok, Ligeti trouve un style, très bien rendu par des Noga disciplinés.

Le Quatuor Casals C) Molina Visuals

Le Quatuor Casals C) Molina Visuals

 

Disciplinés aussi dans le 10e quatuor d'un Schubert de 16 ans. La même écoute, la même attention constante à Roturier. Mais imposant une douleur, une mélancolie, qui seraient à leur place dans les grands chefs-d'oeuvre de la fin: leur interprétation manque d'insouciance, d'une pointe de joie. Or Schubert écrivait alors pour son père et ses frères, dans la tranquille intimité familiale, lui-même tenant la partie d'alto...

Moins d'entente chez les Thymos

Au quatuor Thymos, fondé en 2003 par des musiciens parisiens et lyonnais, le premier violon s'appelle Gabriel Richard. Les Thymos ont un invité, le pianiste Philippe Cassard, car ils jouent deux quintettes. D'abord le 2e avec piano de Dvorak: une pure merveille, avec son mouvement lent mélancolique et limpide que Cassard rend parfaitement. Il est là et tant mieux, se dit-on! Car Gabriel Richard ne fait pas son boulot: jamais un regard vers ses camarades, ni vers Cassard; la violoncelliste, Delphine Biron, qui ouvre l'oeuvre par une si belle mélodie et qui a un joli son, se débrouille comme elle peut, l'altiste Nicolas Carles, plus timide, attend les ordres et Cassard assure, plutôt remarquablement, malgré une tendance, quand il veut se faire entendre, à "taper".

Mais c'est surtout l'entente avec la deuxième violon, Anne-Sophie Le Rol, qui fait défaut. D'où des sons qui s'harmonisent mal. Cela manque de fondu, les attaques sont imprécises, il y a des décalages. Le chef-d'oeuvre de Dvorak y résiste et au moins il y a la fougue attendue mais si Richard n'avait pas constamment le nez dans ses chaussures!...

Cassard sauve le coup

Cela s'améliorera avec le Quintette "La Truite" de Schubert, ce quintette où le second violon est remplacé par la contrebasse. Exit donc Le Rol, place à Yann Dubost qui fait très bien entendre sa partie parfois ingrate. Richard relève la tête, on sent l'alto et le violoncelle plus détendus. Cassard, en professionnel à qui on ne la fait plus, se débrouille comme un grand. Ce Schubert est bien mieux que le malheureux Dvorak...

Les Casals C) Molina Visuals

Les Casals C) Molina Visuals

Le juste milieu, je l'avais trouvé le matin avec les Espagnols du Quatuor Casals.

Re-Beethoven et une création

Où d'ailleurs la premier violon, Vera Martinez-Mehner, avait interverti son poste avec le second violon, Abel Thomas, dans le 1er quatuor de Beethoven: Thomas, dans la grâce encore un peu galante de l'écriture, mettant sa patte, rendant bien le Beethoven qui commence à faire évoluer le style de son temps, le faire basculer vers la puissance romantique. Un son pas toujours soigné de l'altiste, Jonathan Brown, mais une belle cohérence d'ensemble, des voix justes, comme dans l' adaptation pour quatuor de la 9e sonate pour piano par Beethoven lui-même (le très bon violoncelliste est Arnau Thomas: le frère d'Abel?)

Un petit quatuor, "Neben", en création, de l'Italien quadragénaire Aureliano Cattaneo, bien écrit pour les instruments mais qui ne renouvelle en rien l'écriture contemporaine: dissonances, silences, déstructuration de la forme, jeu sur une seule note répété à la Scelsi. Ce quatuor ne réussit pas à être autre chose qu'une série de morceaux.

Le juste milieu suffit-il?

Martinez-Mehner reprend sa place après l'entracte dans l'impressionnant 14e quatuor de Beethoven, lui aussi destructuré puisqu'en sept mouvements enchaînés. C'est très en place, d'une belle écoute, avec un tissu de sons arachnéens dans l'Andante, un Allegro final où Beethoven a des couleurs schubertiennes. Mais dans cet équilibre général où Beethoven est tout à fait présent, on ne sent pas la révolution à venir. C'est un Beethoven droit dans ses bottes mais pas du tout visionnaire. Comme si, à force d'un équilibre musical heureux, les Casals en avaient oublié de s'engager.

Et c'est de l'engagement qu'on demande dans ces oeuvres-là.

Trois concerts donnés le 20 janvier à la Petite Philharmonie de Paris (ex-Cité de la Musique) dans le cadre de la Biennale du Quatuor à cordes (du 11 au 21 janvier):

  • Quatuor Casals: Beethoven (Quatuors à cordes n°1 et 14, quatuor adapté de la sonate pour piano n°9). Cattaneo (Neben, création pour quatuor à cordes)
  • Quatuor Noga: Schubert (Quatuor à cordes n°10). Ligeti (Quatuor à cordes n°1 "Métamorphoses nocturnes"). Beethoven (Quatuor à cordes n°12)
  • Quatuor Thymos (avec Philippe Cassard, piano et Yann Dubost, contrebasse): Dvorak (Quintette avec piano n°2). Schubert (Quintette "La Truite")