A la Philharmonie deux concerts exceptionnels consacrés à Richard Strauss par un Gewandhaus de Leipzig ovationné

Andris Nelsons et l'orchestre C) Gewandhaus de Leipzig

C'est un des plus grands orchestres du monde qui était à Paris ces jours-ci, le Gewandhaus de Leipzig. Dans un double programme consacré à un unique compositeur, Richard Strauss, plus aimé en France des mélomanes que du grand public, ce qui justifiait sans doute que la Philharmonie ne fût que très honnêtement remplie. Mais ceux qui étaient là auront gardé de ces soirées une impression inoubliable, qu'ils auront accueillies par de très longues minutes d'applaudissements frénétiques.

La hiérarchie des grands orchestres

L'orchestre philharmonique de Berlin, l'orchestre philharmonique de Vienne, l'orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam: longtemps, en Occident (même au-delà de la chute du communisme), on plaçait ces trois orchestres comme les meilleurs du monde. Oubliant ceux qui existaient derrière le "rideau de fer", dans un exercice d'ailleurs un peu vain. Il y avait en particulier deux orchestres allemands qui pouvaient prétendre (avaient prétendu avant-guerre) à tenir la dragée haute aux trois susnommés: la Staatskapelle de Dresde, le Gewandhaus de Leipzig. On avait des nouvelles d'eux de loin en loin, par quelques enregistrements d'Allemagne de l'Est que thésaurisent d'ailleurs aujourd'hui les mélomanes. Le mur tomba. L'orchestre dresdois reprit sa place dans la hiérarchie mondiale. Le Gewandhaus aussi mais parfois éclipsé par l'aura des deux chefs qui le dirigèrent depuis trente ans: Kurt Masur (grâce à qui, à Leipzig même, les premières félures du "rideau de fer" apparurent au fil des manifestations populaires qu'il soutint de son aura) puis Riccardo Chailly -mais c'est d'abord Chailly que l'on voyait, qu'il fût à la tête du Gewandhaus ou de la Scala de Milan...

Un chef aux allures de pope

 La présence à Paris de ce Gewandhaus mythique aura rappelé et sa qualité exceptionnelle, et la tradition musicale séculaire de la bonne ville de Leipzig (au 10e rang seulement des grandes villes allemandes) et la personnalité d'un chef, le Letton Andris Nelsons, par ailleurs chef du Boston Symphony (l'orchestre de Charles Munch, de Seiji Ozawa) -les deux orchestres ont bien de la chance de se le partager.

Le bâtiment du Gewandhaus à Leipzig C) Jan Woitas / dpa-Zentralbild / dpa Picture-Alliance via AFP

  Il entre, habillé à la russe (la fameuse chemise noire boutonnée), dont il gardera aussi la coutume subreptice de saluer les bras en croix. Colosse à barbe noire, aux allures de nounours ou de pope, doté d'une chorégraphie aérienne, avec des bras, des doigts, qui, subtils ou appuyés, guident toujours vers une ascendance, au choix musicale ou philosophique. Même si son Strauss se signale d'abord par une volupté sonore, une orgie orchestrale que le chef et ses musiciens mettent en scène sans relâche -et l'on entendait dans les six oeuvres des deux programmes un compositeur lavé de toutes les traditions, marquant encore, après Wagner et si différemment d'un Mahler, son presque contemporain, une évolution musicale à l'orée du XXe siècle que saluèrent ces deux Français qui eurent pourtant si souvent la dent dure: Paul Dukas, Claude Debussy.

Debussy enthousiaste

Un Debussy écrivant d' Une vie de héros dans Monsieur Croche (nous rappelle le programme): Au bout d'un instant on est pris d'abord par sa prodigieuse variété orchestrale, puis par un mouvement frénétique qui vous emporte là et aussi longtemps qu'il le veut; on n'a plus la force de contrôler son émotion, on ne s'aperçoit même pas que ce poème symphonique dépasse la mesure d'une patience habituelle à ce genre d'exercice. 50 minutes de musique pour cette Vie de héros datée de 1899, adieu au siècle, adieu aussi -quasi- à un genre que Strauss abandonne pour se consacrer -avec quel génie et quels triomphes!- à l'opéra.

L'orchestre, l'opéra ou la voix humaine?

 Ainsi nous est rappelé d'ailleurs l'étrange évolution musicale d'un compositeur mort à 85 ans (et qui écrivit jusqu'au bout quelques chefs-d'oeuvre): une première vie, jusqu'à 35 ans, consacrée à l'orchestre. Un seconde à l'opéra -frénétiques et révolutionnaires d'abord par leur radicalité (Salomé, Elektra) puis se retournant, en mettant en valeur les voix de femmes, vers une nostalgie quasi mozartienne (Le chevalier à la rose, Ariane à Naxos, Capriccio). Au début et à la fin, des concertos -la Burlesque pour piano et orchestre que nous avons entendue, d'un jeune homme de 21 ans, brillant pastiche; le Concerto pour hautbois, bouleversant chef-d'oeuvre de la fin de vie. Et, tout au long de sa carrière, la ponctuant, des lieder, qui font de Strauss un merveilleux compositeur de mélodies dans la lignée de Schubert, Schumann, Brahms ou Wolf, finissant par ces Quatre Dernier Lieder qui disent tout: une oeuvre ultime qui s'achève par l'enlacement de deux flûtes s'échappant vers le ciel, comme dans Ainsi parlait Zarathoustra, cinquante ans plus tôt.

Rudolf Buchbinder au piano, l'orchestre, le chef, Andris Nelsons... et au fond le timbalier C) Gewandhaus de Leipzig

Dans les premiers temps on se cherche

Toute l'énergie de Strauss, donc, sa science de l'orchestre qui est d'ailleurs celle de tant de musiciens de son temps, mais si différente, par exemple, de l'orchestration transparente d'un Debussy ou d'un Ravel. Et cette particularité de traiter chaque pupitre comme un petit orchestre en soi, puis de les réunir avec une science confondante, nouant entre eux les fils sonores qui en feront une toile unique et transparente. C'est ainsi en tout cas qu'Andris Nelsons traite les deux poèmes symphoniques, Don Juan (le premier jour) et Macbeth (le second): l'un, plus célèbre, qui traite du séducteur à travers le poète romantique Lenau -on est entre un Wagner joyeux et un Mahler solaire avant la chute symbolisée par le désespoir des cordes (que Nelsons choisit de ne pas saturer) Quant à Macbeth, moins connu et moins joué, premier des poèmes symphoniques qui comprendront aussi Mort et Transfiguration et Till l'Espiègle, il est, là encore, un étrange mélange de Verdi et de Wagner, un patchwork sonore et fort habile où l'on a parfois l'impression, dans la fulgurance de l'orchestre, que Macbeth va l'emporter -l'introduction des violoncelles et des contrebasses est magique.

Petits dérapages contrôlés

On aura été moins convaincu par la Burlesque (le sens allemand est plus proche de "parodie"), morceau de bravoure brillantissime en forme de pied-de-nez à toutes les virtuosités du temps, et que Rudolf Buchbinder joue trop "sérieux", mettant beaucoup de musique dans les passages rêveurs mais sans les pirouettes, le détachement, le second degré, qu'il trouvera si bien dans son bis de Johann Strauss -on aurait aimé y entendre une Yuja Wang qui était prévue au départ. De même la Suite de valses du Chevalier à la Rose est une merveille de tendresse, d'élégance et de contrepoints galants dans sa section centrale (la présentation de la rose) mais Nelsons, dans les autres sections, fait un peu trop défiler l'armée bavaroise...

En 1895 Richard Strauss a 41 ans C) Österreichisches Theatermuseum / IMAGNO / APA-PictureDesk via AFP

Des éclats d'ambre ou de jade

Evidemment ce furent les deux grands poèmes symphoniques qui mirent encore plus en valeur cet orchestre dont on avait déjà deviné -entendu- qu'il était un des meilleurs du monde. Par comparaison, simplement, avec celui "réputé comme", le Philharmonique de Berlin. Celui-ci: 100 musiciens jouant comme un seul, un moteur de grande cylindrée, la plus prestigieuse de toutes. Avec Leipzig, dès les premières mesures du Don Juan, une réactivité des cordes, un certain brillant des archets -brillant sombre, éclat d'ambre ou de jade-, un éclat inattendu des cuivres. Une sensualité parfois, inhabituelle, mais qui va si bien à Strauss et que ces austères Allemands -de la ville, tout de même, du protestant Bach, de Wagner, de Mendelssohn- transfigurent, laissant passer des éclats de soleil et d'ombre d'une forêt d'été qui vire à l'automne. Et ce Zarathoustra, si connu, les premières notes au moins, depuis le 2001, l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick, mais le reste bien moins: cette tension admirable sur la troisième note, idée forte d'Andris Nelsons, puis un timbalier hors norme (et ovationné à la fin)

L'ascension de Zarathoustra

Et le murmure des contrebasses -magiques- la précision (si difficile à obtenir) des trompettes, des gros cuivres, l'exquise sérénade des petites cordes, l'alto solo, merveilleux, la précision implacable des attaques, cette manière dont les pupitres, en un instant, changent de couleur, passent du sombre au lumineux puis à la demi-teinte, le pépiement des flûtes, dans cet hédonisme où Zarathoustra s'arrête à mi-pente, encore dans la musique et pas dans la philosophie. Un Zarathoustra redécouvert, même quand on a en tête Karajan ou Kempe.

Le héros gravit la montagne

Aussi magique, cette Vie de héros où Richard Strauss, gémeau, être double, s'encense ou se moque de lui-même, on ne sait. Un thème de violon héroïque -le héros!-, puis des sections: Le héros. Les adversaires du héros (sorte de piaillerie grimaçante où chaque instrument, contre les autres, s'en donne à coeur joie)- La compagne du héros (Pauline Strauss, à sa juste place, soutenant son mari dans l'ombre. Moment un peu plus pâlichon...) - La bataille du héros (Discours surchargé et cependant magnifiquement clair, grâce, on ne sait, à Strauss, aux musiciens, au chef; tambours magnifiques, précision des cuivres, du Chostakovitch avant l'heure sauf quand les cordes y mettent de la tendresse, celle, peut-être, de la victoire) - Les oeuvres de paix du héros (très lyrique, et qui ne laisse plus aucun doute sur l'identité du héros, puisque c'est un collage des oeuvres de Strauss, Don Juan, Don Quichotte, Zarathoustra, Mort et Transfiguration, servez-vous) - La retraite du héros: car c'est un peu l'obsession ultime de Strauss, suivre Zarathoustra, se retirer mais en haut de ces chères montagnes de Bavière où la transparence de l'air et de la lumière vous apaise l'âme avant le grand soir. Admirable solo du cor anglais. Montée lente vers les sommets, très douce, s'achevant sur un apaisement des cuivres comme une victoire remportée sur soi-même. 

Nelsons de dos, l'orchestre C) Gewandhaus de Leipzig

Le plus vieil orchestre du monde

La vraie fin du héros, ce seront les Quatre dernier Lieder. On ne saurait trop vanter aussi -et cela on le doit à Andris Nelsons- ce talent formidable de rendre transparente l'orchestration si riche de Richard Strauss, musiciens si nombreux dont on entendrait presque, de chacun, le grain sonore. Oui, orchestre magnifique s'il en est qui, l'avait-on dit?, est le plus ancien du monde (en-dehors de ceux, privés, qui appartenaient à des princes et à des rois): 1743, formé, nous dit-on, par un groupe de 16 philanthropes mélomanes de cette bonne ville de Leipzig où Bach exerçait encore pour quelques années. Une formation de 279 ans pourrait croûler sous la poussière. Elle semble plus jeune que jamais. Il faudrait l'appeler Phoenix-Gewandhaus.

Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, direction Andris Nelsons. Richard Strauss: Don Juan, Burlesque pour piano et orchestre (avec Rudolf Buchbinder, piano), Ainsi parlait Zarathoustra (1e soirée) Macbeth, Suite de valses du Chevalier à la rose, Une vie de héros (2e soirée). Philharmonie de Paris les 30 et 31 mai.