Ouverture de saison à la Philharmonie pour l'orchestre de Paris et premier concert sans chef permanent après le départ de Daniel Harding. Mais une cheffe (pour faire aussi le buzz?): l' Américaine Karina Canellakis dans un programme varié réunissant Wagner, Ravel et Bartok.
L'uniforme des cheffes
Elle entre d'un pas rapide, petite silhouette blonde, tout en noir, pantalon, chaussures vernies, veste, c'est presque un uniforme qu'on appellera "l'uniforme Equilbey", Mirga Grazinyte-Tyla n'en était pas loin non plus, et d'une même blondeur. Comme s'il fallait absolument qu'une femme cheffe d'orchestre (encore si rares, vu leur nombre, la parité, c'est dans cinquante ans) s'impose le moins de féminité possible dans la tenue, une tenue d'homme, pour éviter qu'on la regarde plus qu'on l'écoute?...
Oui, quelque chose des rôles de travesti à la Octavian, à la Chérubin, avec, évidemment, ce contraste, quand il y a une chanteuse, entre la robe glamour et débordante de ladite et la tenue austère de celle qui doit imposer son autorité à un monde encore masculin.
(Car, quand Canellakis, de dos, fait face à la masse de l'orchestre, on se rend compte: mon Dieu! que de paires d'yeux masculins qui la contemplent et comme les femmes, en tout cas face à elle, sont dispersées, discrètes, telles les deux harpistes, à jardin, dans le fond, dont on distingue à peine les visages)
Wagner en exil
Et les cordes, éthérées, lancent les premières notes du prélude de l'acte 1 de Lohengrin. Qui doit être un murmure, une sorte de montée mystique ou un "éther vaporeux qui s'étend", comme le disait Liszt qui créa l'opéra à Weimar pendant que Wagner était exilé en Suisse. Et on est bien dans un recueillement qui, peu à peu, s'étoffe, prend de la puissance, plonge dans le registre grave avant de s'éteindre de nouveau. Malheureusement le beau sentiment initial ne dure pas: Canellakis et les musiciens déchaînent les orgues, oublient les nuances, le mystère s'efface...
Les Wesendonck Lieder suivent avec une extrême cohérence: Liszt crée Lohengrin en Allemagne, Wagner, interdit de son pays pour activités révolutionnaires, rencontre dans son exil zurichois un mécène, Otto Wesendonck et, mal marié, tombe amoureux de sa femme, Mathilde, qui partage ses sentiments. On ne sait si la liaison sera consommée (les lettres de Wagner cultivent soigneusement l'ambiguïté, celles de Mathilde ont disparu!), il en subsistera ce magnifique recueil de lieder, le seul de Wagner, et qui préfigure ceux de Mahler, Wolf ou Strauss, sur des poésies de Mathilde elle-même qui ne sont pas mauvaises du tout.
Pas assez de présence
C'est Dorothea Röschmann qui s'en empare, la voix est ample, la diction claire et sonore, presque trop. Röschmann, dans cet immense vaisseau, a plus tendance à chanter Isolde que l'intimité. Elle peine dans la tessiture incertaine de Der Engel ("L'ange") mais les élans de Stehe still ("Reste calme"), telle une houle, la trouvent plus assurée. On est un peu perplexe face à cette voix qui a de la puissance, de la présence, mais qui commence à se perdre, réussissant de beaux passages (l'épanouissement de Traüme ("Rêves") dans une volupté ensoleillée) , moins à l'aise dans les changements de registre de Schmerzen ("Douleurs"). Beau travail des instrumentistes (l'alto de Françoise Anav-Mallard!) dans Im Treibhaus ("Dans la serre") Quant à Canellakis, elle fait de l'accompagnement, sans dégager la moindre vision, en retrait sur sa chanteuse. Au moins ne la couvre-t-elle jamais. Canellakis est-elle une wagnérienne?
Un Ravel d'une belle fluidité
On se demande alors ce que va nous donner cette 2e suite de Daphnis et Chloé que les musiciens ont en tout cas dans leur A.D.N. (dès Charles Munch en 1968, un an après la création de l'orchestre): vont-ils dévorer toute crue Canellakis, va-t-elle se contenter d'une mise en place? Depuis le début on la sent attentive à la seule technique (jolis gestes, souplesse des bras, est-ce assez?), refusant de se lâcher, comme s'il fallait se faire respecter avant tout - mais une grande direction d'orchestre n'est-elle pas d'abord d'embarquer les musiciens très loin?
Surprise! C'est juste de ton, de sentiment, de transparence orchestrale (très nécessaire dans cette suite), juste de rythme, le plus difficile à réussir car c'est une musique fluctuante, mouvante, et le mérite n'en revient pas qu'à des musiciens aguerris. Canellakis séduit vraiment dans une oeuvre dont il se trouve que je pourrais la fredonner en dormant; mieux encore, elle me conduit (j'aime ça) à tisser, depuis mon fauteuil, des liens ténus et inattendus où Daphnis et Chloé, dans la lente transparence de "Lever du jour", se rapproche de Nuages de Debussy (le grand rival!); où la "Danse générale", énergique et tendue, est bien la contemporaine du Sacre du printemps. Choeurs impeccables.
Bartok déchiré entre Amérique et Europe
Après l'entracte le Concerto pour orchestre de Bartok confirme les affinités de Canellakis avec le XXe siècle. Un des chefs-d'oeuvre du Hongrois, un de ses testaments aussi (la leucémie l'emporte neuf mois après la création) et un de ses rares triomphes dans cette Amérique où il a fui sa patrie écrasée par la guerre. "Le titre de cette oeuvre s'explique par sa tendance à traiter les instruments seuls ou par groupes, de façon "concertante" ou soliste" écrivait Bartok. C'est ainsi que Canellakis traite le premier mouvement, avant d'oublier ces intentions-là, au dam de certains spectateurs. Le deuxième, "Gioco delle coppie (Jeux des couples)" manque de l'ironie qui rapproche là Bartok d'un Chostakovitch qu'il n'aimait pas! Mais Karina Canellakis s'en va ailleurs, en donnant à l'"Elégie" une violence sombre qui contredit le caractère enjoué traditionnellement dévolu à ce concerto. Elle fait mieux dans l' "Intermezzo": elle contraste les piaillements des cuivres, façon Un Américain à Paris de Gershwin (étrange confrontation!), et l'immense mélodie de sentiment hongrois des cordes à l'unisson; et c'est comme si, dans cette ville de New-York bruyante et colorée la patrie perdue, dévastée par la brutalité sanguinaire et les déportations massives perpétrées par les nazis et leurs sbires, se rappelait, désespérée, à Bartok.
Deux exilés?
Bartok dont il n'est pas interdit de penser qu'en décembre 1944, date de création du concerto, s'il ignorait le sort abominable des innombrables juifs hongrois, il était reconnaissant à deux musiciens juifs, Sergueï Koussevitzky et Yehudi Menuhin, en lui commandant l'un le Concerto pour orchestre l'autre la Sonate pour violon seul, de lui avoir permis de vivre dans une certain dignité son exil de mourant en terre américaine.
Canellakis y pense-t-elle, elle dont le nom grec suppose aussi des ancêtres exilés -dans quelles circonstances? Elle dresse en tout cas ce pont entre l'Amérique énergique et l'Europe accablée; et prend le "Finale" à une vitesse folle, où l'on peut voir soit une course à l'abîme soit une réconciliation avec l'esprit américain, mouvement où brillent les musiciens de l'orchestre, à l'exception des bois, déjà bien sollicités par l'oeuvre de Ravel. La cheffe obtient alors un juste triomphe et l'on se dit que, soulagée de l'accueil, elle pourra se lâcher davantage le lendemain, débrider son Lohengrin, dépasser la technique...
Concert de l'Orchestre de Paris, direction Karina Canellakis: Wagner: Lohengrin, prélude de l'acte 1; Wesendonck-Lieder (avec Dorothea Röschmann, soprano). Ravel: Daphnis et Chloé, suite n° 2. Bartok: Concerto pour orchestre. Philharmonie de Paris, les 4 et 5 septembre