C'était mercredi et jeudi le dernier concert de la saison pour l'orchestre de Paris et c'étaient aussi les adieux de son chef titulaire, Daniel Harding, après trois ans à sa tête. Un programme exigeant, Brahms et Sibelius, et une attention décuplée pour des musiciens conscients du moment vécu.
Un adieu ou un manifeste?
Je n'étais pas au tout dernier concert de jeudi (puisque les concerts de l'orchestre de Paris vont toujours par deux) mais à celui de mercredi; je ne saurais donc pas ce qui s'est passé quand Harding a relâché sa baguette, vivats, standing ovation, larmes (du côté des musiciens) bis en forme d'au revoir (car Harding revient en février comme chef invité dans l' Elias de Mendelssohn) Ce dernier programme avait en tout cas, après trois ans de mandat, la forme d'un programme comme les autres mais à y bien regarder (ou écouter)...
Car déjà, pour ces adieux, il était dressé un bilan de ce qu' Harding a apporté à l'orchestre en termes musicaux. Entendons-nous: le bilan est purement factuel, non, évidemment, qualitatif. Importance du répertoire anglais, évidemment, créations (Benjamin, Birtwistle ou, surtout, plusieurs oeuvres de Jörg Widmann) ou entrées au répertoire comme la 10e symphonie de Mahler ou le Manfred de Schumann - Schumann, "compositeur partout sous-estimé" dont Harding a dirigé des oeuvres rares, Scènes de Faust, Le paradis et la Péri ou la Fantaisie pour violon (premier état du concerto)
Fonction du directeur musical
"Un directeur musical n'est pas là pour casser ce qui a été fait avant lui, mais pour écrire une autre histoire avec l'orchestre et lui donner de nouvelles armes" (Daniel Harding, cité dans le programme: belle maxime dont beaucoup, et pas seulement dans le domaine musical, pourraient largement s'inspirer)
Se posait donc ces deux soirs-là une double question: le programme avait-il valeur de manifeste? Les musiciens allaient-ils être à la hauteur de l'enjeu? Car si le départ précipité d'Harding après un seul mandat de trois ans n'a jamais vraiment été expliqué, on se doute qu'il y a quelque chose d'une mésentente, disons existentielle, entre l'orchestre et le chef. Une saine réserve de la part des uns et des autres, en ces temps où tout le monde se jette n'importe quel reproche à la figure par le biais du net, a suivi, souhaitons que cette réserve se proroge...
Jansen et des musiciens attentifs
On n'aura pas eu la réponse à la première question, réunir un Brahms populaire à un Sibelius rare, est-ce une déclaration d'identité qui arrive comme un point final? Pour la seconde question on a été vite rassuré par la concentration de l'orchestre.
Une jolie initiative éditoriale nous indique dans le programme l'antériorité de chaque oeuvre jouée: ainsi on nous informe de tous les concerto pour violon de Brahms depuis Zino Francescatti en 1967 (l'orchestre était à peine créé) sous la direction de Charles Münch. Tous les grands violonistes de ce temps l'ont suivi: Stern, Oistrakh, Pelman, Mutter, Mullova, Vengerov, bien d'autres. Jamais Janine Jansen. Mais avant qu'elle entre (longue robe bleue laissant une épaule dénudée sous la blondeur de la chevelure) il y a cette introduction orchestrale magnifique, mélange de puissance et de mélancolie, qu'Harding dirige comme un grand massif alla Bruckner, les phrases découlant fluidement les unes des autres avec, simplement, de subtiles variations de respiration -et l'on sent immédiatement les musiciens attentifs, les yeux rivés au chef, cela s'entend dans le grand thème à la qualité des cordes, des cordes à leur meilleur dans le crescendo qui précède l'entrée du violon. Rien à voir avec cette symphonie du même Brahms (voir chronique du 14 mai 2018) où Harding se heurtait à l'indifférence d'une partie de ses troupes.
L'engagement d'une violoniste
On saluera, de Janine Jansen, pas si souvent chez nous, l'engagement, la musicalité, surtout dans les grands passages lyriques qui alternent en permanence dans cet immense premier mouvement (20 minutes) avec une ampleur assez écrasante (et là encore, Harding tire Brahms vers Bruckner, ce qui n'est pas du tout absurde). On reprochera à Jansen quelques sons un peu agressifs (c'est qu'elle préfère, et c'est très bien, faire vivre chaque note mais Oistrakh le faisait dans la plénitude sonore. Il est vrai qu'il n'y a qu'un Oistrakh!). La projection du son est parfois aussi à développer (le dialogue avec les vents) Mais, comme souvent, l'instrumentiste s'installe, trouve ses marques, se déploie, répand une atmosphère automnale, avec un vrai partage des rôles.
Et c'est cela qu'on finit par aimer, la complicité qu'il y a entre la violoniste néerlandaise et le chef britannique, qui nous propose une sorte de "Symphonie avec violon obligé" où la soliste est la première violon de l'orchestre. Très belle osmose (si l'on était méchant on dirait qu'Harding retrouve avec Jansen ce dialogue qu'il n'a pas su ou pu trouver avec ses musiciens, même si ceux-ci (excellence des cordes en particulier) ont ce soir tout à fait conscience qu'ils sont attendus)
Tzigane et bis
Dans le mouvement lent le solo de hautbois d'Alexandre Gattet est splendide, le violon entre, nous raconte une histoire, un conte ou une légende des forêts. Toujours cependant ce problème de projection. Le troisième mouvement fait tout oublier: la danse tzigane est prise assez vite par la violoniste qui porte haut l'archet avec une violence joyeuse parfaitement suivie par Harding et des musiciens rassurés. Le changement de rythme final (martial) voit une violoniste libérée, impériale. Son bis (Bach, bien sûr) résonne comme sous la voûte d'une église de Delft ou d'Amsterdam dans un tableau tardif de l'âge d'or hollandais.
Un manifeste, la symphonie n° 4 de Sibelius?
Une symphonie neurasthénique
Seulement la troisième fois que l'orchestre la donne, et avant par le finnois Saraste et l'estonien Paavo Järvi. Il est vrai qu'elle est rude. Hélène Cao nous rappelle dans le programme (excellente analyse, il faut saluer le travail de nos confrères pour nous informer avec flamme avant l'écoute) que Sibelius (on est vers 1910) était dans le quatrième dessous: dettes nombreuses, échecs répétés, problèmes de santé (on redoutait un cancer) dont la symphonie est le reflet. Et, parole, même pour un sibélien fervent comme moi, l'oeuvre est rude. Elle fut d'ailleurs un échec mais elle nous rappelle aujourd'hui, ce qu'on a nié longtemps (surtout en France, temple des déclarations radicales), que Sibelius (Cao l'exprime très bien) explorait d'autres voies de la modernité (qu'un Stravinsky ou un Debussy), moins immédiatement séduisantes mais tout aussi fertiles.
Dès le premier mouvement on a l'impression de croiser des icebergs: les huit contrebasses se lancent, rattrapées par les violoncelles, qui poursuivent sur une amorce de thème lugubre, soutenus par les conctrebasses, et toutes les cordes entrent en jeu peu à peu, dans des couleurs d'un gris minéral. Les cuivres sonnent. Les cordes répondent. Des appels sonores entrecoupés de longues respirations (qu'Harding et l'orchestre rendent très bien). Chaque instrument, ou groupe d'instruments, lance à tour de rôle un éclat de pierre qui retombe ou disparaît dans la nuit blanche; rien n'aboutit, aucune phrase, aucun thème, comme si la fatalité, aspirant l'espace, étouffait tout.
Une gaieté de sauna
Un chant de hautbois. Puis Harding soulève le bras, le laisse retomber en tranchant l'air. Attaques nettes et couleurs sombres d'une petite mélodie qui pourrait être heureuse: à quoi ressemble le bonheur sous un ciel scandinave?
Mais en même temps tout cela est si radical, si radicalement écrit, si radicalement défendu par Harding et des musiciens qui ont COMPRIS. Le troisième mouvement (largo, donc ample), voit défiler devant nous une armée de héros épuisés qui aperçoivent la terre promise, même si elle est nue et glacée. Le finale est énergique, puissant, presque mélodique, pas plus gai pour autant ou alors c'est une gaieté de sauna. Trémolos des violons; appel de flûte, réponse du hautbois. Déploration des violons, comme un tombeau qui se referme.
Sibelius est grand et Harding est son prophète.
Orchestre de Paris, direction Daniel Harding avec Janine Jansen, violon: Brahms (Concerto pour violon) et Sibelius (Symphonie n° 4), Philharmonie de Paris, les 19 et 20 juin.
Plus surprenante la brochure de l'orchestre qui nous vante, pour la saison prochaine, une myriade de merveilleux chefs invités (Chailly, Gergiev, Salonen, Sokhiev, Dohnanyi, on en passe), certains qui reviennent plusieurs fois (Saraste, Roth, le jeune Shani: des pistes à suivre?): pour mieux nous faire oublier que l'orchestre n'a toujours pas de chef permanent. Or même le Philharmonique de Vienne a un chef principal. La question toute bête, et qui peut-être fâche, est donc: quand?
(On peut poser aussi la question pour l'Opéra de Paris mais il semble que pour cette nomination-là cela monte très très très haut sans même que le ministre de la Culture ait son mot à dire, sinon que (en substance) c'est pour bientôt)