Des cigales, des chapeaux, des lectures, des pianistes mais pas que... Et encore des cigales. Et surtout une très grande soirée, celle proposée par Nelson Goerner. Suite de notre chronique de quelques jours au festival de piano le plus célèbre de France.
La fierté de Mendelssohn
Sélim Mazari a la banane.
Ce n'est pas le même caractère que Marie-Ange Nguci. Mazari, quand il est content, il le montre. Le jeune pianiste (28 ans) joue à 17 heures, pas seul, dans ce ravissant salon de verdure aménagé au fond du parc. Et deux oeuvres rares pour quatuor avec piano: le Quatuor n° 3 opus 60 de Brahms (celui des trois qu'on entend le moins) et le Quatuor n° 3 opus 3 de Mendelssohn. Tu ne savais même pas -et pourtant c'est un compositeur que tu aimes infiniment- que Mendelssohn avait écrit pour cette formation-là: Et c'est très beau, te dit-il. En fait Mendelssohn, enfant prodige, a écrit plein d'oeuvres de jeunesse (les "Symphonies pour cordes") qui n'ont pas de numéros dans son catalogue. Eh! bien il était tellement fier de ces trois quatuors que ce sont les trois premiers opus officiels de son oeuvre... Mais la partie de piano est très difficile. C'est presque un mini-concerto pour piano.
Tu ne t'inquiètes pas. Mazari et ses amis franco-asiatiques du Trio Arnold (un rare trio à cordes, au répertoire bien moins nombreux que celui des trios avec piano) enlèvent cela avec beaucoup d'homogénéité et de plaisir. C'est de l'excellent Mendelssohn, même avec ce scherzo un peu long où l'on sent le bonheur, chez un jeune génie, de découvrir son pouvoir d'inventer la musique.
Et la noirceur brahmsienne
Tu te demandes aussi, dans ce cadre éclatant de lumière, pourquoi ce Quatuor de Brahms est mal aimé. Ou plutôt: âpre, amer, parfois radical, d'humeur noire, avec dans le Scherzo (le terme, on l'oublie, veut dire "plaisanterie" en italien) une sorte de course à l'abîme à coups de rythmes syncopés. Mais ils le défendent bien; tu notes, parmi les musiciens du trio, le son étrange et inhabituel (fort beau) de l'altiste Manuel Vioque-Judde.
Et cependant...
Jacques Laville, l'acousticien qui sonorise ce lieu fait pour les cigales, les pics-verts et quelques abeilles, ne peut tout à fait faire de miracles. L'an dernier, de mémoire, c'était piano ou duo. Là ils sont trois ou quatre, c'est un peu trop. Le piano en souffre. Pas forcément avec Mazari, où le son qu'il cisèle ne sonne pas "concerto" mais osmose. Davantage le lendemain avec le Trio Hélios, jeune ensemble de talent où l'équilibre des oeuvres de Saint-Saëns ou Ravel est bien plus incertain. Un trio est un trépied et le piano d'Alexis Gournel sonne parfois mal derrière ses camarades, d'autant que le son de la violoniste Camille Fonteneau rayonne face au violoncelle bien timbré de Raphaël Jouan. Celui-ci sent bien le piège du lieu, au point de mettre trop de lyrisme dans ce chef-d'oeuvre qu'est le Trio de Ravel.
Trios français dans la verdure
Celui de Saint-Saëns (le numéro 1) alterne les... Saint-Saëns: un admirable mouvement lent sur une mélodie peut-être bretonne (une Bretagne au ciel noir) précède un scherzo trop sautillant et un final pas très inspiré. Belle idée enfin de finir par D'un matin de printemps de la grande Lili Boulanger, morte si jeune, qui semble une promenade à vélo musicale dans une campagne à coquelicots.
Mais le lieu est magique, un berceau de verdure dont le baldaquin serait le ciel. Avec un petit club de cigales, qui a essayé de trouver le calme, et s'agace parfois que ces grands insectes sans élytres viennent le troubler.
Tu t'enfonces dans l'idée de cette énigme en te demandant si Jean-Henri Fabre, le grand entomologiste, ou un de ses descendants, a écrit un La cigale, sa vie, son oeuvre. Qui serait aussi curieux que La vie des fourmis (de Maeterlinck), nonobstant leur brève rencontre orchestrée par La Fontaine.
Le matin même elles étaient déjà là. Encore un peu endormies, comme toi.
Un Liszt du matin
Tu n'es pas du matin. Tu aimes à te lever tard, tu préfères entendre, justement, la nature s'endormir et non pas s'éveiller. Et chaque jour, pour ce concert de 9 heures 45, tu dois prendre ton temps pour te remettre les idées en place. Ton premier bonheur sera pour les rues désertes de La Roque, caressées par une lumière déjà limpide, que tu descends dans le silence sous les volets colorés à peine entrouverts. Le deuxième bonheur, ce matin-là, c'est la blondeur de Claire-Marie Le Guay en longue robe d'été, son grand sourire et bientôt son talent déployé.
Heureuse. Tout un programme Liszt, qui remue, qui explose, qui éclate, qui tient même les cigales en lisière: La prédication aux oiseaux de Saint François d'Assise, Saint François de Paule marchant sur les flots, Cantique d'amour, Consolation 2 et 3, le sombre Funérailles, la transcription de la si admirable et wagnérienne Mort d'Isolde et enfin un Rêve d'amour comme on l'entend si peu, dans sa pureté originelle.
La probité de Claire-Marie Le Guay
Le Guay est une de ces femmes pianistes qui ne vont pas montrer leur virtuosité, surligner des interprétations, exacerber les contrastes d'un compositeur déjà suffisamment expressif (et parfois plus secret, énigmatique, qu'on l'imagine) et tu reconnais volontiers (tu l'entendras d'ailleurs vite) que cela peut-être ébouriffant. Le Guay joue, c'est tout. Très bien: si elle poussait un peu, on croirait entendre Saint François de Paule faire du roller sur les flots mais elle se retient, met du recueillement dans le Cantique d'amour, n'exagère pas les couleurs de glas de Funérailles , réussit, sans forcer, la montée irrésistible de la Mort d'Isolde, chante, sans alanguissement, la célèbre 3e Consolation. Et, grâce à elle, tu remarques enfin, au début de Rêve d'amour, comment Liszt s'amuse à donner la mélodie à la main gauche et l'accompagnement à la main droite. Depuis longtemps tu ne regrettes plus d'avoir été tiré du sommeil.
Ce sont ces bonheurs-là, d'entendre des artistes à la probité absolue à côté d'autres à la dimension géniale mais parfois hyperbolique, qui font de La Roque d'Anthéron une ADDICTION HEUREUSE.
Un cuistre
(Le lendemain tu entendras une dame défendre la pianiste devant un monsieur, prétendu critique, qui aura prononcé Ah! oui, Claire-Marie Le Guay, avec la bouche en cul-de-poule et le mépris distingué d'un homme bien élevé (c'est-à-dire très mal) Elle te parlera un peu plus tard: Ah! vous avez pensé comme moi. Mais, vous savez, je ne suis pas une spécialiste. Peut-être pas, madame, mais vous avez l'intuition, qui est un sentiment net et sans préjugé)
Tu t'es étendu dans l'herbe sur l'immense pelouse. Le soleil se couche derrière les platanes, la chaleur tombe un peu. C'est l'heure exquise, cher Baudelaire, où les sons et les parfums tournent dans l'air du soir. Tu lis. Entre 7 et 8, tu ne le savais pas, un fond sonore soutient ta lecture, c'est le pianiste du concert de 21 heures qui répète: autant dire que ce n'est pas ton voisin ou ta voisine de palier qui fait ses gammes. Evidemment ton attention se dirige davantage vers ce que tu entends que vers ce que tu lis. Puis tout se tait. Et c'est l'accordeur à son tour (plus austère évidemment) pendant que les pique-niqueurs surviennent -ils ont l'autorisation d'entrer dans le parc une heure et demie avant le concert. Tu ne t'es pas assez éloigné sur la pelouse. Des paroles arrivent jusqu'à toi: J'ai un oeuf-aubergine, c'est pour toi, maman. Si vous voulez il y a aussi jambon cru. Qui veut un peu de jaja? Tu préférais Schubert.
Goerner ou la poésie
Nelson Goerner.
Petit, le crâne lisse, un demi-sourire en coin quand on l'ovationne (sa manière de nous dire qu'il est heureux). L'allure, un peu, d'un Jedi: Goerner est un des plus grands pianistes d'aujourd'hui, reconnu comme tel par ses pairs, malgré sa discrétion, et par toute une partie du public qui le découvre. On pourrait le surnommer le 3e Argentin, après Argerich et Barenboim au niveau desquels il se hisse: son Bach (Fantaisie chromatique et fugue) est jubilatoire et joyeux, distillé avec une clarté et un bonheur intense. Son Schubert est admirable de grâce, de poésie et de souffrance diffuse: ce sont les Impromptus opus 142, la 2e série, moins célèbre que la 1e. Le 1er impromptu est à tomber. Goerner installe un thème franc et viril, heureux, comme si Schubert allait vivre 100 ans et enterrer tout le monde. Et puis peu à peu une vague tristesse s'installe, et de plus en plus, et quand le même thème revient sur la fin, sans rien changer de sa manière de jouer, il nous le fait entendre d'une mélancolie à pleurer.
Durant le 2e impromptu, les ombres de la nuit ont gagné encore et même les cigales se sont tues pour écouter.
Albeniz le moderne
La troisième oeuvre sera le 4e cahier des Iberia d'Albeniz. Tu repenses alors à ce que te disait Simon Ghraichy il y a quelques semaines: Albeniz, l'homme du XXe siècle, qui a Debussy comme dieu. Et Goerner joue ces pièces comme on les joue si peu, avec une main droite qui installe une de ces belles mélodies espagnoles que l'on reconnait d'autant qu'elles ont été si souvent adaptées à la guitare; et une main gauche qui exacerbe les dissonances, en grappes d'accords furieux que Stravinsky ou Ravel ne renieraient pas. C'est tout juste si, parfois, tu n'entends pas la guerre d'Espagne qui s'annonce avec 30 ans d'avance.
Et les bis, sans se prier, Debussy justement; et Chopin, un Nocturne qui se glisse dans la nuit.
Festival de piano de La Roque d'Anthéron, concerts les 10 et 11 août avec les pianistes Sélim Mazari, Claire-Marie Le Guay, Nelson Goerner, le Trio Arnold et le Trio Hélios.
A suivre...