La curiosité d'Esa-Pekka Salonen est légendaire. Ce 5 octobre il s'attaquait à des "fondamentaux", Wagner, Schönberg et Bruckner. Comme une immense symphonie germanique et nocturne dont le Philharmonia de Londres était le bras armé. Superbes moments au Théâtre des Champs-Elysées...
L'allure dansante et juvénile...
Il entre, en noir, d'un pas dansant, on dirait un maître de ballet d'une trentaine d'années, lui qui vient de fêter ses soixante ans. C'est agaçant, cette allure juvénile, mais ne pas s'y fier: l'attention est constante, la main de fer dans un gant de velours, sauf qu'il y a d'emblée (c'est palpable) une immense confiance de la part des musiciens du Philharmonia, et aussi du chef envers eux. Salonen est leur "conducteur principal", il a contribué à bâtir leur saison.
Le Philharmonia de Londres est cette formation créée en 1945 par Walter Legge, le tout-puissant patron de la firme discographique EMI (et par ailleurs mari d'Elizabeth Schwarzkopf qu'il fit abondamment enregistrer...) Legge avait bombardé à sa tête l'immense Otto Klemperer; autogéré depuis 1964, l'orchestre a parfois un peu disparu de nos radars mais le revoici, plus affûté que jamais, avec un chef de la trempe de Salonen.
Programme exigeant, Wagner mythique
Un Salonen qui, dans un programme exigeant, nous offre une "nouveauté" parisienne: c'est la première fois qu'il y dirige une symphonie de Bruckner.
Programme exigeant, qui aura pu faire peur à certains car le Théâtre des Champs-Elysées n'était pas complet, surtout dans les hauteurs. Les absents ne savent donc pas ce qu'ils ont manqué, tant pis pour eux...
Une des plus belles pages de toute la musique d'abord, le "Prélude et mort d'Isolde" de Wagner. On peut être allergique à Wagner, on ne peut rester insensible à la puissance lyrique et émotive de ce petit monument symphonique, puisqu'avec génie Wagner réunit l'ouverture de son "Tristan et Isolde" et la fin, l'acmé, la mort de l'héroïne, "débarrassée" (si l'on ose dire) de la voix de la cantatrice. Or c'est l'orchestre qui a la mélodie, Isolde y pose ses notes tel un instrument supplémentaire, en un immense crescendo amoureux construit comme une spirale qui s'élève vers le ciel.
Tourbillon mystique de l'amour
Et (même si parfois les vents ne ressortent pas assez, si les flûtes et les hautbois manquent de mystère), Salonen orchestre, sans qu'on le voie jamais venir, ce tourbillon avec un sens du timing imparable: au moment même où l'on est dans le relâchement le geste, dans sa violence, nous fait gravir de nouveau une marche vers le ciel. Les violoncelles et les contrebasses nous régalent de sublimes frémissements, il y a tout à coup des traits de fée de la part de toutes les cordes, et l'orchestre tout entier résonne d'un son d'orgue quand il accompagne les derniers soupirs de l'amoureuse.
Et quelle élégance dans la gestuelle de Salonen, qui est un bonheur à regarder!
Cordes admirables pour un Schönberg "moderne"
"La nuit transfigurée" de Schönberg est presque un prolongement nocturne du chef-d'oeuvre de Wagner. Il est donné dans la version pour orchestre à cordes (l'original est pour sextuor) et, comme les cordes du Philharmonia en semblent les pupitres majeurs, on se régale à l'avance. Ce sera effectivement admirable plastiquement (les violoncelles sur une mélodie descendante de cinq notes puis les violons, un petit thème en leitmotiv, l'installation d'une nuit scintillante et mouvante qui rappellerait "La nuit étoilée" de Van Gogh)
On remarque un principe de Salonen: construire magnifiquement les crescendos mais ne jamais les laisser s'épanouir. Les "casser", presque. Rien d'une volupté sonore à la Karajan. Mais une acuité, un tranchant, une précision sonore quasi chirurgicale, une modernité, disons-le, assez inhabituelle pour ce Schönberg de 25 ans (1899) Profitant de ce que Schönberg n'a pas encore "inventé" son fameux système dodécaphonique, les chefs font très souvent de "La nuit transfigurée" un des derniers avatars du post-romantisme. Le titre, le contenu du poème bref de Richard Dehmel (dont le père était forestier), renvoient à tous ces auteurs (Schnitzler, Strindberg, Zweig) qui ont décrit le couple et surtout la femme dans son évolution.
L'aspérité des âmes
Deux amants se promènent dans l'obscurité étoilée. La femme annonce: "Je porte un enfant mais il n'est pas de toi" Après un moment de stupeur, la réconciliation s'opère, l'homme recevra ce fruit comme s'il en était l'auteur, sous la nuit désormais transfigurée.
Avec Salonen on est au-delà. Dans la confrontation frontale, l'aspérité des âmes. Jusqu'à cette conclusion sublime où les cordes entament une sorte de fausse valse (apaisée. Schonberg adorait Johann Strauss) avec la mélodie qui plane aux violons, comme des bouffées d'odeurs sylvestres venues à notre rencontre. La fin est quasi silencieuse, mais d'un silence habité.
Ecouter Bruckner: oui ou non?
Salonen n'avait jamais dirigé Bruckner chez nous. Il commence par la "7e symphonie", celle qui changea notre regard sur le compositeur.
Une anecdote personnelle pour commencer, liée à cette émission mythique de France Musiques, "La tribune des critiques de disques" Un jour des années 70, sous l'autorité du (mythique aussi) Armand Panigel, était en écoute la "4e symphonie" de Bruckner. C'était, si ma mémoire est bonne, en raison des premiers pas de Daniel Barenboim comme chef d'orchestre, et Barenboim commençait courageusement (à la tête de l'orchestre de Chicago tout de même) par Bruckner que le (mythique, bien sûr) Antoine Golea considérait encore comme un compositeur de 25e ordre. A telle enseigne qu'au retour du 4e mouvement, Panigel annonçait aux auditeurs que Golea était parti, écouter Bruckner lui paraissant au-dessus de ses forces.
C'était encore cela, vers 1975.
Tutoyer la grâce divine
Malgré le chef-d'oeuvre de Visconti, "Senso" (1954) où le cinéaste, pour accompagner les tribulations d'une Alida Valli, amoureuse désespérée, dans une Venise nocturne, utilise le merveilleux adagio de la "Septième". Adagio qui vint sous la plume de Bruckner quand il apprit la mort de Wagner, à Venise justement, l'hiver 1883. Or Salonen ne s'y arrête pas.
Car, désormais que nous connaissons bien Bruckner, ses admirateurs en tout cas (dont je fais partie), on sait que la structure de ses symphonies est toujours semblable; et qu'à nos oreilles, ses mouvements lents, qui paraissent tutoyer la grâce divine, nous plongent dans un mysticisme à la Bach, avant des scherzos qu'on reconnaît entre tous au bout de trois mesures (des chevauchées au rythme si particulier, comme venues des légendes germaniques) De sorte que le final semble parfois superflu, et d'ailleurs la dernière symphonie de Bruckner, la "Neuvième" (Bruckner, victime, comme Beethoven, Schubert, Mahler, Dvorak, de la "malédiction" de la Neuvième symphonie), n'a pas de final car inachevée, et s'en porte tout aussi bien...
Retenue du sentiment, pianissimi incroyables
Et Salonen, lui, embrasse, sa symphonie comme une oeuvre en quatre mouvements dont le quatrième est l'apothéose. Il pourrait faire de l'adagio un moment éperdu de lyrisme et de force. Il le joue assez lentement, ne pousse jamais le sentiment, le retient même, se garde de larmoyer (ce n'est pas le genre de la maison), trouvant pourtant, d'une manière purement musicale, des correspondances étonnantes: les cuivres sonnent comme du Janacek, avec quelque chose de claironnant qui rappelle les harmonies de village.
La symphonie commence par d'incroyables pianissimi des violons, par un chant admirable des violoncelles. Toutes les parties sont lisibles, on se rend compte (contredisant les a priori de Golea) que cette symphonie, contrairement à ceux qui imaginent Bruckner comme un orchestrateur maladroit, rutile de trouvailles sonores, rattachant le compositeur évidemment à Bach (tel passage en forme de choral) mais aussi à Schubert puis bien sûr à Mahler. Bruckner, plus du tout le paysan autrichien venu de sa petite église de campagne.
Un final en apothéose
Quel beau travail du Philharmonia, quelle belle écoute mutuelle des musiciens! Et la manière dont Salonen, dans un passage de cordes, inverse l'écoute du thème vers le contre-chant, ce qui nous rend sensible et la richesse orchestrale, et son modernisme...
Du coup, si l'adagio contenu déçoit notre sentimentalité d'auditeur, le final est tellurique, véritable fin d'une oeuvre qui dure une heure, monument à Wagner en même temps que monument de musique. Alors se succèdent une sonnerie de cuivres (épatants, cette fois, les cuivres!), un passage triomphant quasi beethovénien (je n'avais pas encore parlé de Beethoven) dans un contraste constant, que Salonen ne perd jamais de vue, entre les vents masculins et les cordes féminines. Avant la fin qui est le crescendo de la forêt triomphante.
"Je vous éclaire!"
La nuit transfigurée de Schönberg a irrigué Wagner et Bruckner, Elle laisse désormais place au jour glorieux, ensoleillé. Avec Salonen au milieu qui a dit à ses musiciens: "Donnez tout! Je vous éclaire"
Esa-Pekka Salonen dirige le Philharmonia Orchestra de Londres: Wagner (Prélude et mort d'Isolde), Schönberg (La nuit transfigurée), Bruckner (Symphonie n° 7) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 5 octobre.