Une intégrale des 32 sonates répartie sur huit concerts, par un des très grands musiciens de ce temps: quatre sonates par quatre sonates, quatre fois huit trente-deux, le compte est bon. A 75 ans Daniel Barenboim revient donc vers celui qui l'a accompagné toute sa vie, plus qu'aucun autre, Beethoven. Le début du cycle avait lieu ces jours-ci.
Pianiste, chef d'orchestre, curieux...
J'ai préféré dire "un des très grands musiciens" tant le personnage de Barenboim dépasse la dimension pianistique. Pianiste, évidemment, il l'est, intensément, même si dans sa carrière il y a eu des périodes de retrait face au clavier, ou plutôt des périodes où l'on avait l'impression qu'il y avait perdu un peu de son sens musical. Ce fut un peu la même chose avec la direction d'orchestre, sa deuxième vraie casquette, où on a pu lui reprocher de passer parfois à côté de l'oeuvre. Mais qui, dans le monde des instrumentistes, a réussi à obtenir ce respect... du monde des chefs? Un Barenboim qui fut un des premiers à imposer Bruckner au-delà du cercle germanique, à dire son admiration musicale de Wagner y compris dans des circonstances compliquées (les polémiques en Israël), un Barenboim dont la curiosité de musicien vaut presque celle, en son temps, d'un Karajan. Mais tout jouer, tout diriger, est-ce un moyen de se faire toujours bien voir?
Alors on en revient aux fondamentaux.
Heureux Parisiens, Berlinois, Viennois!...
Le monument des trente-deux sonates de Beethoven, qui constitue le biberon de tout pianiste, Barenboim l'a enregistré dès l'âge de 25 ans. Il y ajoutait d'ailleurs (sous la direction d'Otto Klemperer, merveilleuse union d'un tout jeune homme et d'un octogénaire) les cinq concertos. Quant aux sonates, il en avait joué l'intégrale en public dès ses dix-huit ans. Il y reviendra dans différentes villes, et à plusieurs reprises, New-York ou Londres, Munich, Madrid, Milan ou Tokyo. Heureux Parisiens que nous sommes, nous partageons avec les Berlinois et les Viennois le nouvel hommage que le chef-pianiste rend à son musicien fétiche pour ses 250 ans en 2020. Mais l'on sent bien que cet anniversaire n'est qu'un prétexte, d'ailleurs (Beethoven est né en décembre) Barenboim le célèbre presque deux ans trop tôt.
Dans la grande salle de la Philharmonie si pleine qu'il a fallu rajouter autour de lui, sur la scène, un demi-cercle de chaises sur trois rangs. Et il entre, à petits pas précis, salue plusieurs fois, à différents endroits du public, comme un acteur, pas cabotin, non, mais il connait son statut, on n'ose dire encore sa légende.
La volonté de Beethoven d'aller toujours plus loin
Le hasard de ce deuxième concert fait que les sonates présentées (8, 12, 25, 28) le sont dans l'ordre chronologique. Cela permet de mieux comprendre ce sur quoi Barenboim (et d'ailleurs d'autres) insiste toujours: la variété de l'ensemble. On pourrait ajouter sa puissance, la volonté constante de Beethoven d'aller plus loin, d'explorer toujours. D'une manière très différente par exemple d'un Schubert. Schubert, de sonate en sonate (il y en a 21), s'enfonce en lui-même, pousse l'introspection jusqu'à un dénuement grandiose, jusqu'à une sorte de désespoir divin. Beethoven pense à l'avenir. La 28e sonate, la première du dernier cycle, transition vers le monument de la "Hammerklavier", laisse déjà entendre ce qu'écriront Schumann ou Liszt. Mais laisse entendre aussi un Beethoven retranché dans sa surdité, dans sa solitude, comme le murmurait un de mes voisins très ému.
Beethoven âgé joue Beethoven jeune homme
La première sonate jouée est fameuse entre toutes: c'est la "Pathétique", d'un homme de 27 ans. Mais Barenboim, de son introduction lente, théâtrale et tragique, fait quelque chose de feutré, avec des souvenirs mozartiens à la main droite (Mozart, son autre compositeur fétiche), des nuances dynamiques constantes, une attention aux silences, comme si c'était un Beethoven âgé qui jouait ce Beethoven de jeune homme. Et un homme de 75 ans n'a pas besoin d'être démonstratif même si parfois les doigts manquent d'implacable précision (quand les mains sont trop proches)
Ce sont dans les mouvements lents que l'on sent la maturité: Barenboim laisse le chant s'épanouir, c'est simple, d'une tendresse humble, murmurée, un peu inattendue car on met souvent dans ce mouvement une forme de puissance. Le début du rondo sonne comme une comptine, avant de dériver vers quelque chose de plus grave.
La "Funèbre" inspire Chopin
La gravité, elle sera encore plus sensible dans la 12e sonate, la "Funèbre", à cause de son mouvement lent ("sulla morte d'un Eroe") en forme de marche funèbre, qui sera d'ailleurs jouée aux obsèques du compositeur. Cette sonate sera la préférée de Chopin qui, lui aussi, s'essaiera (hommage à Beethoven?) à la "Marche funèbre" dans sa 2e sonate.
Beethoven, cette fois, a eu trente ans. Il dynamite la structure de la sonate avec en ouverture un "Andante à variations" au thème héroïque, joué nuancé, comme une sorte d'hymne. Et voici un "petit" scherzo telle une chevauchée, emporté et marqué, où Barenboim retient les rênes, c'est d'ailleurs fou comme il retient souvent les rênes. La marche funèbre intervient selon le principe que la plus belle simplicité est celle de la nudité avant un finale qui reprend presque le petit scherzo, comme si Beethoven n'avait pas tout dit auparavant. Curieux!
Rendre visibles des oeuvres cachées
La 25e sonate, "alla Tedesca", sera une merveille. Elle dure à peine dix minutes mais Barenboim part du principe que dans le monument "32 sonates" aucune n'est "plus petite" ou "plus grande". Chacune a son identité propre, affirmée, et c'est justement la beauté d'une intégrale que de rendre visibles (ou audibles) plusieurs de ces oeuvres un peu cachées, ou traitées moins bien que les plus célèbres. Cherchez donc des versions isolées de cette 25e, qui est une commande de Clementi, grand admirateur de Beethoven(et d'une génération plus âgé)! Comme Clementi, pourtant brillant virtuose, voulait des oeuvres pas trop difficiles, il en résultera les opus 77, 78, 79: Fantaisie, Sonate 24 "à Thérèse" et 25.
La 25 donc, délicieusement schubertienne, sonate heureuse où le côté rhapsodique, à la Scarlatti, est mis en lumière par le pianiste. Le mouvement lent, mélodie sur deux notes, est vraiment du Schubert et l'on se dit, en écoutant Barenboim, dans une infinie variété de nuances et de rythmes, et malgré quelques petits accrocs, que c'est ce genre d'oeuvre qu'il a, dans une intégrale, le plus envie de faire découvrir.
Une sonate-portique
La 28e sonate est remarquable elle aussi. Elle est difficile, un peu ingrate tant on assiste, je l'ai dit, à la recherche beethovénienne mais sous forme de matériau brut (l'ambition de la "Hammerklavier" qui suit aboutira à une construction intimidante mais plus lisible) C'est un portique, que Barenboim nous fait franchir en nous prenant pour des adultes, nous concentrant sur l'écoute de manière intime. Peut-être trop intime, d'ailleurs, dans la marche du 2e mouvement qui résonne cette fois comme du Schumann avant l'heure ("Carnaval" ou la "Fantaisie" opus 17) mais qui manque de grandeur sous ses doigts. Le mouvement lent est très beau: écrit sur une amorce de thème qui n'aboutit jamais, plein de solitude et de mélancolie. Et la fugue, qui commence un peu confusément, trouve ses marques, prend une ampleur digne de Bach, s'achève avec une puissance et une maîtrise qui montre combien Barenboim n'a rien perdu en virtuosité.
Ainsi l'on aura entendu quatre états de Beethoven et Barenboim sortira sous de longues ovations. Une dame regrette qu'il n'y ait pas eu de "bis" Etrange idée! On aurait même été gêné d'écouter autre chose.
Beethoven: Sonates pour piano n° 8 "Pathétique", 12 "Funèbre" , 25 "alla Tedesca" et 28. Daniel Barenboim, piano. Philharmonie de Paris le 8 janvier.
Concerts à venir de l'intégrale des sonates de Beethoven: les 29 avril et 2 mai, 30 octobre et 1er novembre, 19 et 21 janvier 2020 (où la dernière sonate jouée sera... la dernière (n° 32) !