Une fort belle "Résurrection" de Mahler dirigée par Chung en ouverture du festival de Saint-Denis

Myung-Whun Chung C) Christophe Fillieule, Fest. de Saint-Denis 2019

La 2e symphonie de Mahler, dite "Résurrection" était donnée l'autre jour sous la direction de Myung-Whun Chung.

 

Le festival de Saint-Denis fête ses 50 ans. Myung-Whun Chung revenait pour les deux concerts inauguraux dans la cathédrale, à la tête du Philharmonique de Radio-France, son ancien orchestre, dans l'emblématique Symphonie Résurrection de Gustav Mahler.

Une oeuvre dont la masse sonore résonne

Est-ce une tradition? Ou l'idée qu'il y a des oeuvres dont la masse sonore, pour peu qu'elle soit conduite d'une main vigoureuse, avec un bon orchestre, un choeur ou des solistes de choix, fera forcément son effet dans un édifice de la puissance, de la grandeur et de la beauté de la basilique-cathédrale de Saint-Denis? L'an dernier Mikko Franck, le chef titulaire actuel de l'orchestre Philharmonique de Radio-France, avait inauguré le festival avec la 7e symphonie de Bruckner. Aujourd'hui c'est Mahler, dans la continuité de Bruckner (orchestre impressionnant, longueur de l'oeuvre, sens mystique développé, quoique bien plus profane) mais en s'appuyant sur son exemple pour aller lui-même beaucoup plus loin (la Résurrection fut créée à Berlin en 1895)... vers le XXe siècle!

Une symphonie qui dynamite le genre

Sans oublier que de son vivant Mahler était davantage considéré comme un immense chef d'orchestre que comme un compositeur -il fallait les pauses estivales pour qu'il écrivît en particulier ses immenses symphonies. Comme directeur de la musique à Hambourg (de 1891 à 1897) puis à Vienne (de 1898 à 1907), et comme chef invité ensuite (à New-York), il lui arrivait aussi de retravailler les symphonies des grands anciens, Beethoven, Schubert ou Schumann (que ne dirait-on pas aujourd'hui?), afin qu' elles sonnent mieux.

La symphonie Résurrection va faire exploser la structure habituelle de la symphonie germanique en quatre mouvements mise au point par Haydn et Mozart et respectée depuis jusqu'à Bruckner, ainsi que par des compositeurs d'Europe de l'Est comme Dvorak ou Tchaïkovsky (la symphonie française, elle, chez Franck, Chausson ou Dukas, est en trois mouvements!) Mahler, dans sa 1e symphonie (la Titan), respecte la structure, à la longueur près (55 minutes) qui est celle aussi des symphonies de Bruckner ou de l' Eroica de Beethoven. Mais voilà: la difficulté de composition de la 2e symphonie va induire une construction inhabituelle, cette longueur aussi, cette ampleur de moyens qui fera désormais des symphonies mahlériennes une sorte de monde sonore inédit dynamitant le modèle passé. Donc, pour la Résurrection, deux solistes, un choeur, une durée d'une heure vingt, cinq mouvements. Le premier et le dernier plus long, bien plus long que les autres, comme l'ouverture et la fermeture d'une arche à la manière de Wagner.

La cathédrale de Saint-Denis C) Bertrand Renard, FranceTV

Une marche funèbre énergique

C'est que ce premier mouvement, en forme de marche funèbre grandiose, parcouru de brusques éclats (raclement des cordes graves, appel des cuivres dans des couleurs délibérément sombres brossées par les violons) a longtemps été unique, sorte de poème symphonique sur la mort d'un être aimé, appelé par le compositeur Totenfeier (Rites funèbres) quand il le compose à 28 ans. Un deuxième thème, plus doux, plus lyrique, semble naître comme un pâle soleil derrière les montagnes (Richard Strauss reproduira ces lumières, de la Symphonie Alpestre aux Quatre derniers lieder)

Et Chung, petit homme concentré aux gestes rares mais incroyablement lisibles, en fractionnant sans doute un peu trop ce mouvement, laisse le temps s'installer, l'énergie mahlérienne se répandre avec une grande beauté sonore en s'appuyant sur les cordes de l'orchestre. J'ai souvent insisté en parlant de nos orchestres sur des cordes moins affûtées que, par exemple, les pupitre des bois pour vanter cette fois, d'un Philharmonique de Radio-France globalement remarquable de présence, de cohésion, la qualité en particulier des violons, comme d'ailleurs la juste puissance des cuivres, dans une oeuvre qui de toute façon les sollicite, et c'était au détriment des bois qui brillaient ce soir-là d'un moins vif éclat. Exemplaire, ces doubles pizzicati des violons qui éteignent le mouvement en pianissimi magnifiques.

Désespoir et valse lente

Le deuxième et le troisième mouvement, plus courts (10 minutes au lieu des 20 initiaux) sont aussi plus faciles à construire. Tempo de valse lente, si typique de Mahler (du Mahler qui le réutilisera en le déstructurant, comme le fera Ravel peu de temps après dans La Valse), accélérations parfaitement conduites et là encore, magnifiques passages de relais des cordes à la fin du mouvement. Le troisième, dans sa fuite en avant, est, de l'aveu de Mahler, après le précédent qui oscillait entre bonheur et tristesse, celui du désespoir, de la souffrance dans un monde qui fait horreur au défunt, avec des accents où l'on pense lointainement à la Symphonie Fantastique de Berlioz. Et c'est comme si, dans cette version qui sonne si puissamment sous les voûtes de Saint-Denis, au jour du Jugement Dernier, le mort refusait de sortir de sa tombe qui est devenue pour lui un refuge...

Choeur et musiciens acclamés C) Christophe Fillieule, Festival de Saint-Denis 2019

Un enfant arrive au ciel

Mais voici le Urlicht: cinq minutes du recueil des poèmes folkloriques du Cor merveilleux; Urlicht  (la lumière originelle) et dans la douceur de la voix de la contralto (idée merveilleuse de confier à un timbre grave cette mélodie dont Mahler demandait qu'on la chantât comme un enfant qui pense qu'il est arrivé au ciel!) on découvre la première image possible de la résurrection: Je viens de Dieu et veux retourner à Dieu! Le bon Dieu me donnera une petite lumière. Il m'éclairera jusqu'à sa bienheureuse vie éternelle. Et l'on découvre pour chanter cela la voix chaude de l'Anglaise Claudia Huckle, maîtrisant un léger vibrato et qui tient son Urlicht dans une lumière sombre où l'espoir ne vient pas tout à fait assez.

Et là Mahler ne savait plus vraiment comment finir sa symphonie (cinq ans avaient passé depuis le Totenfeier) quand, assistant aux obsèques de son célèbre confrère Hans von Bülow, il entendit le choeur funèbre chanter un hymne du grand poète Klopstock, Ode à la résurrectionJe fus atteint, écrivit-il, comme par la foudre et tout fut alors éblouissant et transparent dans mon âme.

Le choeur de la cathédrale C) Bertrand Renard, France TV

L'inondation de la lumière divine

Et c'est ainsi que, mardi soir, nous nous retrouvâmes sonnés et enthousiastes à l'issue du dernier mouvement, ces 35 minutes telluriques où, d'abord, s'installe le déchaînement d'un orchestre (superbes cuivres, cordes formidables)  pour élargir le spectre, repousser les limites du temple, préparer l'inondation de la lumière divine (et Mahler, ayant retrouvé l'inspiration, qu'un Chung touché par la grâce sait nous transmettre, de nous brosser une fresque sonore qui ne peut nous paraître longue que parce que le Urlicht et le choeur immobile en fond d'église depuis le début nous font piaffer de l'entendre)

Enfin la voici qui vient, cette fin chantée qui ouvre par le pianissimo des voix (magnifique choeur de Radio-France ce soir-là) murmurant Tu ressusciteras, mon corps... Le Seigneur de la moisson approche / Et nous réunit en gerbe, passage repris par la voix angélique de Lucy Crowe à laquelle se mêlera de nouveau Claudia Huckle: courtes interventions, souvent sur le tapis sonore et étincelant du choeur, si difficile à réussir car il faut immédiatement être dans le ton pour une phrase ou deux et qu'avec l'orchestre (et voici soudain un superbe solo de flûte!) Crowe, Huckle, le choeur et la baguette de Chung mènent à l'extase après le désespoir: Je m'envolerai vers la lumière que nul regard n'a pénétrée... Mon coeur, Ce que tu as enduré te portera vers Dieu!

De la voûte souffle l'esprit

Et sous les applaudissements nourris qui fusent, Chung qui, vraiment modeste (alors qu'il a été un maître d'oeuvre et un architecte si inspiré), s'en va saluer et faire saluer, d'un pas dansant, tel et tel chef de pupitre pour éviter de recevoir l'ovation qu'il mérite, finit enfin par affronter nos regards et nos mains en désignant la voûte de la main et du regard: l'esprit qui a soufflé ce soir-là sur nous et sur eux dans cette cathédrale, soeur si belle de l'autre cathédrale francilienne blessée, Saint-Denis la royale.

Symphonie n° 2 "Résurrection"  de Mahler. Lucy Crowe (soprano), Claudia Huckle (contralto), Choeur de Radio-France (chef de choeur Johannes Prinz) et orchestre philharmonique de Radio-France, direction Myung-Whun Chung. Cathédrale de Saint-Denis les 3 et 4 juin

(Le festival de Saint-Denis dure jusqu'au 3 juillet avec, en clôture le Requiem de Verdi dirigé par John Eliot Gardiner)