Une très belle soirée encore. Celle qui réunissait deux générations, le jeune Bertrand Chamayou et le doyen des chefs d'orchestre en activité, Herbert Blomstedt, 92 ans et demi. En arbitre (si l'on veut) l'orchestre de Paris. Un orchestre confronté ensuite au chef seul pendant plus d'une heure. Mozart et Bruckner en ressortaient comme revivifiés.
Musiciens habillés en "eux-mêmes"
Au préalable la surprise de voir, dans une Philharmonie éclairée comme en plein jour, les musiciens entrer habillés en "eux-mêmes" et le flûtiste solo Vicens Prats nous lire un texte (pas très clair) insistant sur la vigilance des musiciens de France sur leurs conditions de travail, sans doute pour n'avoir pas à prendre vraiment le parti des manifestants (c'était jeudi) mais cela en démangeait probablement beaucoup et le public ne s'y trompa pas d'où partirent beaucoup plus de sifflets que d'applaudissements. C'est ainsi que, tout ce petit monde calmé, entrèrent un Chamayou élégant mais sans cravate et un Blomstedt avec cravate bordeaux (question de génération!) mais en pantalon de velours sable. Heureusement la musique nous entraîna bientôt au-delà de ces improbables contingences.
La belle rencontre d'un vieux chef et d'un jeune pianiste
Mozart et Bruckner: le programme préféré d'un Barenboim (ses deux compositeurs fétiches) mais qui, lui, se met au piano. On attendait donc la rencontre d'un Chamayou de 38 ans et d'un Blomstedt de largement plus du double, rappelant (dans les concertos de Beethoven) celle, il y a 50 ans, d'un Barenboim encore plus jeune (25 ans) et de l'octogénaire Klemperer -et 80 ans de 1960, c'était 90 de maintenant.
On n'a pas été déçu, mais à l'oreille, car le couvercle levé du piano nous empêchait de voir le chef dont on ne distinguait que la main élégante. Mais ses choix s'entendaient, dans ce Concerto n° 23 (le K. 488) de Mozart, avec un Chamayou qu'on n'attendait pas forcément dans ce répertoire mais dont la légèreté et l'élégance du toucher, dès les premières notes, suffisaient à nous charmer. Blomstedt, calmant vite des traits de violon un peu brutaux (c'est toute la difficulté de l'équilibre dans ces concertos de Mozart), jouait la même couleur chambriste, épousant la limpidité de la ligne musicale prônée par Chamayou, avant ce moment si beau où l'allegro bascule dans plus de mélancolie, de profondeur, et où Chamayou épure encore, en variant imperceptiblement les nuances.
Une des plus hautes pages de Mozart
L'adagio de ce concerto est un des sommets de l'oeuvre de Mozart. On dirait un air des "Noces de Figaro" , avec cette même simplicité si poignante, et Chamayou le prend lentement, et Blomstedt met son orchestre (les orchestres, la plupart du temps, jouent bien trop fort cette entrée) à l'unisson, à l'écoute, dans la même couleur de nuit d'automne. Tous réussissent à tenir (Chamayou devant, les autres autour de lui) sur ce fil de funambule où l'auditeur doit être constamment dans la grâce absolue de l'écoute, parfois des cors, une flûte, haussent le ton, obligeant Chamayou à hausser le sien mais, à la fin du mouvement, des cordes veloutées réussissent un pianissimo admirable.
Et le troisième mouvement tient aussi la route, mais moins. C'est qu'un rondo galant suit un moment magique et, même si c'est du Mozart, cela redevient du Mozart de son temps. La solution: lui donner grandeur et énergie, un soupçon de tragédie, en assombrissant les couleurs, en brusquant les contrastes, et cela fonctionne, mais pas constamment. En bis, Chamayou nous offre l'adagio d'une sonate de Haydn, du pur Haydn, magnifiquement écrit et tourbillonnant sur... rien, quelques notes, quelques motifs. Un Chamayou nous montrant combien son répertoire continue de s'enrichir et qu'il est bien, avec ses allures de jeune homme qui approche tout de même la quarantaine, un de nos plus passionnants musiciens.
Une conduite éblouissante en quelques gestes
Ce n'était que le hors-d'oeuvre. Restait, et nous l'ignorions, un miracle de plus d'une heure, orchestré par un vieux monsieur modeste qui, de quelques gestes et sans partition, tout par coeur, allait galvaniser des musiciens prêts, pour lui (sans doute), à se jeter non dans la Seine mais dans le (proche) canal de l'Ourcq, le temps d'une époustouflante Symphonie n° 4 de Bruckner qu'on a pourtant eu l'occasion d'entendre par quelques très grands (Böhm, Jochum, Barenboim). Conduite magistrale d'une oeuvre fort longue, construite pierre à pierre dans une progression sans faille où à la puissance écrasante de certains passages répond aussi l'apaisement champêtre, voire sylvestre, des bois frémissants, des valses esquissées confiées aux cordes (violons et violoncelles), de belles modulations où soudain la forêt s'assombrit d'un appel des cors associés aux flûtes.
Un orchestre de Paris au sommet
C'est sans doute la plus célèbre symphonie du compositeur autrichien, que lui-même a qualifiée de "Romantique", surnom qu'elle porte désormais. On devrait davantage la qualifier de "Pastorale" mais le miracle de Blomstedt et d'un orchestre de Paris d'une réactivité admirable est, tout en respectant l'esprit de Bruckner (deux mesures de Bruckner sont reconnaissables entre toutes), de le relier à toute l'histoire musicale, pont entre Beethoven et Mahler (plus encore que Brahms) dans la recherche de l'évolution de ce genre majeur qu'est la symphonie, intimité et puissance mais d'abord architecture d'un orchestre et pour un orchestre. Il faut d'ailleurs se plonger dans cet océan sonore teinté de vert, céder à la beauté apollinienne de l' Animato initial -cors et pizzicati des contrebasses qui lancent l'appel de la forêt, sérénité des fondations que Blomstedt construit (rappel aussi de l'admirable dernière symphonie de Schubert) avec souplesse et clarté des voix (la précision des contre-chants!), d'un geste, d'un regard bienveillant, qui déchaînent les foudres de tel pupitre ou de tout l'orchestre.
Blomstedt, 92 ans, grand bâtisseur
L'andante installe les violoncelles au premier plan, dans une tapisserie presque immobile aux accents mahlériens où, sous la souple conduite du vieux monsieur, on se rend compte soudain combien Bruckner est un grand orchestrateur, tant Blomstedt sait mettre en valeur le moindre pupitre -mais au service de la construction générale- et il faut peut-être être français pour ne pas hésiter à prendre la parole le temps qu'il faut, éclairant d'un trait de lumière la clairière où l'orchestre avance et se promène, tel un cheval au pas.
Re-appel des cors. C'est un scherzo brucknérien reconnaissable entre mille où les "chevaliers se lançant sur leurs destriers" (écrit le compositeur) croisent une "danse (villageoise) pour le repas de la chasse" dont on ne sait si elle sort ou non d'un conte fantastique. Le finale, qui, souvent, a posé problème à Bruckner (dont j'ai déjà dit qu'après la beauté des mouvements lents les scherzos ressemblent à des conclusions), réussit ici (et, ce final-ci, Bruckner l'a réécrit plusieurs fois) à être le prolongement des trois précédents mouvements où, de nouveau, Blomstedt fait se succéder une tension écrasante (la masse orchestrale qui semble craquer sous son propre poids) et un détachement boisé, paisible, serein.
La modestie d'un très grand chef
Sur la fin un moment magique où les cordes sont à l'unisson, et magistrales, Blomstedt obtenant de ces musiciens de vrais pianissimi suivis de vrais fortissimos comme on en entend rarement. La montée finale a cette force mystique qu'on trouve dans la wagnérienne Mort d'Isolde; et il faut encore qu'à l'heure de l'ovation méritée Herbert Blomstedt s'enfonce dans l'orchestre comme dans un sous-bois pour aller féliciter... les bois justement, et puis les cuivres, et tous les pupitres, semblant dire: "Ce miracle, non, ce sont eux. Moi je n'ai fait que quelques gestes" Et vous croyez, cher (très grand) chef, pour vous avoir observé pendant plus d'une heure et avoir entendu ce qu'on a entendu, qu'on va vous croire?
Orchestre de Paris, direction Herbert Blomstedt: Mozart (Concerto pour piano n° 23 K. 488 avec Bertrand Chamayou). Bruckner (Symphonie n° 4) Philharmonie de Paris le 9 janvier.