On l'a accompagné à son concert, on a discuté avec lui, on a échangé des réflexions de toute sorte, et pas seulement sur la musique, domaine où il est intarissable. La littérature, la philosophie, la marche du monde: Debargue poursuit un itinéraire qui brasse tant de chemins possibles, dont les concerts sont des points d'ancrage, passionnants à chaque fois, pour les autres évidemment, mais aussi pour lui-même.
Pianiste et vrai randonneur
Commençons donc par la musique. Par le concert. Nous voici au théâtre des Terrasses de Gordes, Vaucluse, village peut-être le plus célèbre, ou le plus fréquenté, du Luberon, perché sur ses falaises, de sorte que, perdus, nous avons dû en gravir une et Debargue, sac à dos en vrai randonneur, de nous précéder d'une souple foulée pendant qu'on tirait un peu la jambe. Car évidemment ce soir-là il fait chaud, orageux même... et, petite inquiétude, le piano n'est pas couvert, ce qui signifierait annulation. Heureusement les nuages s'en vont, les spectateurs arrivent et Debargue leur dit un mot sur ce programme -les programmes de Debargue sont toujours soigneusement construits- qui est, autour de Liszt, celui d'un piano "orchestral", plus exactement, de ce que Liszt a fait du piano, aller voir des compositeurs qui ont suivi le maître hongrois dans leurs compositions pour l'instrument. Même si à leur manière...
La noirceur de Ravel
Et d'abord Debargue lui-même. Qui adapte une oeuvre pour orgue de César Franck, la Fantaisie en la mineur, et il y a à la fois cette écriture franckiste à la Bach, aussi -de Debargue?- des fulgurances venues peut-être de l'orchestre, la Symphonie en ré mineur du même Franck ou Tristan et Isolde de Wagner.
Gaspard de la nuit. Ravel. Debargue nous aura longuement parlé du côté sombre de Ravel, qui disparait trop souvent derrière l'image d' "horloger suisse" toujours sous contrôle comme de sa tenue si "tirée à quatre épingles". Le Ravel gouailleur, franc aussi, d'une franchise parfois brutale, curieux; et, dans quelques-unes de ses partitions, d'une noirceur désespérée qu'on redécouvre, qu'on met à nu. La Valse, le Concerto pour la main gauche, le Boléro aussi, dans son immuabilité d'automate. Et ce Gaspard de la nuit qui culmine en un Scarbo, le gnôme maléfique dont Debargue contrôle vraiment la promenade, comme si Scarbo ne pouvait se contenter de se promener au hasard dans la nuit lugubre de la ville où tout dort, où tout, peut-être, a succombé.
Une humeur structurée
Une Ondine construite aussi, hésitante d'abord à plonger, puis s'enhardissant, éclaboussant d'eau ses songes, jusqu'à l'explosion finale. Et quand on lui demande comment il gère cette note-pivot d'Au gibet (constamment répétée, souvent doublée, comme le balancement d'un pendu au bout de sa corde), cette note qui est la tache rouge, indélébile, de Lady Macbeth, il répond: Selon mon humeur.
C'est cela qui est passionnant avec Debargue: selon son humeur, mais jamais par pur plaisir ou fantaisie, ou, plus exactement, en essayant d'autres chemins à condition qu'ils mènent quelque part. Ainsi, à la fin de Scarbo, on entend très bien que le gnôme quitte la ville mais Debargue nous donne le sentiment qu'il l'a incendiée.
"Divine comédie" infernale
On a été moins convaincu ce soir-là par la Fantaisie opus 28 de Scriabine, période où Scriabine abandonne Chopin au profit... non de Liszt mais de lui-même. La structure disparait un peu au profit de l'excès, ce piano-orchestre qu'on entendra bien mieux dans... Liszt justement. La sonate Après une lecture de Dante où Debargue joue délibérément les visions terrifiantes de la Divine Comédie, à côté de quoi le tableau de Delacroix, La Barque de Dante, est un morceau de zénitude. Lecture rageuse, d'un piano superbe et, cette fois, vraiment orchestral, où l'on laisse toute espérance, comme le veut Dante. On se dit même que Liszt aurait dû arrêter de lire Dante si cela le mettait dans un état pareil. Mais Liszt lisant la comtesse de Ségur aurait réussi à en tirer des visions infernales.
Applaudissements triomphaux. Nous étions au coeur d'un groupe enthousiaste (légitimement) qui demanda des bis au pianiste, donc une sonate de Scarlatti (calme et dépouillée) puis le Scherzo n° 2 de Chopin, un Chopin, selon Debargue, qui regardait vers Liszt, sauf qu'on y entendait du Ravel et même... des rythmes cubains.
Et, comme nous lui demandions dans sa loge troglodytique (ces falaises de Gordes sont d'un étrange mystère) s'il se sentait fatigué, lui, d'une voix tranquille: J'aurais bien continué. Le public aussi.
Le mystère fauréen passé au crible
Où va-t-il maintenant? Dans le mystère de Fauré, dont il nous explique l'intense difficulté qu'on ne distingue pas forcément à l'oreille (Fouchenneret nous en avait parlé aussi, chronique du 16/7/2022): ce balancement rythmique de Fauré qui exige de trouver une respiration aux phrases, respirations toujours indiquées chez d'autres (Liszt, Chopin, Ravel, justement), et que cache le cheminement apparemment paisible des oeuvres de Fauré. La richesse aussi (on entre dans la technique) du contrepoint, des lignes de basse, de ce flux continu où il faut créer les contrastes (tous les romantiques, depuis Beethoven, les utilisaient abondamment), qui font de Fauré une énigme à laquelle s'attaque peu de pianistes. Mais les énigmes fascinent Debargue, on l'a compris.
Il y a aussi cet opéra que lui a commandé Gidon Kremer, excusez du peu. Une amitié est née avec le violoniste letton, la commande a déjà quelques années mais, chez un pianiste qui n'a même pas 32 ans, se pose sans doute la question: suis-je mûr? Il nous répond: Le processus est très lent chez moi pour ce projet. Peut-être parce qu'il me tient énormément à coeur.
Le compositeur, le public, l'interprête
Des questions sur l'Art, avec un grand A, sur les relations entre les arts auxquelles Debargue, lui, le grand lecteur (y compris de philosophes américains contemporains dont on n'a pas forcément retenu les noms), est très sensible -et forcément des musiciens tels que lui, plus que dans d'autres arts, ont commencé si tôt leur apprentissage que celui-ci ne laisse pas beaucoup place à d'autres curiosités. Il faut donc se les construire. Mais une conversation avec Debargue (qui, de retour de Gordes, entamera une discussion nourrie sur Scarlatti avec Pierre Hantaï et un autre claveciniste) est toujours surprenante car elle est à l'image d'une pensée toujours en mouvement. Qu'on peut contester ou pas car le débat le nourrit et si l'argument est valable il est prêt à l'entendre (peut-être pas à l'accepter. Il y a des limites!) On l'a "branché" de manière pompeuse sur la "métaphysique" de l'artiste. Réponse éminemment longue -et une conférence de Debargue devant le public, après concert, en passionnerait beaucoup. Car au tête-à-tête compositeur-interprête se substitue le triangle, et son troisième angle, le public. Mais pas comme une sorte de masse sombre et indifférenciée: le public, c'est individuellement chacun de nous. Et être musicien, c'est une vocation. Non pas une vocation d'élus mais de volontaires. D'ailleurs dire qu'un artiste "a" du talent n'est pas juste. Un artiste EST ou N'EST PAS dans son art. On pourrait poursuivre avec lui, aussi (constat si partagé, mais rien ne bouge vraiment) sur l'élitisme de l'art, qu'on ne fait rien véritablement pour réduire...
Les étoiles et la terre
Au retour, dans la nuit provencale, on a évoqué Berl et Bernanos, peut-être la grâce, qui n'est pas qu'affaire de religion. Il y avait une étrange paix sous le ciel étoilé, bien plus apaisé que celui de Van Gogh. On l'a laissé avec Scarlatti et Hantaï. En lui posant tout de même la question:
- Le prochain projet?
- Passer mon permis de conduire.
Retour sur le plancher des vaches.
Lucas Debargue: Franck/ Debargue (Fantaisie en la mineur) Ravel (Gaspard de la Nuit) Scriabine (Fantaisie opus 28) Liszt (Sonate "Après une lecture de Dante") Gordes (Vaucluse), Théâtre des Terrasses, le 28 juillet (dans le cadre du festival de piano de La Roque-d'Anthéron)