Simon Ghraichy jouait l'autre jour au Théâtre des Champs-Elysées Liszt et une brassée de musiciens d'Espagne ou d'Amérique latine.
Si vous habitez Paris, vous n'avez pu rater les affiches dans le métro: un jeune homme tout frisé, à la barbe de trois jours; ou cette autre, où il se cachait le visage, avec une légende paraphrasant Magritte: "Ceci n'est pas un pianiste" On a envie de répondre: "Oh! que si..."
De plus en plus d'interprètes beaux gosses ou bimbos!
Mais peut-être une nouvelle génération de pianistes, de musiciens tout court.
Même si ce n'est pas nouveau, ces interprètes beaux gosses ou splendides bimbos, comme il y en aura de plus en plus dans le monde classique qui n'a aucune raison d'échapper au culte de l'apparence, à la mise en scène du physique; et pourquoi ce monde-là s'en priverait-il puisque c'est aussi là, dit-on, que se niche la modernité? Sauf que cela agace encore et parfois avec juste raison si c'est pour oublier complètement les qualités musicales, qui feraient que ladite bimbo rallierait les suffrages du grand public au détriment du lunetteux timide, mais qui joue comme un (jeune) dieu.
(Encore qu'il y a toujours la possibilité de se signaler par une étrangeté telle que, malgré un physique, disons d'intellectuel, on réussit à provoquer la curiosité de tous: voir Lucas Debargue!)
Une nouvelle tenue après l'entracte
Ces préliminaires pour poser les fondations du "problème Ghraichy", s'il y en a un. Car l'on suppose le garçon suffisamment intelligent pour, de toute façon en jouer (il ne va pas renier sa nature, c'est-à-dire sa plastique), mais nous faire comprendre, par son jeu, qu'il y a sacrément autre chose. Il n'empêche: son apparition, l'autre jour, dans une tenue pourtant sobre, veste bien cintrée d'un joli bleu, chemise blanche, pantalon de toile bleue assortie, avec des chaussures grises à bouts immenses qui le faisaient presque boiter quand il sortait de scène, a provoqué évidemment quelques cris féminins, de ceux qu'on réserve à une rock star.
Il aura d'ailleurs doublé la mise en revenant dans une autre tenue après l'entracte, flamboyante cette fois, une veste longue avec des imprimés de cuir bruns et dorés sur les épaules, pantalon noir style velours et surtout des chaussures dorées (sans chaussette) avec une ligne rouge sur la semelle, de cette marque que toutes les femmes rêvent de s'offrir un jour (pour la ligne rouge qui en est l'emblème!) Je ne savais pas que ce chausseur possédât une ligne homme mais si... (l'information me vient de la meilleure source!)
Ghraichy est de la lignée Radulovic, Yuja Wang, ou Mutter dans un autre style, mais tout de même... c'est la première fois que je vois un musicien homme se changer à l'entracte!
Et maintenant, parlons musique (enfin! diront certains)
Un pianiste du monde entier
Vous lirez avec grand intérêt l'interview que Simon Ghraichy a accordée à ma consoeur Annie Yanbékian (pages "musique classique/opéra" de Culturebox): ce petit garçon devant le piano, fasciné (cela commence souvent comme ça) qui, plus rare, dévore tout à l'âge où l'on n'analyse pas encore, ce gamin partagé entre tant de civilisations, de continents, d'influences, qui "parle plusieurs langues mais fait des fautes dans chacune", avec un pôle mexicain, un pôle libanais, et Paris comme ville-refuge ou de coeur, après les lycées français de Mexico ou de Beyrouth. Et Liszt comme compositeur de passion, avant même tous les autres tout de même si présents, Chopin, Schubert, Beethoven, Mozart. Mais Liszt, les doigts qui courent sur le clavier, vite, si vite... "Il ne faut pas avoir peur du piano", dit-il. Faut-il avoir peur des pianistes?
Le projet "Liszt et les Hispaniques" Désormais tous les musiciens ont des "projets", c'est la mode. Et le "projet", c'est parfois trois sonates de Beethoven... Je n'aurai pas l'ironie facile, même si le "projet" de Ghraichy reflète si bien l'homme, tiraillé entre tant de lieux et qui, aujourd'hui adulte, a fini par en tirer une force, une richesse, une incroyable ouverture. D'où il ressort que Liszt, qui n'a jamais mis les pieds dans les Amériques, a eu plusieurs de ses élèves qui y sont allés, qui s'y sont installés. Certes... Cela fait-il un projet?
Un Liszt contrôlé et très personnel
Cela fait en tout cas un programme. Un peu bizarre. Avec cette "Sonate" de Liszt, son oeuvre la plus ambitieuse, presque la plus énigmatique et parfois la plus étrange. Que peu, très peu, réussissent vraiment. Pianisme échevelé, mais aussi rigueur, série de moments à quoi il faut donner une cohérence, climats si variés, si contrastés, nécessité de contrôler le discours mais de sembler l'improviser, toutes ces données totalement contradictoires pour une oeuvre qui parvient cependant à être de pur génie.
Dans cette sonate, de toute façon, Ghraichy est déjà inattendu. Les premières notes, dans l'extrême grave du clavier, et dont il accentue les silences qui les séparent, ont déjà quelque chose d'atonal. Le vrai démarrage, en octaves, que l'on joue d'habitude "forte", puissant, il ne le met pas en scène, ne lui donne aucune place, comme si c'était un prolongement. Toute la première partie est assez déroutante, car elle échappe souvent à ce qu'on entend de tradition, sans qu'on sache si ce sont des choix conscients qui relèvent du travail architectural sur le texte ou une volonté de faire l'inverse de ses camarades. Il met bien en valeur la dimension orchestrale de la sonate, mais la construction qu'il trouve (et, c'est déjà cela, cette sonate, il la construit!) paraît davantage technique que musicale.
En revanche, et c'est plutôt un bon point, il n'insiste pas non plus sur les passages qui sont valorisants pour le pianiste, il ne met pas en scène les moments difficiles ou virtuoses; en bref, rien à voir avec leTrifonov de l'autre jour.
Ghraichy en extra-terrestre
Cependant cette oeuvre le rattrape. Une des qualités de Ghraichy est que tout a l'air, sous ses doigts, d'une telle évidence que, dans la deuxième partie de la sonate, il y a soudain plus d'abandon, de rêve. Oh! de rêve contrôlé. C'est là que la puissance, les chevauchées sur le piano, trouvent encore plus leur place, jusqu'à la fugue finale dont il ne perd jamais le fil, sans céder à la tentation de l'accélération où s'égarent souvent trop de ses confrères (l'oeuvre devient alors un gloubi-boulga sonore!) Les dernières notes sont phrasées avec justesse, la fin est apaisée, très belle. Je me souviens alors que Ghraichy a obtenu il y a peu le Grand Prix de la Fondation Cziffra dont je reconnais une membre du jury. Elle est venue écouter si leur lauréat répond aux espoirs qui avaient été mis en lui. "C'est un extra-terrestre, me dit-elle. Rien n'est attendu. Alors évidemment on peut dire ceci ou cela mais c'est une belle personnalité et un vrai pianiste" La phrase est intéressante de la part de quelqu'un qui connait si intimement l'oeuvre qu'on vient d'entendre.
Le reste du programme n'appelle aucun reproche.
Le tube "Danzon"
Le Liszt était précédé de la "Danzon n°2" d'Arturo Marquez, composée par ce Mexicain qui approche aujourd'hui de la soixantaine et que Gustavo Dudamel, du temps de l'orchestre Simon Bolivar, a tant popularisée. De cette forme dansée typiquement cubano-mexicaine mais qui remonte au XIXe siècle, Ghraichy et Marquez ont fait une transcription pour piano seul très sobre et que Ghraichy joue très sobrement, comme la sonate classique d'un... Scarlatti par exemple.
Debussy d'Espagne et... les Espagnols
La deuxième partie est organisé en trois blocs... hispaniques: 3 pièces du cubain Ernesto Lecuona, composée entre 1912 et 1920, et que Ravel apprécia fort quand il les entendit à Paris, au point de se lier d'amitié avec le compositeur. Beaucoup de chic dans le jeu de Ghraichy. Ensuite il devient vraiment espagnol. Mais "La sérénade interrompue" de Debussy (qui est, de mémoire, basée sur un air furtif que Debussy avait entendu un soir dans une rue de Séville ou de Grenade) est jouée, très intelligemment, comme une introduction au Falla ("Andaluza") et à l'Albeniz ("Asturias") joués ensuite, comme si "Claude de France" (son surnom) devenait quelques instants "Claude d'Espagne". Le Falla à la pointe sèche; Albeniz un peu décevant car ressemblant à un mouvement perpétuel, sans nuances, avec des brutalités soudaines. Mais la partie lente qui suit est très belle. La reprise de ce thème ultra-célèbre, que jouent tous les guitaristes alors que l'original est au piano, est plus murmurée, plus tragique encore, plus orchestrale et donc vibrante, enfin.
Les couleurs du Mexique et du Brésil
Conclusion hispano-américaine. L' "Intermezzo" du mexicain Ponce, lui aussi célébrissime chez les joueurs de guitare, est une vaste mélodie très cinématographique. Les pièces des deux brésiliens sont diablement intéressantes, avec un contraste entre la luxuriance de Villa-Lobos (son "New-York skyline" mais surtout son "Festa no sertao" ébouriffant d'énergie et de couleurs) et Camargo Guarnieri, un peu plus jeune: Guarnieri est né en 1907 et mort en 1993. Simon Ghraichy joue de lui deux "Ponteios" parmi les 55 qu'il a composés, l'un surnommé "hommage à Scriabine" et le mélange du russe mystique et du Brésil est assez étonnant. "Pontear" est un terme espagnol, et de guitariste, qui signifie improviser quelques accords ou sur quelque thème avant le morceau lui-même, comme un prélude, et Guarnieri en a pris le terme portugais, "Ponteios". C'est évidemment très brésilien, sur les rythmes même de Villa-Lobos mais avec une tonalité plus romantique, plus sombre, ponctuée d'accords violents.
Une chanteuse argentine et un tango... brésilien
Avant les bis, Ghraichy remercie plein de gens, on se croirait aux Césars ou aux Molières et ça aussi, c'est inhabituel. Il reprend ensuite le "Danzon" de Marquez dans une version piano et percussion, où interviennent Emmanuel Curt et Florent Jodelet, version où je trouve que la part des percussions est un peu trop réduite. On voit entrer ensuite une chanteuse argentine "croisée à Versailles", Marianna Flores, qui chante deux chansons argentines, la première dans une tessiture trop grave pour elle, qui fait qu'elle ne projette pas. La deuxième est mieux. Je découvrirai que Flores est une excellente cantatrice baroque, et par ailleurs l'épouse du chef Leonardo Garcia Alarcon, un des piliers du festival d'Ambronnay (entre autres!)
Le CD, de Simon Ghraichy, "Héritages" reprend le répertoire hispanique égrené ci-dessus. Il y a en plus "La soirée dans Grenade" de Debussy et le "Tombeau de Debussy" de Falla qui la cite en partie; le "troisième espagnol", Granados, avec son fameux "La maja et le rossignol"; le tango, "Odeon", d'un autre brésilien dansant, Ernesto Nazareth, qu'appréciait fort Darius Milhaud au point de souvent le citer, en particulier dans les "Saudades do Brazil"; enfin Louis Moreau Gottschalk cet Américain de Louisiane et très fameux pianiste admiré de Chopin et Liszt, qui vécut en France, au Brésil (où il mourut), à Porto Rico (Ghraichy joue "Souvenir de Porto-Rico) et à Cuba.
On attend désormais, aussi, Simon Ghraichy à la Fashion Week.
Concert de Simon Ghraichy, piano: Marquez, Liszt, Debussy, Falla, Lecuona, Albeniz, Villa-Lobos, Ponce, Guarnieri, Théâtre des Champs-Elysées le 4 mars
CD: "Héritages", mêmes compositeurs, sans Liszt et avec en plus Granados, Nazareth et Gottschalk: paru chez DG
Lire l'interview de Simon Ghraichy par Annie Yanbékian dans la rubrique "Opéra/Musique classique" de Culturebox