Les pianistes de la 11e heure: on les a baptisés ainsi, ces excellents musiciens qui inaugurent la journée dans un espace fermé, dédié à Marcel Pagnol, et qui sert aussi de gymnase. Un vrai récital chaque matin, pour nous mener doucement à l'heure du repas, la tête pleine de musique. Retour sur quelques jeunes pousses entendues ici, Célimène Daudet, Anna Geniushene, Aimi Kobayashi, Martin James Bartlett.
L'an dernier, pour cause de Covid, ils avaient eu droit au grand parc, sous la chaleur qui commençait à devenir excessive dès 10 heures du matin. On les a mis un peu plus tard (les artistes, on le sait, ne sont pas des gens de l'aube) dans une salle plus anonyme (ô combien!) Mystère aussi de la programmation: qui a droit au parc le soir? Qui a son profil pour le matin? Qui a celui pour jouer ailleurs, Eygalières, Gordes, Aix-en-Provence? Un semblant de réponse déjà: les quatre artistes que nous avons entendus ont souvent à peine trente ans, voire moins. Et trois femmes sur quatre alors qu'aucune, pendant notre présence, n'aura eu droit au prestigieux "21 heures" du grand parc. N'en tirons aucune conclusion. Anne Queffelec et Khatia Buniatishvili sauveront plus tard l'honneur féminin
Célimène Daudet
(longue robe blanche, haut noir à jolie dentelle)
La pianiste franco-haïtienne, et qui fait un beau travail d'initiation artistique et musicale dans le pays de sa mère, Haïti donc, propose une oeuvre finalement pas si donnée, le recueil des Préludes, 2e livre de Debussy, le 1er livre (sans doute par paresse) étant plus souvent joué. Elle met beaucoup de soin à trouver les couleurs de chacune de ces 12 pièces dont certaines (Brouillards, Feuilles mortes, Bruyères) pourraient s'apparenter à de la musique pure. Beau toucher (parfois trop discret), grande élégance: La puerta del vino a presque des accents sud-américains. On aime beaucoup aussi la variété poétique de La terrasse des audiences au clair de lune. Le General Lavine excentric, en revanche, manque d'humour anglais et Ondine ne plonge pas assez profond dans son lac. Mais les Tierces alternées, virtuoses, ou les Feux d'artifice sont de la plus belle eau.
On est moins convaincu par la 3e sonate de Chopin, peut-être à cause d'un piano trop sec. Si le fameux scherzo (à peine deux minutes d'une musique qui galope) est joliment traduit, si le largo est très beau, avec cette fin qui se dissout dans le silence, le premier mouvement est trop morcelé, le dernier, surtout, cette chevauchée presque fantastique, est incertaine musicalement, voire confuse.
Anna Geniushene
(ample robe bleue, col fermé)
Est-il facile d'être madame Lukas Geniusas, qui aura eu droit le même soir au grand parc? Anna Geniushene nous aura en tout cas convaincu, dans un programme -seul étonnement- assez bizarre dans sa construction. Mais l'énergie implacable du jeu de Geniushene réussit à se faire sans jamais de brutalité, en respectant les oeuvres. Ainsi de ces Ballades opus 10 de Brahms, où la pianiste allie sans transition la douceur poétique d'accords rêveurs et la puissance des grands écarts d'un Brahms encore beethovénien. Ces 4 Ballades admirables étant, loin des premiers essais brahmsiens (les trois Sonates) déjà empreintes de l'infinie mélancolie des pièces finales mais sans leur économie de moyen (les Intermezzi de l'opus 117). Le piano de Geniushene, dans les forte, voire fortissimi, sonne droit, dru, éclatant.
Avec un art du toucher qui s'épanouira dans la 8e sonate de Prokofiev -la 3e des "sonates de guerre" et la plus apaisée. En tout cas sous les doigts de Geniushene qui pourrait (les moyens sont là!) y mettre un peu plus d'ombre.
Au milieu la paraphrase de Liszt sur l' Aïda de Verdi: c'est virtuose et charmant, on entend toutes les danses orientales qui font le charme du chef-d'oeuvre verdien et Geniushene s'amuse bien à en étirer les effets, aux frontières d'un kitsch qu'elle ne franchit jamais. Brahms, Verdi (et Liszt), Prokofiev: on vous disait bien que c'était un programme bizarre... Mais réussi.
Aimi Kobayashi
(belle robe longue gris argent)
Tombons dans les clichés, au risque de se faire insulter. Mais les clichés n'ont pas toujours tort. La jeune Japonaise (27 ans), qui, elle, propose un programme ambitieux et remarquablement cohérent (Arabesque de Schumann, Sonate D. 958 de Schubert, Scherzos 3 et 4 de Chopin), nous impose ce reproche que l'on fait parfois (moins souvent aujourd'hui, on le prouvera dans les jours à venir) aux musiciens asiatiques: totalement parfait mais sans âme véritable. L'Arabesque est la pièce la plus réussie, ravissante de toucher, délicate et élégante, où l'on sent que la moindre nuance est respectée. La Sonate de Schubert -la plus paisible des trois ultimes mais qui comprend elle aussi ses parts d'angoisse, ses inquiètantes étrangetés- chemine comme guidée par un excellent professeur de conduite, ce qui, au choix de notre humeur, est frustrant (rien ne dépasse) ou fait du bien (on la révise telle que Schubert l'a écrite) Dans le mouvement lent Kobayashi rend très bien les élans encore beethovéniens et, déjà, les chemins de traverse où Schubert se perd (les "divines longueurs") Mais elle ne choisit pas...
Dans le 3e Scherzo de Chopin il y a de beaux effets liquides à la Liszt, des textures sonores très bienvenues et une fin où l'on se dit que, ça y est, la Japonaise se lâche: folle virtuosité, énergie, souplesse de la ligne. Mais le 4e Scherzo manque de structure...
Martin James Bartlett
(Ciel un homme!)
Tête ronde et bouclée, fines lunettes, blazer bleu sur chemise blanche, le jeune Anglais qui ressemble à un Américain de la côte est nous offre un programme en forme de carte de visite (on s'en méfie toujours) qui court de Bach à Ravel. Et, un peu à notre surprise, c'est le plus ancien qu'il réussit le mieux.
Douceur de toucher, élégance infinie, le choral de Bach, Ich ruf zu dir, Herr Jesus Christ, transcrit par Busoni fait démarrer le concert sous les meilleurs auspices. On est dans la même veine avec le Jésus, que ma joie demeure, transcrit bien plus basiquement par la pianiste anglaise Myra Hess, où Bartlett joue d'un contrepoint discret. Le meilleur est à venir avec la Gavotte de notre Rameau et ses variations. C'est ravissant, brillant, Bartlett s'amuse beaucoup et fait pétiller son instrument et le XVIIIe siècle français.
Rien à dire ensuite de la 31e sonate de Haydn, sinon -on l'a répété souvent ici même- qu'on n'a jamais été un grand fan de Haydn; mais Bartlett la joue avec le plus de variété et de clarté possible, cela s'appelle le goût.
Un pianiste peut-il tout jouer? Et peut-il tout jouer bien, surtout? La Mort d'Isolde de Wagner transcrite par Liszt se tient vraiment, quasi jusque bout, bien construite; mais déjà des accords plaqués à la fin, genre "je peux frapper plus fort que mes camarades" gâchent un peu la fête. Mais ce sont ensuite deux Rachmaninov, la fameuse Vocalise et Where Beauty dwells (Où demeure Beauté), dans la transcription d'Earl Wild, pianiste américain respectable mais 1) qui a déjà l'idée bizarre de "transcrire Rachmaninov" et 2) de le noyer sous un flot de sucre. De sorte que Bartlett se transforme devant nous (et il a l'air d'aimer ça!) en pianiste de Las Vegas -la Vocalise à la mélodie joliment énoncée au début finit dans la pirouette permanente.
Mais ce n'est pas fini. Voici La Valse de Ravel, dont on doit la transcription à Ravel lui-même. Transcription virtuose évidemment. Et l'on saura que Bartlett l'est considérablement. Glissades sur le piano, effets de manche, libertés rythmiques hors de propos, triples axels de toute sorte et, bien entendu, pas l'ombre du sentiment fantomatique, désespéré, qui habite l'oeuvre: on croirait voir des danseurs joyeux partir en patins à glace au coeur de New-York un soir de Noël pendant qu'explosent des pétards cachés dans les sapins.
(Des pétards, vraiment, le soir de Noël?)
Cher Bartlett votre talent est si évident. Enlevez un peu. " Trop de tout" disait Coco Chanel (jeune)
A venir
(parmi les pianistes de la 11e heures) Sélim Mazari, Maroussia Gentet, Jean-Baptiste Doulcet, Cristian Budu, Wilhem Latchoumia, Jean-Baptiste Fonlupt, Marie-Ange Nguci, Jean-François Heisser, le Trio Pascal, Tristan Pfaff, Marina Saïki, Matan Porat et Luis Fernando Perez.
Récital Célimène Daudet: Debussy et Chopin. Le 28 juillet.
Récital Anna Geniushene: Brahms, Verdi/Liszt et Prokofiev. Le 29 juillet.
Récital Aimi Kobayashi: Schumann, Schubert et Chopin. Le 30 juillet.
Récital Martin James Bartlett: Bach/Busoni, Bach/Hess, Rameau, Haydn, Wagner/Liszt, Rachmaninov/Wild, Ravel. Le 31 juillet.