Le concours Long-Thibaud-Crespin 2019, cette année consacré au piano, s'est donc achevé sur un sérieux divorce entre le public et le jury, l'un couronnant le Français Jean-Baptiste Doucet que l'autre a placé 4e sur 6, l'autre donnant son 1er prix au Japonais Kenji Miura, récompense accueillie par l'auditoire avec des mouvements divers.
A vrai dire on ne s'attendait pas à cela. D'autant que d'habitude le divorce est plutôt entre la critique et le public. Mais là la critique (quelques-uns de mes plus éminents confrères) semblait en accord avec le public, et aussi abasourdie que lui. Ne comprenant pas qu'un jury prestigieux comme celui-ci ait pu manquer à ce point de sensibilité, voire d'écoute.
Le profond mystère du premier prix
Prestigieux. Jugez-en. Huit pianistes sur neuf membres, ce qui garantit qu'ils savent de quoi l'on parle. Quatre Français, de trois générations, Bertrand Chamayou, Anne Queffelec, Marie-Josèphe Jude, Jean-Bernard Pommier. Le Russo-Américain Kirill Gerstein, le Canadien Marc-André Hamelin, la Russe Yulianna Adveeva. Et Argerich bien sûr. Plus le chef chinois Xu Zhong. Que s'est-il donc passé? On ne ne le saura pas. D'autant que le principe d'un jury est de ne pas montrer (à l'exception de ce que fit Argerich elle-même en d'autres temps) ses désaccords, accueillant simplement d'un petit sourire vers les camarades telle remise en cause par le public. Il se murmurait cependant que la présidente s'était entiché, on ne sait pourquoi, du vainqueur, Kenji Miura (comme on le murmurait d'Isabelle Huppert donnant la Palme d'or cannoise à son copain Michael Haneke, mais au moins Le ruban blanc était un grand film), ce qui donnait: Débrouillez-vous, chers autres membres, pour classer les cinq qui restent.
Pas de grand frisson
Il se murmurait aussi (on n'a pu assister aux demi-finales où 12 candidats avaient été retenus; il n'en restera que six) que 2019 n'était pas une très grande année. On l'aura constaté nous-mêmes, en tout cas dans l'épreuve des concertos, qui allaient du très bien au sans intérêt, mais sans jamais le frisson de l'exceptionnel. Bon! on est tout de même au Long-Thibaud, pas au récital de première année de l'école du village. Recension rapide des six candidats:
Clément Lefebvre (France, 29 ans) Très joli toucher (dans de bien belles pièces de Rameau, réussies) mais trop timide. A eu le tort, peut-être, de ne jouer que de la musique française: ses Ravel (les candidats devaient donner obligatoirement un Ravel ou un Debussy, concours français oblige!) le trouvaient parfois désarçonnés, son Prélude, choral et fugue de Franck alternait l'excellent et le moins bien. Son 1er concerto de Beethoven, malgré des choses ravissantes, manquait de carrure... beethovénienne. Il obtiendra un 6e prix... décevant pour lui.
Alexandra Stychkina (Russe, 15 ans!)
Seule femme, seule fille plutôt. Et tout le temps de grandir. Elle a présenté un programme solo courageux, Images de Debussy, Inventions de Bach. Son 1er concerto de Beethoven, un peu sec, un peu scolaire, finissait, à force d'autorité et d'énergie, à rendre le souffle de Beethoven. Chapeau, mademoiselle! Et 5e prix.
Zhora Sargsyan (Arménie, 25 ans)
On n'a pas entendu sa Sonate "Dante" de Liszt qu'il jouait sûrement très bien, plusieurs sources ajoutant cependant qu'il s'était planté dans les Kreisleriana de Schumann. Son Concerto n° 1 de Rachmaninov, virtuose et pensé, est impeccable, mais ne dégage pas de vision, se contentant, c'est déjà ça, d'aller chercher le meilleur... chez les meilleurs. 3e prix.
Keigo Mukawa (Japon, 26 ans)
Son programme solo était déjà marqué par l'épure: Miroirs de Ravel, 2e Partita de Bach. Dans le Concerto n° 5 de Saint-Saëns, il s'installe avec autorité, beaucoup de plaisir, de bonheur même. La virtuosité est transcendante, le style y est, il y a de la musique derrière ces doigts qui voltigent. Il manque cependant de poésie dans le fameux thème "égyptien" qui a donné son surnom à ce concerto. On aurait compris qu'il ait le premier prix. Il aura le second.
Jean-Baptiste Doucet (France, 26 ans)
Et qui est allé se parfaire deux ans en Suède, de sorte qu'il était l'inattendu du concours, déjà remarqué de nos confrères en demi-finale. Programme solo ambitieux (Bach, Debussy, le dernier Brahms) Et le Concerto n° 3 de Bartok où, enfin, un candidat nous PROPOSE quelque chose, une vision, une conception, servie par une qualité pianistique -toucher, attaques, sens du rebond, justesse des contrastes et des silences- remarquable. Une Argerich, qui joue ce concerto, a-t-elle été si déroutée? Une Queffelec, qui le joue aussi? Le 4e prix de Doucet est accueillie par une bronca instantanée. Quand Bertrand Chamayou annonce qu'il obtient le prix du public, c'est l'ovation. D'autant plus méritée qu'il l'a conquise avec un compositeur réputé difficile. Ce qui prouve au moins l'ouverture d'esprit... du public.
Kenji Miura (Japon, 26 ans)
On aura déjà entendu son programme solo, une sonate de Mozart dont il ne met pas en valeur la force si simple et si poétique, les Valses nobles et sentimentales de Ravel dont on se rend compte, en l'écoutant, que Ravel ce n'est pas si facile (comme Mozart, trop évident, mais, derrière, tant de choses terribles qui grouillent!) Et une Sonate "Dante" de Liszt tenue, contrôlée, bouillonnante. Le son n'est pas très beau. Son Concerto n° 2 de Chopin est joué à plat, sans relief, ce qui fera dire à un de mes éminents confrères: "Son Chopin: aucun intérêt"
Le garçon (on était un peu triste pour lui), si heureux de sa victoire, sera instantanément accueilli par une bronca qu'il prendra pour lui mais qui s'adressait d'abord... au jury. Et la batterie des prix annexes tous à lui attribués par les sponsors augmentera l'exaspération (dont celui du meilleur concerto alors que c'était le moins intéressant!)
Certes on rappellera à loisir divers prix glanés dans différents concours prestigieux, le 6e prix d'Engerer ou de Maria Joao Pires, le 4e de Debargue ou de Brendel, le 3e de Berman. Comme si le jury avait voulu nous délivrer un message subliminal: Ne vous occupez pas du 1er prix. On l'oubliera, comme souvent. Regardez plutôt le troisième ou le quatrième. Et le quatrième, c'est Doucet.
Demi-finales et finales des épreuves de piano du Concours Long-Thibaud-Crespin. Salle Cortot (Demi-finales), Auditorium de Radio-France (Finales), Paris. Du 11 au 16 novembre.
(Nous détaillons un peu plus dans un prochain article l'organisation du concours, l'amont, nos réactions "sur le vif"...)