Le verdict du concours de piano Long-Thibaud-Crespin, présidé par Martha Argerich, accueilli par les huées du public.

Kenji Miura jouant le concerto n° 2 de Chopin C) Masha Mosconi

Le chant, en mémoire de la soprano Régine Crespin, ce sera l'an prochain, comme c'était l'an dernier le violon, avec un jury présidé par Renaud Capuçon, qui a repris en main l'organisation du concours -que ne fait-il pas? Martha Argerich, son amie, présidait donc cet année un jury chargé de trouver un successeur au lointain premier lauréat (1943), Samson François.

L'organisation

Et c'est Marie-Josèphe Jude qui s'est chargée de la tournée de présélection dans les grandes capitales. Une quarantaine de "retenus" ont donc disputé les éliminatoires les 8 et 9 novembre. Il en est resté douze.

Les demi-finales

Avec une parité respectée. Pas une parité hommes-femmes, ne rêvons pas (encore que l'univers du piano soit très féminisé, et depuis longtemps). Trois femmes et neuf hommes. Mais parité européo-asiatique: d'un côté Corée, Taïwan, Chine et trois Japonais. De l'autre 3 Français et 3 Russes ou de l'école russe (un Arménien). Ni Allemand, ni Italien ni quoi que ce soit. Le plus célèbre des Français, Jean-Paul Gasparian, va trébucher, en particulier sur l'épreuve de musique de chambre -car il fallait proposer un programme de piano seul et un quintette avec piano, le quatuor Hermès, qu'il faut remercier, prêtant son concours aux pianistes (quant à moi, n'ayant pu assister à tout, j'ai écouté aussi mes confrères, organisateurs de concert, agents artistiques, etc)

Tous les lauréats, Bertrand Chamayou à droite C) Masha Mosconi

Le jury

Brillant. Derrière la présidente Argerich et l'excellent directeur artistique Bertrand Chamayou, trois autres Français, Jude donc, Anne Queffélec et Jean-Bernard Pommier, la Russe Yulianna Adveeva, le Russo-Américain Kirill Gerstein, le Canadien Marc-André Hamelin et un chef au milieu de tous ces pianistes, le Chinois Xu Zhong.

Les finalistes

Deux Japonais, une Russe, l'Arménien, deux Français. Donc une femme sur six. Encore moins paritaire, tout ça... (jusqu'à se demander si l'on ne s'est pas dit: "Il en faut absolument une")

Le programme. Mercredi 13 novembre.

D'abord une heure de piano solo pour chaque concurrent. Figures imposées: une Etude de Michael Jarrell commandée par Bertrand Chamayou d'après le Concerto pour piano que Chamayou avait créé. Puis, concours français oblige, soit un Debussy soit un Ravel. Il y aura deux Debussy et quatre Ravel, qui semble plus facile (ce n'est pas vrai, on le verra) Le reste au choix des candidats. Qui joueront beaucoup de Bach, pas de Russe, pas de Chopin ni de Beethoven!

Clément Lefebvre C) Masha Mosconi

Clément Lefebvre

Les deux auxquels je pourrai assister ce mercredi. Lefebvre, 29 ans, le doyen. L' étude de Jarrell, brillante, commence en notes piquées, évolue en toccata. Lefebvre la tire vers Messiaen, y met de la douceur. Trop. Ce sera son défaut: trop de timidité (dans les attaques, l'énergie) mais un son ravissant. Il joue les Miroirs de Ravel. Oiseaux tristes manque de mystère, de morbidité. Une barque sur l'océan  (que défend si bien une Queffelec) n'a pas ce sens du vent, de la houle, du grand large, qui vous emporte loin. Et Alborada del grazioso est certes espagnol mais pas assez bizarre. Joli son, beaux passages, ce n'est pas suffisant. Lefebvre sera en revanche très bien dans les pièces de Rameau qu'il défend (la si belle Gavotte des Nouvelles Suites en la ) avec un sens très sûr et du baroque et de la grandeur de Rameau. Le Prélude, Choral et Fugue de César Franck n'a rien de l'esprit de Bach, plutôt un Debussy liquide ce qui est inhabituel. Le Choral est très beau. La Fugue est trop lente, un peu éteinte au début puis Lefebvre se redresse, réussit la fin. Il met en général trop de pédale, gêné qu'il est par la dureté du piano (d'une célèbre marque japonaise)

Kenji Miura

Kenji Miura lui succède. Le Japonais, 26 ans, donne de l'énergie, de la violence à l' Etude de Jarrell. C'est l'anti-Lefebvre et c'est intéressant! Mais le son n'est pas très beau. Une sonate de Mozart (la K. 311) qui n'est pas très connue et c'est la principale qualité de Miura de nous la faire entendre. C'est joli, brutal parfois, Propre. Pas habité, quand le mouvement lent est si beau. Les ravéliennes Valses nobles et sentimentales le trouvent parfois perplexes. Il ne les joue pas, heureusement, comme les valses de Strauss mais il faut qu'elles soient vraiment bizarres pour qu'il leur trouve un ton. C'est la Sonate "Après une lecture de Dante" de Liszt qui lui va le mieux, malgré encore de la brutalité dans la frappe. Mais l'énergie est là, l'engagement, même s'il ne tient pas toujours la mélodie dans ce morceau où la lecture de Dante par Liszt se limite, on s'en doute, à "L'Enfer"

Kenji Miura C) Masha Mosconi

Pas enthousiasmé, on ne peut assister aux autres solos. On apprendra que l'autre Japonais et l'autre Français (Jean-Baptiste Doucet) ont fait bonne impression, que la jeune Russe a pris des risques avec les Inventions de Bach (mais c'est très bien, une jeunesse qui ose!) et que l'Arménien a complètement raté (on le sait de diverses sources qui ne se connaissent pas) ses Kreisleriana de Schumann...

La finale des concertos le vendredi 15

Salle qui s'est remplie, on est le soir. Sur une liste de six concertos chaque candidat en a choisi deux, le jury a décidé lequel des deux. On entendra donc deux fois le Concerto n° 1 de Beethoven (un des chevaux de bataille d'Argerich) et pas le Concerto K. 491 de Mozart. Et l'on retrouve

Clément Lefebvre

Qui nous confirme ce que l'on pensait. C'est le Beethoven. Entrée un peu "en-dedans".  (après la majestueuse introduction orchestrale du National dirigé par son chef assistant, Jesko Sirvend) et pas très timbrée. Toute l'oeuvre (ample, 40 minutes) manquera de contrastes, de relief, comme si Lefebvre était intimidé par Beethoven... ou par l'enjeu. C'est d'autant plus dommage qu'il réussit la cadence, virtuose, que son mouvement lent est transparent et sensible mais souvent couvert par l'orchestre et manquant de netteté (trop de pédale!). Ponctuellement, des moments ravissants. Est-ce un concerto pour lui?

Keigo Mukawa C) Masha Mosconi

Kenji Miura

Cela ne chante guère et un Chopin qui ne chante pas... n'est pas du Chopin! Le jeu est uniforme (sauf quand il est si évident que ça ne doit pas l'être), ne respire pas, avance comme un train qui veut arriver à l'heure. Pas de rêve, pas de respiration, tout s'enchaîne; le magnifique passage sur les trémolos des violons, si beau car foudroyé par l'effroi, est indifférent, et raté celui bondissant (tels des papillons) du final, sur les pizzicati des cordes. Un confrère (un des meilleurs connaisseurs du piano) sortira en murmurant: "Un Chopin sans aucun intérêt")

Keigo Mukawa

Voilà un pianiste heureux d'être là, dominant son piano, son toucher. Le Japonais de 26 ans joue le Concerto n° 5 de Saint-Saëns. Mukawa le considère comme "le plus beau de tous avec le 2e de Chopin". Allons bon! Mais on ne boude pas son plaisir à entendre un premier mouvement tout ensemble virtuose et musical, un son clair, puissant, tout à fait dans l'esprit, même si le Japonais, parfois, veut trop en faire  (les grands accords plaqués pris trop vite). Malheureusement il rate la "mélodie égyptienne" (qui a donné son surnom "Egyptien" au concerto) mélancolique et un peu kitsch, qu'il faut concevoir comme une rêverie au clair de lune sur une felouque le long du Nil. Mukawa en fait une évocation inondée de soleil! "Il n'a pas quitté le quai de Marseille"  dira le même confrère. Mais la Toccata finale, même si elle n'est pas aussi musicale qu'avec un Chamayou ou un Ghraichy, convainc par sa montée en puissance, son énergie, sa joie virtuose du jeu. Le meilleur des trois, évidemment.

Zhora Sargsyan C) Masha Mosconi

La finale du samedi 16

Enormément de monde ce soir, et l'on reconnaît quelques pianistes, David Lively, Jean-François Heisser, François-Frédéric Guy. On aurait aimé leurs sentiments... s'ils avaient pris le risque de le livrer!

Zhora Sargsyan

Rien à reprocher à l'Arménien de 25 ans, qui aura l'honnêteté de reconnaître qu'il a été nourri (école russe oblige) à cette musique: Rachmaninov et son Concerto n° 1. Oui, rien à reprocher. La virtuosité est là, les passages poétiques ou cafardeux sont bien négociés, les crescendos parfaitement orchestrés, il y a un juste sentiment rêveur dans le mouvement lent et la cadence est jouée avec autorité. Rien à reprocher. Sinon que Sargsyan a visiblement écouté les meilleurs, Ashkenazy, Lugansky, Orozco, et qu'il nous les restitue au détriment de sa propre vision. Mais il vaut mieux ça que d'être allé chercher chez les plus mauvais.

Alexandra Stychkina

La benjamine. 15 ans! Ah! ces poupons incroyables de l'école russe! Grosses lunettes, robe longue où elle flotte. Le concerto n° 1 de Beethoven, encore. L'entrée est énergique, sèche et nerveuse. Sans grande poésie et un peu scolaire. Cela n'évoluera pas beaucoup. Sauf ceci: en bon petit soldat la jeune fille y va, ne lâche rien, construit, s'impose, ne recule pas. Et peu à peu, en mettant de l'autorité et même parfois de la grandeur dans chaque phrase, nous convainc que c'est bien Beethoven qu'on entend, l'esprit de Beethoven. Elle n'a que quinze ans. Merci, mademoiselle, vous grandirez encore.

Alexandra Stychkina C) Masha Mosconi

Jean-Baptiste Doucet

Le deuxième Français, celui en qui l'on croit. Concerto n° 3 de Bartok. Qu'ont joué les plus grands, pour citer les vivants Argerich elle-même, Pollini, Barenboim, Grimaud. Et même Queffelec (elle, pas si bien) Doucet surprend d'entrée: la première phrase, habituellement poétique et douce, est arrachée au piano, brutale. Rappel que Bartok, gravement malade, lutte contre la mort (on est à l'été 1945), rappel que cette oeuvre admirable que Bartok voulait offrir à sa femme pianiste est un magnifique mélange de poésie tendre et nocturne et d'énergie désespérée, que Bartok ne finira pas, les dernières mesures orchestrées par l'ami Tibor Serly d'après les notes du compositeur.

Et pour la première fois on entend une proposition. Une vraie conception, qui réussit à unifier force et tendresse (certains accords comme des coups de marteaux mais, dans le nocturne médian, une attention aux silences, à la respiration, qui est de toute beauté), à nous faire entendre un Bartok accroché à la vie tout en en captant les teintes funèbres. Les changements de rythme sont bien négociés, les attaques parfaitement nettes. Certains seront choqués par cette violence ponctuelle mais le jeune Français de 26 ans (qu'on connaît mal. On apprendr qu'il est parti en Suède deux ans travailler son art, sortant ainsi de nos radars!) assume tout, et cela fait du bien de voir enfin émerger une personnalité

Jean-Baptiste Doucet C) Masha Mosconi

Le verdict

Une grande et longue heure de délibération pendant que le public vote lui-même. Enfin le jury entre, s'assoit sagement et Bertrand Chamayou fait speaker.

6e prix à Clément Lefebvre

On est un peu triste, la déception se lit sur son visage. Peut-être, outre la timidité, a-t-il fait le mauvais choix de ne jouer que de la musique française dans le programme solo, au lieu de montrer qu'il savait jouer d'autres écoles. On aurait bien vu Miura à la place de Lefebvre, qui aurait pu obtenir le prix du plus beau toucher.

5e prix à Alexandra Stychkina

Légers murmures du public. Elle méritait peut-être mieux. Mais elle est encore jeune, en passera d'autres, des concours où elle obtiendra évidemment davantage.

Et Doucet encore C) Masha Mosconi

4e prix à Jean-Baptiste Doucet

Et première bronca, qui donne le ton. Certes le public est français mais assez capable de juger. Et la réaction est immédiate. Le jeune homme, dépité et gêné, ne sait d'ailleurs quelle attitude adopter, d'autant que Chamayou distille le palmarès avec le même sourire.

3e prix à Zhora Sargsyan

Le public est encore tellement sous le coup du 4e prix que celui-ci passe comme une lettre à la poste. A la joie de maman Sargsyan qui, plus tard, exhibera fièrement le beau bouquet offert à son fils. Et l'on se dit que c'est plié: Mukawa grand prix.

2e prix à Keigo Mukawa

Nouvelle stupeur: on est partagé entre le plaisir de ce 2e prix à Mukawa (qu'on aurait donné nous-même et qui est déjà formidable) et ce qu'il signifie... du 1er prix. A moins qu'il y ait un 2e ex-aequo mais Chamayou nous l'aurait dit tout de suite.

1er prix à Kenji Miura

Le jeune Japonais, on le comprend, s'avance parfaitement heureux. Mais dans l'instant éclate une bronca mémorable -hurlements, hou-hou et sifflets- qui va évidemment au jury mais que le pauvre Miura prend pour lui, au point de nous faire de la peine. Mais le résultat est si stupéfiant, d'autant qu'il se prolonge par les prix annexes, dont celui du "meilleur concerto" (où la salle éclate de rire), prix décernés par les sponsors, un peu désarçonnés eux aussi.

Le vainqueur est content, la présidente aussi. Les seuls? C) Masha Mosconi

Il se murmurera que la présidente Argerich avait fait de Miura son chouchou, on ne sait pourquoi, et aux autres alors de classer les cinq suivants. Chamayou annonce enfin le prix du public. C'est Doucet qui l'obtient, prix d'autant plus méritoire que c'est avec un Bartok, compositeur qui rencontre encore des réticences auprès du grand public. Comme quoi celui-ci sait entendre aussi bien que juger.

On rappellera évidemment qu'une Engerer fut 6e au Prix Tchaïkowsky, un Debargue 4e, un Brendel 4e au concours Busoni (remporté par... Lodovica Lessona), une Pires 6e au Vianna da Mota de Lisbonne. Et l'on se dit finalement que le jury nous a délivré un message subliminal: ne vous occupez pas du premier, on l'oubliera. Regardez plutôt, comme d'habitude, vers le  troisième ou le quatrième. Et le quatrième, c'est Doucet.

Epreuves de piano du concours Long-Thibaud-Crespin 2019. Demi-finales les 11 et 12 novembre à la salle Cortot, Paris. Finale piano solo le 13 novembre, finale concertos les 15 et 16 novembre à l'auditorium de Radio-France, Paris