L'orchestre de Paris accueille Esa-Pekka Salonen pour deux séries de concert avec Gautier Capuçon et Nina Stemme en guest-stars

Esa-Pekka Salonen et l'orchestre de Paris, répétition C) M Benguigui Pasco and Co

Le grand chef finnois Esa-Pekka Salonen était à Paris les dix premiers jours de décembre pour deux séries de concert avec l'orchestre de Paris: concerts d'une musicalité sans faille qui confirme sa place au tout premier rang des chefs d'orchestre.

 

Esa-Pekka Salonen, 63 ans mais silhouette de jeune homme, donnait deux séries de concert à la tête de l'orchestre de Paris. On dit deux séries puisque ledit orchestre joue traditionnellement deux fois (le mercredi et le jeudi) Mais une invitation deux fois de suite, dans deux programmes différents, est rarissime. Il confirme le statut d'Esa-Pekka Salonen comme l'un des chefs les plus remarquables de ce temps.

Un concerto écrit pour Rostropovitch

Au programme quatre oeuvres exigeantes, accueillies en triomphe à la joie visible et du chef et des solistes. Dans l'ordre Chostakovitch, Bruckner, Bartok et une création de l'Américain (venu du rock) Bryce Dessner.

Gautier Capuçon, Esa-Pekka Salonen C) M. Benguigui Pasco and Co

Gautier Capuçon aime infiniment ce Concerto n° 1 pour violoncelle que Chostakovitch écrivit pour Rostropovitch en une période relativement calme; il l'a joué souvent. Et comme ce soir avec ce bel engagement où l'ardeur, la sensibilité, passent par une alternance de lyrisme où l'instrument chante à plein poumons (si l'on peut dire) et d'une souffrance diffuse, presque consubstantielle à cette musique, que Capuçon traduit par des coups d'archet rageurs qu'il ne cherche pas à faire sonner harmonieux. La mélodie initiale, qui est heureuse à la Chostakovitch (entraînante et dynamique, mais sûrement pas souriante) se développe avec une infinie tendresse, accompagné par un orchestre que Salonen dirige d'une baguette impérieuse, tranchante, car c'est l'orchestre (un orchestre de Paris réactif avec un superbe pupitre des cors) qui donne en contraste l'énergie du morceau face aux longues phrases lyriques et presque sombres du violoncelle. De nouveau les cors dans le mouvement Moderato avant une Cadenza qui, d'habitude se limite à quelques mesures et qui, là, livre un mouvement entier à l'instrument et à toute sa palette sonore, jusqu'au registre aigu, très aigu, comme un emballement effrayé, un cheval qui a peur,  Capuçon le jouant avec une classe folle. Reprise ( le final) sur un thème de cirque d'une mélodie qu'adorait Staline, ironique et endiablée jusqu'à ce qu'on y trouve des ressemblances avant le mouvement initial, c'est voulu, comme une version ricanante de la souffrance. Et la complicité visible du soliste et du chef ajoute à la beauté de ce moment. 

Gautier Capuçon C) M. Benguigui Pasco and Co

La très belle gestuelle d'un chef 

6e symphonie de Bruckner. Salonen n'a pas beaucoup dirigé Bruckner. Mais ceux qui lui sont rattachés, Mahler, Richard Strauss, le premier Schönberg, et les grands du début du XXe siècle, Bartok, Stravinsky. Sa 6e (oeuvre médiane) est dans l'ombre de la magnifique 7e, utilisée par Visconti dans Senso. Elle est faite, à l'intérieur de mouvements si typiquement brucknériens, de contrastes constants. Explosion des cuivres d'abord sur un premier thème (on est presque chez Mahler) avant le chant de la flûte dans une suite de moments ravissants et heureux. Salonen en fait, dès qu'il le peut, une oeuvre d'une grande tendresse, où le mystique Bruckner cherche cette fois-ci les voix de Dieu à travers l'apaisement.

Elégance des gestes du chef, ce bras qui tournoie telle une roue implacable, cette autre bras où les piani et les forte s'incarnent si bien, la musique qui naît soit de gestes infimes, indications visibles à peine, juste d'un doigt, soit de grands mouvements d'oiseaux voluptueux, comme dans l'Adagio, d'une idéale beauté sonore, où l'on est saisi, comme dans Tristan et Isolde, dans une tournoyante spirale qui conduit à Dieu. Scherzo flamboyant, plus joyeux qu'à l'accoutumée, sans doute de la volonté de Salonen qui tire ce passage vers Richard Strauss, un musicien qui ne se piquait pas de mystique. Le final est un peu trop morcelé mais les finals de Bruckner, plus que chez d'autres (et aussi chez d'autres) sont souvent le prolongement de scherzos à qui l'on donne de l'ampleur. Un rythme de fausse valse (procédé mahlérien) une sonnerie de cuivres, cela pourrait virer au pompeux mais la simplicité d'âme de Bruckner l'empêche, le retient sur la crête où Salonen et un orchestre heureux et virtuose installe une fin triomphale. Bruckner n'a jamais eu parfois des accents si mozartiens...

Capuçon et Salonen C) M. Benguigui, Pasco and Co

Bryce Dessner, entre classique et rock

Ce sera encore autre chose la semaine suivante, Une création déjà, d'un Concerto pour violon de l'Américain Bryce Dessner. Dessner est guitariste de formation, a joué par exemple avec Paul Simon ou Thom Yorke de Radiohead, est toujours guitariste du groupe de rock The National tout en ayant une formation classique (parisienne) et vivant aujourd'hui en France. La pandémie, l'empêchant de jouer, l'a conduit à composer un Concerto pour trombone et ce Concerto pour violon, ambitieux, fort bien écrit, d'une durée d'une demi-heure, d'une très intelligente écriture orchestrale (pas de contrebasses mais beaucoup de vents) où brillent plusieurs percussionnistes qui ont fort à faire -magnifique, car inattendue, utilisation des timbales.

L'influence de Steve Reich ou Phil Glass se fait évidemment sentir (Dessner a travaillé avec eux) dans cette course-poursuite où l'orchestre offre un écrin sonore dense, fluide et rapide, à un violon dans le registre médian qui tisse presque un accompagnement constant à... ses accompagnateurs. Avant un mouvement plus lent, plus calme. Et reprise de la course-poursuite, en paysages différents. On n'est pas spécialiste de la technique du violon, on fera confiance aux notes de programme qui indique une utilisation de la technique du bariolage (jeu sur deux cordes voisines qui permet une palette de notes sans avoir à trop bouger les doigts) utilisée par Vivaldi, Mendelssohn ou Ravel. Dessner connaît son affaire, servi par un violoniste un peu "perché" (les gestes, les bras nus, l'air ailleurs, le bis, une danse irlandaise "revisitée" en position de violoneux), Pekka Kuusisto, compatriote, donc, de Salonen, à qui l'on reprochera simplement, dans le premier mouvement, de ne pas assez projeter le son.

Bryce Dessner C) M. Benguigui Pasco and Co

La huitième femme de Barbe-Bleue

Enfin Bartok. Le château de Barbe-Bleue, opéra à deux personnages dont l'idée vint à Bartok de la vision d'Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas à Paris, avec son ami Kodaly qui déclarait: Livret (de Maeterlinck) du plus haut intérêt mais mauvaise musique. On pense exactement le contraire mais peu importe. Trois ans plus tard (1910) Bela Balazs, poète fameux là-bas, propose à son tour un livret sur ce thème aux deux amis; Kodaly refuse, Bartok accepte. Ce sera un chef-d'oeuvre, et plus une symphonie vocale d'environ une heure qu'une oeuvre de scène, même si elle fut créée à l'Opéra de Budapest.

C'est en fait plutôt l'histoire de la huitième femme de Barbe-Bleue (Claudette Colbert et Gary Cooper dans le film d'Ernst Lubitsch), sur un mode évidemment bien plus sombre: Judith, la nouvelle épouse, fait ouvrir une à une les 7 portes closes par un Barbe-Bleue consentant par amour après avoir été réticent car la curiosité de plus en plus horrifiée de Judith se heurte à des signes très inquiétants, traces de sang, instruments de torture, lac de larmes mais en même temps parure éblouissante, jardin caché -la tentation et la morbidité réunies où Judith, qui semble conduire Barbe-Bleue où elle veut, le forçant à chaque fois à ce qu'il ne veut pas faire, ouvrir les portes, à elle qu'il jure aimer plus que tout (Tu étais belle, cent fois belle! C'est toi qui étais la plus belle!) où Judith, donc, est prise au piège qu'elle s'est tendu à elle-même -inévitable conclusion.

Une histoire traitée en mode Europe centrale

Musique admirable, d'une somptueuse richesse, sur cette histoire que Balazs a traitée, dit-il, sur le ton de ces ballades d'Europe centrale contées par des violoneux, justement, de village en village. Ecriture d'un maître qui sait varier les effets à l'infini, l'orchestre tour à tour lyrique, soyeux, inquiétant, douloureux, désespéré, grinçant, violent (même les nuages jettent une ombre sanglante) D'un maître aussi qui utilise les rythmes, les inflexions mélodiques, de sa Transylvanie, peignant la marche en avant -marche vers l'abîme- du couple avec des accents que l'on retrouve chez Janacek (le Morave), Enesco (le Roumain) et l'ami Kodaly. Et qui dément à chaque minute la réputation de difficulté que certains de nos compatriotes attribuent encore au compositeur hongrois.

Pekka Kuusisto, Esa-Pekka Salonen C) M. Benguigui, Pasco and Co

On se serait passé de l'introduction parlée, qui est semble-t-il dans le livret de Balazs mais pour des spectateurs qui ne connaissent pas forcément l'histoire de Barbe-Bleue. Pour nous c'est inutile, même si le conte de Perrault est très différent, plus cruel. Ici, Barbe-Bleue, en perdant Judith, se retrouve aussi séparé à jamais de celle qu'il aimait plus que tout. Gerald Finley fait sentir avec beaucoup d'élégance cette tristesse diffuse et constante du personnage pendant que Nina Stemme, voix toujours aussi belle dans sa puissance si musicale, met constamment dans ses accents l'effroi et la curiosité tout ensemble, composant une Judith comme fascinée par les secrets terribles de son époux, acceptant avec terreur d'en être complice avant d'en être victime. On regrettera seulement que la voix de l'une soit nettement plus projetée que la voix de l'autre mais on finit par n'y plus penser. D'autant que Salonen nous montre en une heure ses magnifiques qualités de chef, qui sait comme personne varier les climats, mettre en relief les voix instrumentales principales, avec une clarté, une lisibilité, une dynamique, qui rendent passionnant cette tragédie amoureuse où l'orchestre est le troisième personnage, et souvent le premier pour décrire le torrent de sentiments et de paysages où s'inscrit l'histoire de ce couple maudit.

Orchestre de Paris remarquable, on l'avait compris.

Orchestre de Paris, direction Esa-Pekka Salonen. Programme du 1er décembre: Chostakovitch (Concerto n° 1 pour violoncelle, avec Gautier Capuçon). Bruckner (Symphonie n° 6) Programme du 9 décembre: Dessner (Concerto pour violon en création française, avec Pekka Kuusisto) Bartok (Le château de Barbe-Bleue avec Nina Stemme (soprano) et Gerald Finley (baryton)). Philharmonie de Paris.

A NOTER ce soir 15 décembre et demain 16 décembre le même orchestre sera, dans le même lieu, dirigé par le doyen des chefs d'orchestre, Herbert Blomstedt, 94 ans, dans les symphonies 3 et 4 de Brahms. Un magnifique moment, sûrement.