Salonen avec l'orchestre de Paris dans son "arbre généalogique": son magnifique hommage à Sibelius

Salonen et l'orchestre de Paris C) Julien Mignot

Un concert enregistré il y a quelques jours à la Philharmonie de Paris où l'orchestre de Paris était dirigé par le grand Esa-Pekka Salonen. Au programme le compatriote du chef finnois, Jean Sibelius, en ses deux dernières symphonies, aussi exigeantes qu'admirables. Et le Tout-Paris des critiques était là!

Un Sibelius encore à découvrir en France

Nous sommes encore une terre de mission pour l'immense compositeur finlandais. Sibelius, fêté, dirigé mille et mille fois chez nos voisins anglais (qui l'idolâtrent), chez les Allemands ou les Russes. Et nous, à part quelques oeuvres (la Valse triste, Finlandia ou l'incontournable Concerto pour violon que tous les violonistes ont à leur répertoire mais tiens... notre Français Renaud Capuçon le joue-t-il si souvent? Pour le reste, la 2e symphonie peut-être -la plus longue... et la plus accessible- et Le cygne de Tuonela, cette merveille où le cor anglais lance un appel si déchirant)? Ce n'est pas beaucoup, d'une production qui compte plus de 100 numéros d'opus.

Salonen en répétition C) M. Benguigui, Pasco and Co

"Le classicisme est la voie de l'avenir"

Et qui aurait pu se prolonger puisque Sibelius pose la plume en 1926 et ne la reprend pas pendant les trente ans qui suivent, jusqu'à sa mort, nonagénaire. On sait seulement qu'il aura détruit sa 8e symphonie; on sait aussi, quoiqu'il soit aujourd'hui reconnu comme un maître ancré dans son temps, d'une modernité tout aussi grande que celle d'un Mahler (dont il était le contemporain) ou d'un Bartok (de la génération suivante), avec cependant des procédés tout différents, que certains (français, en particulier: un René Leibowitz l'exécrait!) ne lui ont pas pardonné une phrase prononcée quand Schönberg ou Berg avaient déjà plongé dans le dodécaphonisme: C'est curieux, plus j'observe la vie, et plus je me sens convaincu que le classicisme est la voie de l'avenir. Et ainsi l'on regrette vraiment qu'un Pierre Boulez qui, à la fin de sa vie était revenu vers Bruckner ou Janacek, n'ait pas poussé jusqu'au Finlandais.

Le même. Sans baguette C) M. Benguigui, Pasco and Co

Un Salonen chantre de la modernité

C'est pourquoi, peut-on penser, qu'un Salonen s'attache à rendre hommage au dernier Sibelius ne vient pas seulement de la fréquentation, qui doit remonter à l'enfance, entretenu d'avec son compatriote. Salonen, qui dirige si souvent Stravinsky, Schönberg, Richard Strauss, Debussy, Janacek, est un habitué de la modernité si diverse de tous ces créateurs au tournant du XXe siècle; et, compositeur lui-même, et de belle inspiration, il est puissamment à son aise avec la modernité même de Sibelius, plus cachée que chez certains contemporains mais qu'il sait mettre en lumière. Et de réunir ces deux symphonies est pour lui une évidence, elles qui se suivent dans leurs numéros d'opus (104 et 105) comme dans leur année de composition (1923 et 1924)

Symphonies qu'il est passionnant aussi d'entendre quasi d'un seul tenant (à peine la respiration nécessaire, sans qu'aucun entracte ne nous en fasse perdre le fil): les quatre mouvements traditionnels de l'une suivi de ce bloc compact de la 7e, 20 minutes resserrées, mouvantes comme un iceberg qui se déplace quasi sur lui-même, avec l'utilisation récurrente, trouvaille musicale formidable, du trombone dont le leitmotiv donne à l'oeuvre son fil conducteur.

Le Harry Potter de la baguette

Et déjà le bonheur (que vous verrez magnifié par le gros plan) d'assister à cette gestuelle souple et dansante de Salonen -jusqu'à quand ce sexagénaire continuera-t-il d'avoir trente ans?- avec sa baguette d'Harry Potter nordique, tournoyante et sortant à chaque fois de ces virevoltes un son automnal et magique. Dans le premier mouvement (il n'y a pas de mouvement lent dans cette symphonie, ce qui avait surpris) s'installent les lumières froides et grises des forêts mais d'un gris étincelant comme de l'argent. On imagine, aux cordes, le survol des lacs déserts, les marcheurs comme des petits points au milieu de l'immensité blanche ou verte. Très beau travail des musiciens de l'orchestre qui, un court instant -dans ce deuxième mouvement plus immobile avant d'entamer une admirable progression ascendante-, donnent le sentiment qu'ils suivent parce que c'est Salonen. Un court instant.

La répétition. C) M. Benguigui, Pasco and Co

Le scherzo fuse avec ses beaux traits de flûte -deux flûtes parfois: on y aimerait aussi un poil plus de fougue. Magnifique final: les cordes sombres et tranchantes dans une couleur de soleil gris, puis les bois déchaînés. Un forêt scintille dans une de ces soirées pures de décembre où la lune éclaire la neige par endroits. Et tout retombe et tout s'apaise avec la lumière qui s'efface mais ne s'éteint pas.

Une symphonie granitique, de pure beauté

La 7e symphonie. Et Salonen. Un bloc. Une gamme inachevée -ou "fausse"- qui ouvre l'oeuvre. Une sorte d'élégie granitique que soulèvent les cordes en forme de "tombeau" de l'époque baroque. Il y a soudain quelque chose de wagnérien dans la manière dont Sibelius fait monter la tension, jusqu'à ouvrir son orchestre à une expérience sonore où tous les instruments s'expriment et s'extasient -et là nos musiciens français rendent les armes devant la beauté de ce qu'ils ont à faire.

Pure beauté. Grâce à Salonen, qui est aussi un wagnérien de la plus belle eau, attentif à tout. A ces traits des bois qui instille des moires brunes à l'aventure sonore de cette symphonie. Et voici un rallentendo magistralement conduit. L'attention infaillible (avec toujours cette allure dansante et juvénile) à la superposition des structures sonores qui nous offre une clarté d'écoute incroyable (le style on entend tout) avant ce petit thème qui éclaire le chemin, ce petit thème balancé tellement "Sibelius". Les plans s'enchevêtrent, les lignes musicales se croisent. La modernité de Sibelius, justement, où la tonalité change si souvent (dans la 6e symphonie, sans qu'on puisse vraiment parler de polytonalité) mais aussi par des tempos différents qui se croisent (c'est une des grosses difficultés du Concerto pour violon où le soliste et l'orchestre n'ont pas la même rythmique)

Une fin très curieuse, ouverte et puissante. Comme si le monde infini s'étendait devant cet homme qui va suspendre sa plume alors qu'il a encore tant à explorer.

Et la superbe image finale du chef éclairé, baguette haut, immobile, pendant que l'ombre gagne l'orchestre.

Jean Sibelius: Mort de Mélisande (de Pelléas et Mélisande). Symphonies n° 6 en ré mineur opus 104 et n° 7 en ut majeur opus 105. Orchestre de Paris, direction Esa-Pekka Salonen. Enregistré le 11 février à la Philharmonie de Paris. En streaming sur le site de la Philharmonie de Paris jusqu'au mois d'août.