Bach, Schubert et l'étonnante famille Moreau en vedettes à La Roque-d'Anthéron

Les Moreau: de gauche à droite David, Jérémie, Raphaëlle, Edgar C) Christophe Grémiot

 

Un des rares festivals sauvés des eaux, celui de La Roque-d’Anthéron consacré au piano, s’est achevé vendredi 21 août, à la satisfaction des organisateurs qui, en plein respect des mesures-barrières, ont réussi l’essentiel, réunir la fine fleur d’un piano essentiellement français en faisant le plein d’un public plus réduit.

Nous y étions quelques jours.

La famille Moreau, 23 ans de moyenne d’âge

Des règles simples : un concert le matin et un concert le soir dans la « grande salle » de plein air, un concert d’après-midi -une sorte de thé provençal- dans un « théâtre de verdure » improvisé, un piano posé sous les gigantesques platanes en bout d’allée, près d’un grand mur. Ce concert-là dévolu d’habitude à d’excellents musiciens moins connus ou aux « découvertes » (interprètes encore en devenir)

Ils sont encore « en devenir », les membres de la famille Moreau, mais ils ont une vedette avec eux, le frère ainé, Edgar, violoncelliste star de 26 ans qui côtoie déjà les plus grands, de Martha Argerich à Renaud Capuçon. Et donc le droit à la « grande salle » même si c’est à 10 heures du matin…

David Fray C) Christophe Grémiot

Tout ce petit monde impeccablement sanglé dans des costumes très classiques et la sœur, Raphaëlle, dans une longue robe noire. Assez « casual » au milieu d’un public en bermuda ou cotonnade car il fait chaud, très chaud, et le soleil fait mal à ceux qui ont oublié chapeau, crème et lunettes sombres. Raphaëlle, donc, la violoniste, 24 ans, petite sœur… d’Edgar, car il y a derrière elle David (violoniste aussi), 22 ans et Jérémie, le pianiste, pas tout à fait 21 !

Et donc, dans un programme copieux et superbe, Edgar, Raphaëlle et Jérémie dans le Trio élégiaque n° 1 de Rachmaninov, Edgar et Jérémie dans les Variations sur un air de « La flûte enchantée » de Beethoven, Edgar, Jérémie et David (un peu tendre encore, couvé, ou suivi, des yeux par le grand frère, car il n’a pas encore l’assurance de sa sœur) dans le Trio n° 1 de Brahms (et cette phrase magnifique déployée au violoncelle par le grand frère dans l’Adagio) ; enfin Edgar et Raphaëlle dans la Passacaille de Haendel transformée en morceau de bravoure par un certain Halvorsen. Quelle famille ! Tenue discrètement mais avec déjà une musicale assurance par Jérémie, pianiste partenaire plus qu’accompagnateur et « drivée », on le sent, par Edgar, qui assume la fratrie, la première si nombreuse, nous semble-t-il, dans l’histoire de l’interprétation et qui n’a pas fini de faire parler d’elle.

Florent Boffard sous la verdure C) Christophe Grémiot

Un Bach un peu bousculé, un duo dans la verdure

Le soir précédent, et cette fois les cigales étaient fort nombreuses, David Fray jouait les Variations Goldberg et on a été déçu. On passera sur l’assise très en arrière du pianiste sur une chaise (on pense évidemment à Glenn Gould : bon…), ce qui l’oblige à se balancer quand il doit se pencher sur les touches, en cherchant un peu son équilibre. L’Aria et les trente Variations qui suivent sont jouées sans aucune respiration comme si Fray avait peur des silences (qui, pourtant, chez Bach, sont encore de la musique, comme Guitry le disait de Mozart) On ressent surtout le sentiment gênant que le pianiste a peur de ne pas être à la hauteur du génie de Bach, qu’il aime évidemment sincèrement, d’où, malgré de beaux moments d’une grande douceur, des traits « savonnés », des phrases précipitées. Or le moins qu’on puisse demander à l’interprète est de se sentir, au moins le temps du concert, à la dimension de celui qu’il défend : c’est son orgueil, et c’est pour cela qu’il joue, quitte à redevenir humble, s’il le veut, dans l’intimité de son travail.

On doit reconnaître cependant que David Fray fut très applaudi par un public souvent sincèrement ému et… par les cigales aussi qui semblaient soudain plus nombreuses.

A l’heure du thé, donc (ou de la glace à la lavande, au romarin, à la violette…), place à la découverte : un joli duo, celui des sœurs Milstein, Maria (la violoniste) et Nathalia (la pianiste) : elles sont apparentées au grand Nathan Milstein et si Maria est russe, Nathalia (ne nous demandez pas pourquoi) parle bien français et possède la double nationalité. Leur programme est original mais un peu en-dessous de ce que l’on en attendait : la Sonate n° 2 de Grieg qui est moins intéressante que la 3e, Mon pays natal de Smetana qui n’a pas la saveur des grands poèmes symphoniques type La Moldau ; enfin la Sonate de Ravel mais dans ce duo qui rappelle la fraternité touchante de la famille Moreau, c’est Nathalia, la pianiste, qui l’emporte sur Maria, plus en retrait et qui doit apprendre encore à « porter » le son. Le meilleur étant donc les Valses oubliées de Liszt, qui ne devraient pas l’être, et que Nathalia, toute seule, joue avec beaucoup de goût et de rêve champêtre.

Les soeurs Nathalia et Maria Milstein C) Christophe Grémiot

La « Poule » de Vincent Coq

On doit à un remarquable acousticien, Jacques Laville, le soin de nous permettre d’entendre, dans cette clairière improvisée en théâtre, les artistes jusqu’au dernier rang : travail ingrat, qui ne réussit pas toujours, mais cela dépend aussi des œuvres. Ainsi avec Florent Boffard, un de ces pianistes qui ne font pas de bruit et qu’on a toujours du bonheur à entendre : il parvient à nous rendre passionnante l’écoute de la Sonate d’Alban Berg, son opus 1, en la reliant au Schönberg encore tonal de La nuit transfigurée (les mêmes phrases ascendantes brusquement interrompues) tout en mettant en relief la modernité des accords, qui annonce évidemment le dodécaphonisme. Ses Préludes de Debussy souffrent malheureusement d’être parfois difficilement audibles dans un tel cadre, et Laville ne peut pas de miracle. Mais la Sonate « Appassionata » de Beethoven, puissante, emportée, avec une « course à l’abîme » en guise de final, est une très belle surprise.

Le dernier jour on est retourné dans la « grande salle » dont les hauts arbres, le matin, filtrent à peine le ciel tout bleu. Notre ami Schubert et ses chefs-d’œuvre, d’abord le 2e Trio et le Notturno, impeccablement défendus (comme d’hab’, a-t-on envie d’ajouter) par le Trio Wanderer -et en bis, nous murmure le violoniste Jean-Marc Phillips-Varjabédian, « le final du 1er Trio de Beethoven, surnommé « La Poule », ce qui va réjouir notre pianiste, Vincent Coq » …

Le trio Wanderer: Jean-Marc Phillips-Varjabédian, Raphaël Pidoux, Vincent Coq C) Christophe Grémiot

Et Schubert emporté par le vent

Le soir Jean-Claude Pennetier devait jouer -les Moments musicaux et la dernière sonate. Il semble que ce pianiste rare et discret, un des grands de sa génération, ait renoncé désormais aux concerts publics en conservant les enregistrements de studio. On nous l’annonce remplacé par Claire Désert et Emmanuel Strosser, très bons musiciens mais qui ne nous ont jamais transporté. Or, ce soir (et on ne va pas l’attribuer aux cigales), ils seront éblouissants, de fougue et de complicité, Strosser surtout, qui tient le plus souvent le haut du piano, dans ces pièces à 4 mains célèbres (Fantaisie en fa mineur, Divertissement à la hongroise) ou moins (Lebensstürme, Andantino varié, Marche caractéristique), qui, sous leurs titres d’œuvres mineures, sont d’une extrême ambition et d’un constant génie -le résumé peut-être de la vie de Schubert qui nous laisse mélancolique et heureux, quittant notre place à regret dans le murmure d’un petit vent qui nous souhaite le bonsoir.

Festival de piano de La Roque-d’Anthéron, divers concerts du 12 au 14 août avec, par ordre d’entrée en scène, David Fray, la famille Moreau, les sœurs Milstein, le Trio Wanderer, Florent Boffard, le duo Claire Désert-Emmanuel Strosser.