La Philharmonie de Paris accueillait successivement la semaine dernière l'orchestre de Paris et l'orchestre national de France dans deux programmes parallèles, une grande symphonie pas si souvent jouée, un concerto pour violon de deux amis. L'occasion de comparaisons... intéressantes.
Bonne nouvelle de la tutelle
Et l'on a d'abord été rassuré par la qualité des musiciens, par leur réactivité. Bonne nouvelle de l'orchestre de Paris, qu'on avait entendu il y a un mois, bonne nouvelle du National qu'on avait un peu négligé ces temps-ci, à tort. Celui-ci proposant le programme le plus délicat, comme il est conforme à un orchestre de radio qui peut et doit se permettre d'être davantage dans la découverte (maintenant aussi que le ministre de la Culture, Franck Riester, a fermement rejeté la fusion des deux orchestres de Radio-France demandée par un conseiller ignorant de la Cour des Comptes. Le problème hélas! c'est que les ministres passent et que les conseillers s'acharnent...)
Un concerto maudit
Ainsi le National proposait le concerto pour violon de Schumann, l'orchestre de Paris celui de Brahms - les deux amis. L'un est un concerto maudit, l'autre aurait pu l'être mais aujourd'hui c'est un tube. Les deux sont dédiés au plus grand violoniste du XIXe siècle, Joseph Joachim (comme le seront ceux de Bruch et de Dvorak), un Joachim perplexe qui fera retravailler Brahms; mais qui, surtout, ne jouera jamais celui de Schumann. Et pourtant, écrit-il: "un nouveau concerto pour violon de Schumann (qui venait d'en écrire un magnifique pour le violoncelle), avec quelle joie il aurait été accueilli par mes collègues!" Mais, ajoute Joachim, qui en refusera même la publication, "une certaine lassitude mentale, un manque d'énergie intellectuelle, montrent comment Schumann a essayé de contraindre la matière" Le concerto ne sera créé qu'en 1937 (il date de 1853!) à Berlin, par Georg Kulenkampff qui le redécouvrit.
Un Renaud Capuçon transcendant
On comprend en partie les réticences de Joachim, dans ce premier mouvement qui se répète, avec un violon solaire (mais romantique) construisant des amorces de mélodies ascendantes, comme si Schumann visait le ciel mais que sa tête le ramenât aussitôt vers le sol. C'est très étrange parce que très beau mais cela tourne en rond -avec génie, d'accord. Le mouvement lent est un chant plaintif et forestier, dont Brahms, l'ami, se souviendra. Le final une "polonaise" élégante et charmeuse, avec des traits de virtuosité qui lui donnent un parfum populaire: on a envie de lever le pied et d'emporter la jupe des dames sur un rythme à trois temps.
Et l'oeuvre, considérée par Joachim comme un labyrinthe mental où Schumann (proche de la folie) commence à se perdre, nous apparaît certes parfois un peu longue, mais du pur Schumann, romantique en diable, rêveur et séduisant. Sauf que... on l'a déjà entendu, ce concerto, sous des archets moins experts: que c'était ennuyeux! Qui le défend d'ailleurs? Autrefois, de mémoire, un Henryk Szeryng. Aujourd'hui un Gidon Kremer. Et Renaud Capuçon.
Défendre une oeuvre qu'on aime
Un interprète de la trempe de Capuçon n'est jamais médiocre -ou alors il annulera. Il peut se contenter d' "assurer" -et le public lui réservera tout de même un excellent accueil- mais il est des soirs où l'on sent qu'il se passe autre chose. Cela tient parfois aux "jardins secrets" qu'un Capuçon va promener avec lui, oeuvres qu'il aime particulièrement, qu'il met à son programme plus que ne le demandent... les programmateurs, qu'il s'ingénie à défendre par des sentiments qui relèvent de l'intime. Le "Concert" de Chausson en fait partie. Le "Concerto" de Schumann aussi. On y découvrait donc un Capuçon concentré, faisant corps encore plus que d'habitude avec son violon, comme s'il tenait une encolure de pur-sang à qui il aurait murmuré: "Aujourd'hui c'est encore plus que d'habitude. Aujourd'hui il faut être exceptionnel". Beauté plastique, lyrisme, relance constante d'une oeuvre qu'il faut porter, attention à la variété du son, de la phrase, exactes couleurs: un grand interprète défend une grande oeuvre malade, aidé par un orchestre qui a compris le message, attentif, concerné (Krivine, très à l'écoute, ne différencie pas toujours assez les voix de l'oeuvre). Oui, un Capuçon des grands soirs.
Un Brahms en demi-teinte
Ce n'était pas tout à fait le cas avec le concerto de Brahms dont Vadim Gluzman donna deux jours après une version en demi-teinte. Etrange, déjà, que l'orchestre de Paris jouât le même concerto à deux mois -et deux concerts, vues les vacances- d'intervalle, puisque Janine Jansen l'avait interprété lors des adieux de Daniel Harding. Vadim Gluzman a un son un peu ingrat dans les premières notes, l'immense premier mouvement peine à décoller, retombe parfois comme un avion sans carburant. Quelques beaux moments lyriques mais l'ennui pointe et Tugan Sokhiev (qui dirige pour la première fois l'orchestre) conçoit cette musique comme une série écrasante d'accords, c'est tonitruant et le son du violoniste s'y équilibre mal. Le mouvement lent sera bien mieux (Gluzman élégant et sans pathos) et le final, pris dans un exact tempo, n'en rajoute pas dans le "tziganisme".
Une symphonie inachevée
Les deux symphonies qui suivent sont les grands moments des chefs. Emmanuel Krivine est peut-être inattendu dans cette "9e symphonie" de Bruckner, compositeur dont les orchestres français ont moins l'habitude, même si la présence de Kurt Masur à la tête de l'orchestre national de France l'a un peu développée. Symphonie, comme le concerto de Schumann, malade elle aussi, puisque inachevée: trois mouvements sur les quatre habituels, et Bruckner mourut. Trois mouvements si lents à composer par un homme qui s'était mal remis de l'échec de sa précédente symphonie. Mais où Bruckner développe l'intuition de mettre, contrairement à son habitude, le mouvement vif (scherzo) en second. Cela rééquilibre une oeuvre qui aurait été bancale, sinon, en donnant à l'immense "Adagio" l'allure d'un adieu au monde.
Version puissante, pas assez nuancée
On fera un reproche à chacun des mouvements: dans le premier, très long aussi (la symphonie dure largement plus d'une heure), Krivine ne relie pas assez les passages, laisse des silences qui sont de trop longues césures. Cela sonne très français (c'est un peu un reproche de style) tant, dans les solos, les musiciens sont attentifs à montrer la beauté de leur son (et y réussissent parfaitement), ce à quoi se refusent les Allemands, musiciens d'orchestre d'abord. Le scherzo est écrasant, a beaucoup de gueule, Mahler pointe le bout de son nez, ce qui n'est pas absurde mais l'énergie l'emporte au détriment de la clarté orchestrale. Le mouvement lent est joué souvent trop fort, sans assez de contraste, et manque de ce mysticisme si particulier à Bruckner. Il n'empêche: c'est une version puissante que l'on entend, architecturée, tenue, rassembleuse (belle cohésion et belles couleurs des musiciens), une version frappante et accueillie comme telle, avec une chaleur qui rend Emmanuel Krivine heureux de la réception du public.
Une symphonie de fin de guerre
Public réceptif aussi à la "5e symphonie" de Prokofiev où le Russe Tugan Sokhiev, le jeune (encore) chef qui a appris la musique de son pays à l'orchestre du Capitole de Toulouse, est dans son élément: le voir dans l' "Allegro marcato", qui pourrait sortir, de style et de mélodie, de "Roméo et Juliette", attentif à chaque pupitre qu'il relance d'un travail inlassable du bras, du regard, construisant ainsi une sorte de concerto pour orchestre (et les musiciens répondent parfaitement), est un bonheur.
"5e symphonie" qui fut un triomphe à sa création début 1945 sous la direction du compositeur (le sort des nazis était déjà plié), dans une Union Soviétique où Staline, pourtant, ne faisait guère de cadeau. Le génie de Prokofiev a aussi ici l'intuition de l'époque. Le premier mouvement débute aux cordes graves puis passe aux violons, avec le soutien des altos et des violoncelles: on sent un peuple qui se réveille, hébété, sous les ruines, blessé aussi, mais en vie et debout. C'est l'histoire d'une résurrection païenne que propose Prokofiev, l' homo sovieticus "libre et heureux, sa force, sa générosité, la pureté de son âme". Le dernier mouvement, sous la baguette de Sokhiev qui privilégie au lyrisme la puissance écrasante de l'orchestre (et le mouvement lent en est un peu ennuyeux), ressemble à un défilé militaire écrasant sur la place Rouge, sans le côté pompier que Prokofiev évite soigneusement.
Les adieux d'un hautboïste
Joli "bis" (et imprévu) une valse russe (non identifiée: Kabalevsky?) jouée avec coeur par tous les musiciens autour de l'un des leurs, intimidé et tenant son hautbois: Michel Benet, hautboïste solo pendant quarante ans, prend sa retraite, et ses camarades lui donnent la sérénade. Un adieu en musique, qui en fait, de la part du public, le musicien le plus applaudi de la soirée. Bon vent à lui, qu'on retrouvera sûrement sous d'autres cieux, musicien de chambre!
- Orchestre national de France, direction Emmanuel Krivine: Schumann (Concerto pour violon avec Renaud Capuçon). Bruckner (Symphonie n° 9) Philharmonie de Paris le 1er Octobre.
- Orchestre de Paris, direction Tugan Sokhiev: Brahms (Concerto pour violon avec Vadim Gluzman). Prokofiev (Symphonie n° 5) Philharmonie de Paris le 3 octobre.