Dans les enregistrements consacrés à Debussy qui vont se multiplier cette année, j'en ai retenu deux pour commencer. Choix peut-être arbitraire: l'un concerne un pianiste discret que j'aime à suivre,Vincent Larderet, l'autre une légende du piano, le nonagénaire Menahem Pressler.
Le CD d'un pianiste exigeant
Le nouveau CD de Vincent Larderet est à l'image de l'exigence de l'artiste (voir ma chronique du 11 mars 2017) : le deuxième livre des "Préludes", le premier livre des "Images" et "Le martyre de Saint Sébastien".
Deuxième livre des "Préludes" (12 au total comme pour le premier), sans qu'il y ait une différence musicale fondamentale avec le livre 1. De titres si évocateurs (contrairement aux modèles, les "Préludes" de Chopin, qui n'en ont pas), Debussy tire l'essence et l'épure. "Brouillards" qui ouvre le cycle, ce sont les rapides bouffées de nuages qui se glissent entre les arbres, non l'épaisse et immobile brume. On croirait voir s'y agiter des elfes des forêts. "Feuilles mortes" est plus immobile. "La puerta del vino", c'est une habanera en forme de mouvement perpétuel (rien à voir avec la luxuriance de celle de Ravel dans la "Rhapsodie espagnole") qui explique comment un Albeniz, un Falla, ont trouvé chez Debussy un encouragement supplémentaire à débarrasser leurs propres compositions de tout exotisme facile.
Un piano doux et sonore
On est frappé d'emblée par le refus de Larderet de tout effet, au profit d'une couleur d'ivoire, parfaitement en accord aussi avec l'indication debussyste de "La puerta del vino" : "avec de brusques oppositions d'extrême violence et de passionnée douceur". Le piano de Larderet est doux et sonore, cristallin et d'une intense précision. Vincent Larderet ne cherche jamais l'intention ailleurs que dans l'écriture : il me l'avait dit ainsi il y a un an, il le prouve encore. Si Debussy est de son temps, alors son génie suffit à nous le dire avec les seules ressources du piano.
Je ne vais pas risquer de me faire reprendre en trouvant le "General Lavine - excentric" un peu ralenti, car Larderet va bien me dire que ce sont les autres qui ne respectent pas les indications. Il ressort en tout cas de ce "mouvement d'un cake-walk", avec ses accords violents et ses trilles légères, une étrangeté de poupée mécanique assez singulière.
Debussy et la musique pure
"La terrasse des audiences au clair de lune" est un de mes préludes préférés dans sa blancheur spectrale que Larderet rend parfaitement. Le pastiche de la vieille Angleterre, "Hommage à S. Pickwick" pourrait être plus ironique mais "Ondine" ou "Canope" ont leur poids de silence et de mystère. Et les "Feux d'artifice" sont plus des feux follets, ce qui n'est pas absurde !
Les "Images" ,elles ("Reflets dans l'eau", "Hommage à Rameau", "Mouvements"), sont tracées d'une pointe austère d'eau-forte, où le goût de Debussy pour la musique pure (et celui de Larderet qui pousse aussi dans ce sens) s'exprime à plein.
Saint Sébastien version piano
Mais la nouveauté du CD (il y a toujours avec Vincent Larderet de ces surprises) est la version pour piano du "Martyre de Saint Sébastien", grande musique de scène pour une pièce de Gabriele d'Annunzio que celui-ci écrivit en français. Oeuvre mystique et dramatique, avec des tonalités archaïsantes, que le fidèle ami André Caplet aida à orchestrer. Mais Caplet fit aussi des réductions de piano de certains passages, et Larderet s'est pris au même jeu. N'essayez pas de savoir qui a fait quoi, l'unité stylistique est évidente, que les doigts du pianiste contribuent encore à parfaire. Ce n'est peut-être pas la pièce de Debussy qu'on emporterait sur une île déserte mais l'expérience a une sacrée tenue.
Le CD de Menahem Pressler me laisse plus perplexe. Heureusement pas pour ce qui nous concerne surtout dans cet article : Debussy.
Un grand musicien nonagénaire
Menahem Pressler est ce très vieux monsieur (95 ans au prochain décembre) qui fut le pianiste légendaire du légendaire Beaux-Arts Trio durant plus d'un demi-siècle. Le Beaux-Arts Trio, fondé en 1954, changea plusieurs fois de violoniste et de violoncelliste mais garda son pianiste jusqu'à son dernier concert en 2009. Pressler entama alors, à 85 ans, une carrière de soliste...
Son CD, qui sort lui aussi pour l'année Debussy, réunit cependant, et cela nous fait chaud au coeur, les trois "grands" Français de cette époque, Debussy, Fauré, Ravel. Mais évidemment (même si Pressler a enregistré il y a deux ou trois ans une intégrale des sonates de Mozart) se pose la question des doigts, surtout avec certains compositeurs. J'avais entendu il y a bien longtemps Mieczyslaw Horszowski, le même âge que Pressler aujourd'hui (Horszowski mourut à 101 ans), jouer Bach, superbement. Certains compositeurs résistent à l'âge, Bach, Mozart, Haydn, Satie, même certains Beethoven ou certains Chopin. D'autres non, comme Brahms ou Liszt. Et nos trois Français?
Le choix d'humeur d'un vieux monsieur
Pressler est prudent. Et immense musicien. Une remarque d'entrée : ne pas chercher dans ce disque une version d'une oeuvre. C'est le choix d'humeur d'un vieux monsieur qui musarde dans un répertoire qu'il aime et que ses doigts savent encore caresser. Concernant Debussy, un bouquet de préludes (du livre 1, aucun doublon avec le CD de Larderet) et des pièces éparses, paisibles, dont "La plus que lente" qui nous dit que Pressler a forcément encore la digitalité pour la jouer...
"Arabesque numéro 1", "Rêverie", "Clair de Lune" (pris incroyablement lentement, ce qui, pour une pièce aussi connue, paraîtra hypnotique ou agaçant, c'est selon). Mais aussi un "Petit berger" (des "Children's corner") magnifique dans ses silences. Et une "Plus que lente" admirable d'esprit doucement "canaille", c'est ainsi que la voulait Debussy, en pastiche des valses de salon.
Un bouquet de calmes préludes
Les Préludes (Danseuses de Delphes, Voiles, La fille aux cheveux de lin, La cathédrale engloutie, Minstrels) disent assez par leurs tempi ("Lent et grave, Modéré, Très calme et doucement expressif, Profondément calme") les choix de Pressler ; mais si c'est encore une fois du très beau piano d'un debussyste éminent (ce qui nous rappelle qu'en 1946 le jeune homme avait remporté un prix Debussy à San Francisco) , on sent que les "Danseuses de Delphes" cherchent parfois leurs notes, que les cheveux de lin sont bien lents à se dérouler. Mais "Voiles" est magnifique, les harmonies liquides (sans jeu de mot) de "La cathédrale engloutie" sont supérieurement rendues et les "Minstrels" claudiquent de la plus belle manière.
Fauré, Ravel, oiseaux trop tristes...
Je serai plus réservé sur la fin du CD, qui fait regretter que Pressler ne nous ait pas fourni un "Tout Debussy" en puisant ailleurs (il aurait trouvé !). Car, sous son apparente simplicité, l'écriture de Fauré est redoutable pour les doigts et l'on sent trop souvent Pressler attentif à toucher la bonne note, avec des variations de tempi pas toujours judicieux, même si la musicalité est intacte.
C'est encore plus curieux dans Ravel. La "Pavane pour une infante défunte", toute en notes détachées, tient plus de la marche funèbre menée par des sénateurs. Le début des "Oiseaux tristes" est merveilleux mais là aussi leur cri, un peu plus loin, manque de violence et l'on sent Pressler parfois plus préoccupé de la technique (qu'il maîtrise, mais c'est un CD !) que de l'infinie et très belle tristesse dont il nimbe l'oeuvre.
A classer donc à Debussy. Ou à Pressler.
Claude Debussy: Images, 1e série. Préludes, livre 2. Le martyre de Saint Sébastien (transcription pour piano par André Caplet et Vincent Larderet). Vincent Larderet, piano. Un Cd ARS PRODUKTION
"Clair de lune": oeuvres de Claude Debussy, Gabriel Fauré, Maurice Ravel. Menahem Pressler, piano. Un Cd DG