Au Théâtre des Champs-Elysées Simon Ghraichy donne un concert-signature autour de Liszt et des Latino-américains

Simon Ghraichy C) Antonin Amy-Menichetti

Il aura été un des premiers à reprendre. Autour des compositeurs qui l’ont fait connaître, Les Latino-américains (Gottschalk, Villa-Lobos) et son vieux copain Liszt. Une sorte de bilan d'un début de carrière, de son propre aveu. Avant de passer à autre chose ?

Désormais essentiel

Heureux de vous retrouver. Quatre mots qu’on va beaucoup entendre jusqu’à l’été, comme quatre autres, vous m’avez manqué. On ne sait même plus ceux que Ghraichy a prononcés, micro en main, d’un voix sonore et soulagée, les uns ou les autres, mais qui en disent long, même s’ils disent à peine ce que les uns et les autres ont ressenti, tournant autour du piano devenu parfois le réceptacle des frustrations, s’essayant à trois notes sur la corde du violon -et pourquoi donc ?- faisant résonner une amorce de mélodie au basson dans une cour d’immeuble tristement déserte -on dira plus tard le coup de poignard qu’a représenté l'expression « non essentiel » pour le monde de la culture, à peine compensé ensuite par un « de première nécessité » guère plus aimable pour eux mais qui, au moins, en insistant sur le positif, ne les remettait pas directement en cause. Chacun, après cela, réagissant à sa manière, plus ou moins introspective, plus ou moins dévastatrice, dont  heureux de vous retrouver pourrait être aussi  heureux qu’on se retrouve  et  vous m’avez manqué  la pudeur d’un intense désarroi.

C) Antonin Amy-Menichetti

Un bilan après un an de silence
Simon Ghraichy devait être sur cette scène du TCE le 25 mai. Avec un orchestre allemand, dans la Fantaisie hongroise de Liszt et le Concerto n° 5 de Saint-Saëns (c’est fou comme les jeunes pianistes français se remettent à jouer Saint-Saëns: Ghraichy, Kantorow, Debargue, Chamayou, Geniet, Nguci, on en oublie !) Orchestre resté chez lui… Il a conçu à la place, de manière assez festive, un programme qu’il avoue lui-même ne pas être un retour en arrière (Liszt, les Latino-américains) mais un bilan où il s’est aussi posé la question : où en suis-je avec ces musiques que j’aime, est-ce que je les joue différemment, avec plus de mélancolie, de profondeur peut-être ? Que m’a apporté ce silence de deux saisons, qu’a changé dans mon jeu cette mise à l’arrêt ?

Des chaussures avec des pieuvres en strass
Ainsi cela résonnait moins ambitieux que le concert-spectacle qu'il avait donné autour de l’ Humoresque de Schumann avec quelques invités, prolongé par le partage danse et musique auquel l’avait convié à la Seine musicale Marie-Agnès Gillot. Un Ghraichy assez solitaire dans ce monde musical français, assez différent, citoyen du monde (on l’a déjà perçu) et surtout (on l’a déjà dit aussi) doté d’une vraie profondeur derrière ses côtés flamboyants. A commencer par cette question que se pose tout un public assez inhabituel (de jolies jeunes filles qui l’applaudissent debout, presque en extase) : comment va-t-il apparaître (et l’on ne parle même pas de la chevelure, qui semble parfois relever de l’art topiaire, ni de la barbe savamment négligée) ?
Donc ce soir une veste entre vieux rose et lilas (tout dépend de la lumière), gilet de cotonnade anthracite, chemise-tunique blanche, pantalon blanc, chaussures pointues et argentées qui, quand il entame le premier morceau, lancent, depuis les pédales, des éclats de lumière sous le piano vers la salle -le vrai dessin se révèlera des pieuvres en strass…

Dans son cher Théâtre des Champs-Elysées, avant un défilé couture? C) Antonin Amy-Menichetti

Liszt approfondi
Les Latino-américains et Liszt. Et donc Liszt pour montrer une évolution. Jamais du Liszt seul (c’est sans doute dommage, une pièce, même brève, eût été une signature ou, mieux encore, une prise de position, qu’il ne souhaitait peut-être pas) Il n’y a plus de grand lisztien depuis Bolet, Berman, Clidat ou, évidemment, Cziffra. Et Ghraichy le joue avec une virtuosité imparable mais toujours tempérée par une élégance désinvolte (ce buste droit, cette main gauche implacable et jamais tapageuse!), une capacité à iriser les traits les plus difficiles de cet inattendu qui fait (je le dis souvent) qu’on tend l’oreille un peu plus -la Danse sacrée de l’Aïda de Verdi qui pourrait sonner juste exotique et qui se pare (comme d’ailleurs chez Verdi) d’ombres discrètes avant le duo final -drame noué et dénoué. Plus encore, le premier morceau, Prélude et fugue en la mineur pour orgue de Bach transcrit par un Liszt qui deviendra, ou qui est déjà, abbé -et là, idéalement, c’est autant du Bach que du Liszt qu’on entend, équilibre qu’il faut tenir. Ghraichy se lâchera plus (et ce sera moins passionnant) dans les Réminiscences de Don Juan (sur les airs du Don Giovanni de Mozart, où Mozart n’est pour Liszt et son pianiste qu’un prétexte)

La tentation latino-américaine
Au milieu, pour un Ghraichy à demi mexicain (et nous n'aurons pas entendu la Danzon de son compatriote Arturo Marquez, popularisée par Dudamel et dont Marquez fit une version pour piano seul à la demande du  pianiste; sans doute, ce qui est un long bis ne trouvait pas sa place dans le temps dont il disposait), trois pièces de Louis Moreau Gottschalk, cet Américain de La Nouvelle-Orléans, qui vint finit ses études et commencer sa carrière de virtuose en France, retourna aux Amériques et partit au Brésil où il mourut, à 40 ans, en 1869. Rythmes chaloupés de cette Manchega avec un temps retardé et ce Souvenir de Porto-Rico où une sorte de marche lente devient tout à coup dansante et finit en variations. Une musique qui échappe au folklorisme, qui est souvent inattendue, comme ce nocturne, Morte! (au moins c'est dit) qui ressemble à une marche funèbre pour demoiselle phtisique (forcément phtisique à l'époque) dont les porteurs de cercueil ont très souvent la tentation de danser sur le chemin du cimetière, et se retiennent pourtant -à grand-peine.

Ce ne sont pas des entailles mais des pièces brodées C) Antonin Amy-Menichetti

On regrette un peu de n'entendre que deux pièces du grand Brésilien qu'est Villa-Lobos (Tristorosa et Festa No Serta) au lieu d'un recueil entier que Ghraichy nous devra un jour (sur les traces d'un Arthur Rubinstein qui le jouait beaucoup) Un petit bis de Manuel Ponce, oubliable comme beaucoup de bis mais c'est l'heure, dans 50 minutes les policiers sont dans la rue (très virtuellement), on remballe. Nul doute que le Heureux de vous retrouver se serait prolongé en fête (No Serta, dans le Sertao?) en d'autres circonstances. Et l'on n'aura finalement rien appris de la suite, de la où le pianiste fashion passion ira, après cette année qui fut de réflexion (forcée) pour tant de jeunes artistes comme lui. Tant de domaines à explorer et la vie est si courte...

Récital de piano de Simon Ghraichy: oeuvres de Liszt (Liszt-Bach, Liszt-Mozart, Liszt-Verdi), Gottschalk et Villa-Lobos. Théâtre des Champs-Elysées le 25 mai.

A noter que Simon Ghraichy vient de faire paraître un livre "à deux voix" avec l'historien Philippe Ollivier... préface de François Hollande. Cela intrigue mais nous ne l'avons pas encore feuilleté. Recension bientôt, donc!