Une semaine de musique dans différents endroits de la ville de Sens. Et un jeune et brillant violoncelliste comme directeur artistique, Victor Julien-Laferrière, 32 ans à peine, qui aura donné de sa personne trois concerts sur cinq. Chronique de quelques jours au coeur de l'été dans une France profonde et apparemment paisible -jusqu'à un certain point?
Le bonheur du directeur musical
Il a la banane, le jeune directeur artistique -et musical. En ce dimanche de début de soirée, sous le soleil éclatant qui baigne encore la ville, et à double titre pour lui. Pas seulement, comme ses camarades, parce que le concert a été chaleureusement applaudi -cette complicité, dans Brahms et Fauré, qu'on rencontre de plus en plus entre des musiciens, même de rencontre, mais qui, souvent, ont été formés dans les mêmes lieux et se retrouvent après avoir entamé une carrière de soliste. Aussi parce que c'est la réussite de la semaine à laquelle il a veillé, qu'il a montée d'un point de vue musical (cela, on ne peut lui enlever) tout en assurant la bonne entente d'un groupe de bénévoles sans quoi aucun festival ne pourrait aboutir -encore faut-il un "leader" qui apporte l'essentiel: la musique.
Il a la banane, les gens étaient heureux, les chiffres étaient meilleurs que l'an dernier, la troisième saison sera suivie d'une quatrième. On était arrivé, quant à nous, trois jours plus tôt, sous le même soleil aride et déclinant, pour un pianiste qu'on aime à suivre, Adam Laloum, qui forma pendant quelques années avec Julien-Laferrière, justement, et la violoniste Mi-sa Yang, le trio Les Esprits, dont l'existence, hélas! n'a pas résisté à la carrière solo des uns et des autres. L'église Saint-Maurice, au bord de l'Yonne, le clocher de travers, une drôle de forme et... du piano dans une église ce n'est jamais génial côté acoustique!
Adam Laloum, toujours inattendu
Surprise: le début de la 2e sonate de Chopin, cette chevauchée sombre et que Laloum joue avec des couleurs de suie, accentuant les chaos du rythme, avec une sonorité dont on ne perd rien (est-ce dû à Laloum ou à l'acoustique?) Dans le scherzo ombrageux, comme une pointe de colère! Une (si fameuse) Marche Funèbre prise doucement pour faire mieux chanter le second thème. Et ce finale telle une course à l'abîme où la structure disparaît délibérément au profit du virtuose. Oui, du Laloum. Inventif, personnel, secret. Les Valses nobles et sentimentales de Ravel, au lieu d'être un pastiche charmant, sont dans le prolongement hagard de La Valse ou dans l'esprit fantastique et enfantin (mais inquiétant) de Ma Mère l'Oye.
La sonate opus 1 de Berg que Laloum joue comme un adieu au monde ancien, presque du piano romantique (un autre exemple de modernité, plus ésotérique, était donné avant par une Valse de Scriabine). Et ces Danses des compagnons de David (Davidsbündlertänze) de Schumann (Laloum revenant à ses fondamentaux) courtes pièces sans la variété, par exemple, des Scènes d'enfants, voulue peut-être, comme une ronde où les mélodeies s'assemblent en se ressemblant.
La première cathédrale gothique en France
On eût aimé évidemment que cette église des bords de l'eau ne fût pas le rendez-vous extérieur de tous les soifards de la ville qu'on entendait vociférer à travers les murs. Le concert du samedi fut plus paisible, dans une autre église ravissante à la pureté romane -Saint-Savinien. Le glorieux passé de Sens se voit encore à ces vestiges parfois éparpillés, qui entourent un peu en désordre l'admirable cathédrale, énorme monument dominant une place où se lovent les cafés-restaurants tardifs quand le reste des rues se vide bien avant même la tombée de la nuit.
Cathédrale qui ne fut pas seulement le premier de ces édifices qui couvrirent la France du nord de leur admirable parure mais qui, dès le XIIe siècle, commandait à d'autres, sans doute aujourd'hui plus prestigieuses encore, dont les initiales forment le nom de Campont -Chartres, Auxerre, Meaux, Paris, Orléans, Nevers et Troyes. Ce n'est qu'au XVIIe siècle que Paris prit l'avantage sur Sens. Victor Julien-Laferrière rêve lui, sinon d'un concert dans la cathédrale, du moins devant elle, une 9e symphonie de Beethoven ou un Requiem (celui de Mozart qu'il dirigea récemment avec son orchestre Consuelo) pendant que la façade, au jour déclinant, illuminerait peu à peu sa pierre blonde derrière les musiciens.
Premiers concerts dans les villages
Il n'a pas eu à chercher loin: une mère professeur de clarinette (le père était lui, clarinettiste solo à l'Opéra de Paris) qui vient s'installer dans la région, un jeune homme qui vient s'y ressourcer, s'attache à cette campagne, donne, dès ses 24 ans, des récitals dans de petits villages: Oui, on montre ainsi qu'on veut participer à la vie culturelle de l'endroit, on discute, on prend le pouls des lieux. Et puis quelqu'un vous interroge dans la presse, on répond qu'on serait attaché à créer un rendez-vous. A Sens même. Des mélomanes vous rejoignent, on crée une association. La mairie (25.000 habitants à Sens) s'y intéresse. Vous soutient. Pas seulement financièrement même si c'est important.
A la recherche des sponsors
Mais ce désir? Je l'ai toujours eu. D'organiser, au-delà de ma carrière de concertiste. D'imaginer, quelque chose peut-être de modeste au départ, une semaine, 5 concerts, cela me paraissait un bon compromis. Faire venir pour la soirée inaugurale l'orchestre de chambre de Paris, que j'ai dirigé, 35 musiciens. Mais c'est Sens, ils repartent le soir même, il y a 120 kilomètres. Le réalisme et l'artistique? Bien sûr. Mais cela signifie aussi prendre en charge des tâches qui paraissent rébarbatives à beaucoup de musiciens. Je m'appuie, oui, sur cette association formidable de Sénonais, une dizaine de personnes. Mais par exemple j'ai pris en charge la chasse aux sponsors et, dans une petite ville, il y en a beaucoup de potentiels, le boucher, une petite entreprise. Il faut aussi irriguer la semaine de musique, ne pas faire que ce soit uniquement dans des lieux fermés. Aller dans les conservatoires, faire durant l'année des médiations scolaires. Il y a une association formidable sur Sens, de soutien scolaire, qui s'appelle Atlas. Ce festival, c'est un peu plus qu'une semaine par an.
Un Schubert sombre et violent
Evidemment ce sont -peut-être pour l'instant des amis qu'il fait venir. Laloum, d'abord. Les deux derniers soirs le violoniste Guillaume Chilemme, qui est aussi le soliste de l'orchestre national d'Auvergne; et sa soeur l'altiste Marie Chilemme. Et l'autre violoniste Gabriel Le Magadure. Ces deux-là membres du quatuor Ebène. Dans Saint-Savinien résonne un tellurique Quatuor n° 15 de Schubert -avec entre les quatre une complicité incroyable qui laisserait supposer qu'ils forment déjà un vrai quatuor; Et cette ligne directrice qu'on avait déjà remarquée chez les Modigliani (chronique du 27 janvier 2022), que les jeunes musiciens ont abandonné l'idée du "doux Schubert" dans l'ombre d'un Beethoven ombrageux et impérieux. Ce Schubert-là (pourtant de 1826, quand la mort n'était pas encore envisageable) est sombre, hanté, violent, désespéré, avec ces appels de tendresse qui sont comme des trouées non de ciel clair mais de nuit étoilée (les accents déchirants de l'alto dans le mouvement lent, le scherzo, entre le métaphysique Beethoven et l'elfe Mendelssohn); et ces regards jetés par Julien-Laferrière sur ses camarades entre le C'est beau, ce que je viens d'entendre et le Schubert serait heureux sans avoir forcément conscience que c'est aussi à cause de lui!
Le second sourd de l'histoire de la musique
Avant, il avait laissé place à ses trois amis dans le Terzetto de Dvorak, pour cette formation bizarre de deux violons et un alto, ravissant trio qu'ils savent jouer -et Dvorak, quand on n'est pas tchèque, ce n'est pas toujours facile. Demain, ils retrouveront le pianiste Théo Fouchenneret -Théo, c'est un des premiers avec qui j'ai joué dans la région: 3e quatuor avec piano de Brahms. Deux Nocturnes pour piano seul de Fauré (que Fouchenneret va enregistrer, musique fascinante, nous dit-il, tant elle est nue, droite et tant elle bouscule nos habitudes par les chemins inattendus qu'elle prend. Enfin, justement, de Fauré, le magnifique 2e Quintette avec piano qui connut un triomphe à sa création devant un Fauré de 76 ans qui n'entendait plus rien -Fauré, le second sourd après Beethoven.
Les notes de programme étaient de maman Julien-Laferrière. Le choix des oeuvres? On sent que le directeur artistique y imprime sa patte, même si elle est bienveillante. Par exemple en ménageant ses troupes. On aurait pu trouver une oeuvre plus spectaculaire même si celle-ci est sublime. Mais la découverte, c'est beau aussi, c'est une oeuvre qu'on n'a pas si souvent l'occasion d'entendre. Il faut aussi ménager les musiciens. Le Brahms, nous l'avions tous en nous. Ne pas exiger d'eux (et de moi aussi!) qu'ils aient à apprendre deux oeuvres si considérables. Car il faut aussi dégager de l'espace pour se retrouver et répéter.
Un petit coin de France où bucolisme et désespoir sont liés
Sens, 120 kilomètres de Paris. On avait longé l'Yonne paisible le vendredi, jusqu'à Villeneuve avec ses deux impressionnantes portes de ville, moyenâgeuses. On avait vu aussi des façades de commerce abandonnées. On avait poussé jusqu'à Joigny, où trois cafés subsistaient en bordure de la rivière mais, dans la jolie ville haute, avec son dédale de ruelles et parfois ses spectaculaires maisons à meneaux, on croisait si peu de monde sous l'écrasant soleil. France paisible, pourtant bien reliée (en tout cas Sens) à la capitale y compris en train, mais qui fait partie de ces territoires ruraux qui se sont donnés au R.N. L'impression, souvent double, souvent confuse, qu'il est merveilleux de vivre caché (surtout devant cette rivière bucolique et champêtre où passent des petits bateaux) mais qu'il y a un moment où cela devient de l'oubli, où s'installe, pour toutes les raisons que l'on connaît désormais, la désespérance. Si un festival de musique, même une semaine, et le travail fourni le reste de l'année dans le joli théâtre (commerces fermés aussi à Sens) peuvent aider à la combattre, cette désespérance-là, même si peu...
Avec cet autre problème d'une gloire (dans le musée des étoles d'évêque du IXe siècle!) qui ne reviendra jamais non plus, même avec un hôtel de ville tout blanc et surdimensionné qui ressemble à un grand magasin parisien couleur crème Chantilly: La grandeur de Sens, elle est ancienne. Pour ne pas dire très très ancienne. Il faut peut-être aussi passer à autre chose, nous disait une Sénonaise, fataliste ou lucide.
Les Sensationnelles, festival de musique à Sens, directeur artistique Victor Julien-Laferrière. Concert le 7 juillet d'Adam Laloum, piano (Chopin, Ravel, Berg, Scriabine, Schumann), le 9 juillet de Guillaume Chilemme et Gabriel Le Magadure, violons, Marie Chilemme, alto, Victor Julien-Laferrière, violoncelle (oeuvres de Dvorak et Schubert). Le 10 juillet les mêmes avec Théo Fouchenneret, piano (oeuvres de Brahms et Fauré)