Meslay, près de Tours. Dans ce festival, étonnant par son lieu d'abord, Alexandre Kantorow, Arcadi Volodos, Benjamin Grosvenor, se sont succédé le temps d'un week-end, jeunes ou moins jeune géants du piano. On les a écoutés avec passion, on en a aussi écouté d'autres avec respect, Selim Mazari ou le vétéran Jean-Claude Pennetier. Et comme la musique de chambre est aussi à l'honneur, Lya Petrova, la seule femme et la violoniste de ce groupe d'hommes à dix doigts (ou plus peut-être)
L'histoire d'une grange de monastère
Un lieu décrit comme magique, et qui l'est. Un enclos. Une ferme monastique à quelques encablures de Tours, cachée par les arbres, quasi invisible des routes, et qui ouvre au milieu des champs par une sorte de porche de monastère. Création de moines, avec constructions des bâtiments nécessaires en ce Moyen Âge, clapiers, écurie, bergerie, poulailler. Un étang. Pour les jours de maigre. Et cette construction qui ressemble à une église au portail bas. On y entre: grange monastique, dîmière si l'on veut, avec cinq nefs, des travées, des colonnes en chêne reposant chacune sur une énorme pierre, voûte haute, charpente en arc. Les récoltes comme offrandes...
Et Sviatoslav Richter créa Meslay
Un jour y passe ce génie du piano, ce poète absolu et fantasque qui jouait de plus en plus dans des lieux insolites, hors des sentiers battus. Sviatoslav Richter. Dans cette Touraine il cherche un lieu de musique. Voilà Meslay. Banco! Et Meslay depuis 1964, avec Richter pendant 33 ans.
Alexandre Kantorow. Naturellement ébouriffé, la nonchalance d'un demi-sourire. 24 ans. A 22, sa retentissante victoire au concours Tchaïkovsky de Moscou. Affolement, pas seulement de la sphère musicale. Médiatique aussi. Le jeune homme y échappe en allant faire du trekking au Vietnam avec sa copine, un gros paquet de livres dans son sac à dos. On observera après le concert la disponibilité d'un garçon de son âge, en particulier auprès des plus jeunes, si heureux de voir ce grand-frère surdoué leur parler à regard égal. Qu'a-t-il donc?
Kantorow, l'homme des défis
Des moyens exceptionnels. Des idées aussi. Dans ces quatre Ballades opus 10 de Brahms, d'une magnifique poésie au noir de fumée, presque du Rembrandt en musique. et jouée ainsi souvent, il distille aussi la puissance, la vigueur, celle d'un jeune homme encore (on veut parler de Brahms) qui parle haut mais qui, quand il murmure, trouve en Kantorow un poète de l'âme humaine.
Et un homme qui (il nous le dira à demi-mot) aime les défis. Dans cette Sonate n° 1 de Rachmaninov -ingrate, mal aimée; mais qu'il aime-, oeuvre, évidemment d'un maître de l'instrument, mais qui tourne en rond, redit, piétine, avance, recule, sans nous chanter, cette fois, une de ses mélodies éperdues. Mais Kantorow, par des moyens admirables, une pensée, une présence, un toucher, réussit à nous retenir, sachant quand il doit s'y consacrer davantage ou si, à cet endroit-là, dans cette mesure-là, c'est Rachmaninov qui va nous conduire. Et, à la fin, on est fasciné par ce qu'on a entendu, même si on n'en a pas retenu la moindre phrase.
Un enfer très lisztien
24 ans. La fougue de la jeunesse et ses excès parfois. Dans la Sonate "Après une lecture de Dante" de Liszt; et Liszt, de La divine comédie, a lu le Paradis et surtout l'Enfer. Un Paradis d'une telle évidence (ce registre haut du piano, si lisztien!) qu'on a envie d'y monter tout de suite. Mais l'Enfer... Deux fois l'Enfer, au début, à la fin. Et Kantorow, qui sait comment nous accrocher, de se gorger de la folie furieuse lisztienne, en rajoutant dans le grand écart, le piano dévalé, les notes fulgurantes et les passages délirants. Non, cher Alexandre, c'est trop. Ce n'est plus une lecture, c'est une rave-party avec des avions à réaction. Le mieux est l'ennemi du bien.
Evidemment on vous ovationne...
Un Schubert métaphysique
On ovationnera aussi Arcadi Volodos, considéré, et pas seulement par ses camarades russes, comme un des tout premiers pianistes de ce temps. La Sonate "Fantaisie" de Schubert (évidemment pas dans le sens français!) Un premier mouvement (comme souvent chez Schubert, aussi long que les trois autres réunis) hallucinant de beauté, d'étrangeté, de puissance pianistique, d'intelligence inattendue, et plus encore, nous offrant un Schubert métaphysique, ce voyageur, ce Wanderer qui sera le thème de la prochaine Folle journée de Nantes. On n'a jamais entendu des notes suspendues d'une telle intensité, des silences qui nous font frissonner à l'idée ce qu'ils annoncent, un instrument aussi habité par des rêves. Les longues phrases lentes de Schubert sont comme des pas progressant sur une route de pèlerinage selon la fameuse formule L'essentiel du voyage, ce n'est pas le but, c'est le chemin. Mouvement lent de la même eau, où Volodos, qui fait parfois ce qu'il veut dans les tempi, propose un Schubert entre la puissance de Beethoven et l'ardente tristesse des grands Russes...
Le Brahms-confidence
Mais voilà. Moyens exceptionnels aussi, dans l'intention, l'intelligence, la pensée. Et soudain ça casse un peu. Un scherzo lourd comme la patte d'un ours, jamais viennois, presque aux semelles de plomb (mais au milieu un petit passage miraculeux d'élégance légère).
Des Brahms. Opus 118, le dernier Brahms, où Brahms revient aux secrets du piano, aux confidences d'une vie qui va s'achever. On adore Volodos quand la mélodie est poétique, élégiaque, dépouillée à l'extrême, d'une si profonde beauté sonore. On aime moins quand Brahms prend des allures de Rachmaninov, un peu trop (mais avec la meilleure volonté du monde) mouchoir aux lèvres.
Evidemment, et très justement, on l'ovationne.
Et le Schumann (encore) heureux
Benjamin Grosvenor, le brillant représentant de l'école anglaise -un peu seul d'ailleurs, 29 ans le mois prochain, quand les autres sont cinquantenaires et plus (un Lewis, un Hough qui fut son professeur, un Donohoe) Si anglais, veste de smoking (on est dimanche au déclin du jour), noeud papillon noir sur chemise blanche; pochette rouge. Ce son si clair, si joyeux, pour un Schumann qui nous raconte un conte des forêts allemandes (Blumenstück), introduction, presque, aux Kreisleriana dont Grosvenor lance la première phrase avec une rapidité fougueuse, presque hargneuse, très inhabituelle. Avant des moments ravissants. Comme si, dans cette oeuvre si Eusebius et Florestan (la fameuse dualité de Schumann, introversion, extraversion, pour faire vite), Grosvenor refusait que ce soit l'un PUIS l'autre mais l'un et l'autre, comme une pièce de monnaie que l'on retourne si vite qu'on finit par ne plus voir qu'une seule face. Et quelle magie dans la manière dont la polyphonie de Schumann, confuse chez certains, est évidente avec lui! Limpide. Juvénile.
Une chevauchée vraiment fantastique
Une Berceuse de Liszt étonnante, qui commence comme si l'on éclairait le lit de l'enfant d'une lumière de lune et qui finit... comme si le chant de cette berceuse essayait d'endormir un vampire. La 3e sonate de Chopin...
Et Benjamin Grosvenor retrouvé ensuite en bermuda et polo, petit, râblé, physique de joueur de rugby, après ce Chopin-là dont le premier mouvement, si plein de ruptures, d'éclats, de fougue furieuse, nous a laissé en chemin. Mais dont le fulgurant scherzo fut conduit par un pianiste transformé en elfe génial. Dont le mouvement lent a accompagné notre contemplation de l'étrange vitrail en position absidiale qui représente un Richter en noir et blanc disparaissant, à la nuit tombée, dans un fondu de noir très Soulages. Dont ce qui est le morceau le plus lisztien de Chopin, la chevauchée fantastique finale, fut emportée par le jeune Anglais avec une si exceptionnelle intelligence...
... qu'on l'a évidemment ovationné.
Pennetier, Mazari, Petrova
Comme on ne veut pas être injuste, on ne peut passer sous silence, dans la douceur d'un dimanche de juin, le retour d'un Jean-Claude Pennetier qu'on croyait perdu pour le concert et qui se montre, dans Chopin, d'une si bouleversante simplicité, parfois aux limites des moyens, et dans son cher Fauré, d'une grave et claire beauté. Un Fauré qui part dans des chemins incertains mais revient sur la route droite après avoir essayé un instant d'autres horizons: c'est ainsi que Pennetier le partage avec nous.
Sélim Mazari, toujours juste dans Mozart, très touchant dans des Chopin difficiles (le fantasque 4e Scherzo, la magnifique Barcarolle où il réussit à nous donner l'impression qu'il y a 4 voix qui nous parlent) Mais pas assez noir dans la 6e sonate de Prokofiev, bel hommage à Richter, cependant, qui, Prokofiev l'ayant créée à la radio, en donna la première officielle en 1940. Il avait 25 ans et la maintint toujours à son répertoire. Il y faut de l'angoisse et non de la violence; mais Mazari l'approfondira.
Et le violon de Lya Petrova aux beaux graves, aux aigus un peu plus diaphanes, qui, dans un superbe programme (Sonates de Debussy et surtout de Franck, 2e sonate de Brahms, la moins connue, la moins aimée), bénéficie de l'accompagnement d'un Kantorow; et c'est évidemment quand il la pousse à sortir d'elle-même (avec beaucoup de classe, sans jamais l'écraser de son piano) qu'elle donne le meilleur (Franck) Et c'est vers cela qu'elle doit aller...
... pour être ovationnée comme ils l'ont été.
Une histoire de coq
Sauf par le coq.
Car au milieu des coquelicots de juin, du petit moment de soleil où l'on dort, de la poudroyante lumière du soir sur la vieille façade de la grange, des cloches lointaines qui résonnent depuis un village, des blés qui montent, encore tout verts, et des grenouilles nocturnes, il y a le coq.
Le coq Allan (ainsi baptisé par Alice, une membre du staff) qui, perturbé par le réchauffement climatique, les changements d'heures ou cette intrusion d'humains sur son territoire, pousse son premier cri vers onze heures du matin et cocorique ensuite jusqu'à la première étoile.
Très musicalement d'ailleurs: toujours pendant les silences du piano.
Mais parfois à un point tel qu'on se dit qu'un coq Allan bien mijoté au vin de Touraine (spécialité locale)...
On plaisante: Allan est la mascotte de Meslay. Il faudra qu'un jour Allan ait son vitrail.
Festival de la grange de Meslay (Indre-et-Loire) les 11, 12 et 13 juin avec les pianistes Arcadi Volodos, Sélim Mazari, Alexandre Kantorow, Jean-Claude Pennetier, Benjamin Grosvenor et la violoniste Lya Petrova.
Prochains concerts les 15 juin (Adam Laloum), 17 juin (Paul Lay Trio), 18 juin: à 18 heures Karine Deshayes et Delphine Haidan, à 21 heures Renaud Capuçon, Gérard Caussé et Victor Julien-Laferrière dans une intrigante version pour trio à cordes des Variations Goldberg de Bach.