Deux pianistes de générations différentes ont sorti ces dernières semaines deux Cd consacrés à des concertos pour piano de Mozart et Mendelssohn: Mozart pour Sélim Mazari (les concertos 12 et 14), Lars Vogt pour Mendelssohn (les deux concertos et le Capriccio brillant, morceau de bravoure comme son nom l'indique. La filiation de Mozart à Mendelssohn fait partie du plaisir ressenti à leur écoute.
Mozart, l' "inventeur" du concerto pour piano
Les concertos pour piano de Mozart sont à ce genre ce que les sonates pour piano de Beethoven sont aux sonates pour piano: un corpus fondateur dont tous les compositeurs, après eux, s'inspireront. Tous, en ce qui concerne les concertos, à l'exception de ceux qui n'écrivent que pour l'opéra ou pas du tout pour le piano, évidemment. A l'exception aussi d'un seul, mais qui est mort si jeune: Schubert. Liszt, en donnant une version "piano-orchestre" de la Wanderer Fantaisie a réparé ce manque...
Corpus fondateur donc, et pas seulement par le nombre: si l'on met de côté les 4 petits concertos de "Bébé Mozart" (11 ans tout de même) qui s'inspirent tous d'oeuvres d'autres compositeurs (souvent oubliés, le plus connu étant Carl Philip Emanuel Bach) et qui durent cependant chacun leur petit quart d'heure, ce sont 23 concertos qui jalonnent sa vie, de 17 ans à la mort proche, le 27e, déjà séraphique dans son apaisement et son dépouillement, datant des tout premiers jours de la fatale année 1791.
Une structure définie
Et si l'on veut les écouter dans l'ordre chronologique, c'est une sorte d'ascension que l'on fait, une ascension vers le génie pur, un génie encore transcendé dans les concertos ultimes -pas tous, allez, le 19, le 20, le 21, le 23, le 24 et le 27. La durée, la structure, fixées ainsi, peut-être sans le vouloir: trois mouvements vif-lent-vif -après lui Beethoven, Schumann, Chopin, Rachmaninov, Grieg ou Bartok respecteront ce schéma- et de 25 minutes à une demi-heure. Un Brahms, lui seul, ne respectera pas du tout ces principes, dans son 2e concerto en tout cas, 50 minutes et 4 mouvements!
Le chant des sentiments
Un genre fixé pour les compositeurs futurs mais sans que Mozart en soit sans doute si conscient (contrairement à Beethoven qui savait parfaitement ce qu'il faisait dans l'incroyable liberté-diversité des sonates, comme s'il disait à ses successeurs: "J'ai tout fait. A vous de poursuivre. Et si, après moi, vous inventez encore, alors, chapeau bas!") Mozart répond à l'ordre de l'intime, de la nécessité intérieure (et Jean-Victor Hocquart, cité dans le livret par Bertrand Périer, notait que Mozart n'écrit jamais ses concertos quand il compose un opéra) puisqu'après tout ces concertos étaient d'abord écrits pour lui-même, le piano étant ainsi un chant et un champ de sentiments que la voix, dans ces moments-là, ne véhicule plus, avec cette richesse de couleurs et d'émotions qui fait par exemple, à l'intérieur d'un principe corseté, qu'il n'y a pas de ressemblance entre trois mouvements lents sublimes, le solaire et inondé de lumière du 21e, le désespoir poétique et métaphysique du 23e, la révolte contenue du numéro 20.
Du beau piano un peu sage
Mazari a choisi deux concertos qui s'apparentent à la transition -déjà chefs-d'oeuvres mais pas encore "île déserte": le magnifique 12e K.414, centre de la série des trois de 1782 (K. 413 et 415) puis le 1er d'une autre série de trois (K. 449, 450, 451): on devrait dire de bien plus, 8 en un an, de février 1784 à mars 1785 (le 21e). C'est une très bonne idée même si la transition de l'un à l'autre n'est pas vraiment soulignée. En fait le 12e a une profondeur que n'a pas le 14e mais le 14e a une fougue que Mazari ne rend pas assez...
C'est le reproche qu'on lui fera d'ailleurs, après le beau Cd des Variations de Beethoven que nous avons chroniqué ici même et pour l'avoir entendu depuis: il ne faudrait pas que le garçon (moins de 30 ans) entre dans un cadre trop sage. Comme s'il s'était répété: 'Mozart, c'est la difficulté même" et qu'il en eût conclu de ne prendre aucun risque. Beau piano en effet, profond et timbré, parfaitement exact dans les tempos, les intentions, avec assez d'allant dans les mouvements lents et pas trop dans les finals, de belles idées de progressions (la fin de l' Andantino du 14e est remarquablement menée) mais justement: si le 12e est conduit avec hauteur et noblesse, conscience de la grandeur qu'y met Mozart et qui reviendra, plus forte et plus géniale, dans des concertos ultérieurs, ce 14e aurait gagné, en particulier dans le premier mouvement, à un respect moins strict de la barre de mesure, allant vers l'énergie qui y mettait un Daniel Barenboim en d'autres temps (lointains, sa première intégrale)
Des mouvements alternatifs
On ne sait d'ailleurs qui, du pianiste ou de l'attentif accompagnateur qu'est Paul Meyer à la tête de l'orchestre de chambre de Mannheim (surveillant les moindres inflexions de Mazari), a envie de presser un peu l'autre dans le final dudit concerto. Enfin, encore un petit reproche: l'ajout du Rondo K. 382 (que Mozart voulait substituer au final du 5e concerto, jugeant celui-ci d'un sentiment trop austère (salzbourgeois?) pour le public viennois qu'il voulait séduire) aurait pu se compléter du Rondo K. 386, puisqu'une des possibles raisons de la composition de celui-ci eût été d'être l'alternative au final du 12e concerto...
Concertos galants ou profonds?
Les 2 concertos de Mendelssohn, eux, attendent encore d'échapper au "côté charmant", un peu galant, qui s'attache encore à l'aimable compositeur, parfois accusé de n'être pas assez romantique -c'est-à-dire torturé à la Chopin, fantasque à la Schumann, flamboyant à la Liszt, forte tête à la Berlioz. Et si le fameux Concerto pour violon rallie tous les suffrages par la séduction mélancolique et poétique qu'il dégage, ni Rudolf Serkin, apollinien, ni Alicia de Larrocha, plus fougueuse, n'ont réussi à leur insuffler la popularité de ceux des trois de la "génération 1810". Lars Vogt y parviendra-t-il?
Des fantômes derrière les notes
Il fait tout pour, en tout cas. En les parant d'une gravité qui leur va bien au teint et en tenant jusqu'au bout la démonstration. Au prix parfois de quelques duretés, partagées par un orchestre de chambre de Paris qui, par ailleurs, soutient parfaitement le chef (l'entrée d'orchestre du 2e concerto) avec cohésion et adhésion au climat voulu par Vogt, en particulier dans ce même 2e concerto, plus tourmenté, plus incisif -Vogt évoque très justement, dans le passionnant entretien qui illustre le livret, quelque chose de sombre, de bouillonnant... on plonge dans un monde presque diabolique, peuplé de fantômes et d'esprits maléfiques, et qui est sensible aussi dans un dernier mouvement trépidant, où les pirouettes pyrotechniques qu'assume parfaitement le pianiste Vogt seraient celles d'un elfe livré à la magie d'un crépuscule désert.
Une gravité inhabituelle
Ce qui permet cette lecture où le génie mendelssohnien, tout d'élégance et de raffinement, trouve dans ces concertos une profondeur que peu y ont mise, c'est que Vogt, sans doute, étant à la fois pianiste et chef de son orchestre (depuis deux ans seulement mais la complicité entre eux est bien installée), inscrit ces oeuvres dans le corpus d'un homme qui a écrit aussi Le songe d'une nuit d'été, La première nuit des Walpurgis ou la Symphonie écossaise, dont les châteaux abritent tant de spectres. Il sait relier ces concertos au reste de l'oeuvre d'un compositeur qu'il aime en leur donnant une gravité (le début du final du 1er concerto) qui n'en nie pas le côté solaire -et comme par hasard la référence à Mozart vient dans sa conversation.
Un rescapé toujours virtuose
Un Mozart capable, comme Mendelssohn, d'assombrir sa palette ou de faire en sorte qu'elle puisse l'être, et aussi, comme les mouvements lents de ces concertos, de faire naître avec si peu d'effets des pages si simples et si émouvantes. Mais il y a peut-être une autre raison à cette réussite -et on l'évoquera puisque Lars Vogt le fait: cet aveu qu'il n'était pas sûr de parvenir à jouer (et avec quel brio, ajoutons-nous!) des oeuvres si exigeantes après 12 chimiothérapies et (l'annonce) que je ne pourrais peut-être plus jamais jouer. Est-ce la force de l'âme? Ou l'intuition que ce compagnon de route méritait de voir sa postérité mieux défendue? Ecoutez aussi ce Capriccio brillant, morceau de bravoure que Serkin jouait avec un chic fou. Vogt, en bousculant les traits, presque jusqu'à l'ellipse, en fait parfois une sorte de "capriccio maléfique" qui le rapprocherait parfois (parfois seulement!) du Scarbo halluciné de Ravel.
Un reproche cependant: Cd trop court. Et la coïncidence que ces deux disques, de deux maisons d'édition différentes, proposent des couvertures assez semblables de deux hommes en marche en souple costume bleu. Plus sévère, plus guindé, le plus jeune, Sélim Mazari. Plus nonchalant, un sourire plissé dans les yeux, Lars Vogt. Avançant vers nous, ou vers l'avenir. Le beau Cd de l'un, le très beau Cd de l'autre. Pour la défense d'oeuvres moins connues de deux génies.
Mozart: Concertos pour piano n° 12 K.414 et n° 14 K. 449. Sélim Mazari, piano. Orchestre de chambre de Mannheim, direction Paul Meyer. Un Cd Mirare.
Mendelssohn: Concertos pour piano n° 1 opus 25 et n° 2 opus 40. Capriccio brillant pour piano et orchestre opus 22. Orchestre de chambre de Paris, piano et direction Lars Vogt. Un Cd Ondine