Quelques moments de repos ou de respiration entre trois concerts du soir passionnants à des titres divers. Suite de notre chronique de La Roque d'Anthéron pendant que la chaleur monte (météorologiquement s'entend)
La maman de Sartre était une grande pianiste...
Tu lis Sartre en écoutant Ravel.
On ne lit plus guère Sartre, on a bien tort. Outre une pensée qui n'a pas vieilli, on oublie que Sartre était un styliste de la plus belle veine. "Les mots", texte d'un presque sexagénaire qui se retourne vers ses jeunes années avec une cruauté rare pour l'enfant qu'il était, inconscient de sa classe sociale. Mais voilà que tu tombes sur ceci: (Ma mère) avait mis le dîner en train, donné les derniers conseils à la bonne; elle s'asseyait au piano et jouait les Ballades de Chopin, une Sonate de Schumann, les Variations symphoniques de Franck, parfois, sur ma demande, l'ouverture de la Grotte de Fingal (de Mendelssohn) Tu médite quelques instants sur une époque où une femme de la bourgeoisie (la mère de Sartre était une Schweitzer, cousine ou nièce du pasteur) pouvait jouer à son fils et même, d'ailleurs, plutôt pour elle-même, des oeuvres d'un tel niveau dans son salon qu'on serait si heureux d'entendre aujourd'hui devant un public plus vaste...
Tu t'es plus éloigné qu'hier, au centre de la pelouse, pour ne pas entendre les pique-niqueurs. Tu continues de lire Les mots en écoutant les notes.
Un concert privé sur la pelouse
Ce n'est pas le même accompagnement. Hier c'était Bach au loin, des effluves de Schubert, un Albeniz secret. Nelson Goerner. Là c'est un piano éclatant, ravageur, aussi bouillonnant qu'étincelant, d'un musicien qui te donne presque un récital privé en répétant. Il faut une santé réelle pour livrer ainsi de sa personne. De quoi égayer encore ta curiosité d'un programme incroyablement difficile, autour de Liszt et Ravel.
C'est Benjamin Grosvenor. Tu avais été fasciné -et parfois dérouté- par le jeune Anglais à la grange de Meslay en Touraine (chronique du 15 juin dernier). Ce soir tu rendras les armes.
A chaque fois une ouverture à l'oeuvre principale. Les deux Sonnets de Pétrarque de Liszt servent de porche ou même de narthex à sa Sonate. Déjà la virtuosité cède la place à la poésie par un travail sur l'ambitus (de pianississimos à des fortississimos ravageurs, et, entre eux, toute la gamme des niveaux sonores!) Prélude à une Sonate étonnante.
Une sonate entre enfer et paradis
Etonnante, ébouriffante. Sonate incroyable, folle de virtuosité, de construction si libre, à laquelle se heurtent tant de pianistes qui, au-delà des doigts, n'arrivent pas à nous tenir en haleine le long de cette demi-heure à la structure énigmatique. Grosvenor (on ne parle même pas de sa folle richesse sonore, de l'implacable précision technique qu'il déploie) propose quelque chose de jamais entendu, te semble-t-il, et tu n'es même pas sûr qu'il en soit vraiment conscient: entre le Liszt flamboyant, mondain, extraverti, ravageur, séducteur jamais guéri, et le Liszt mystique, tourné vers le ciel (le haut du piano), qui deviendra abbé. Parfois, dans les grands accords haletants, telluriques, on imagine un martial défilé orchestré par Napoléon, pour ne pas dire par Mussolini! Et quand survient la fugue, c'est comme si Bach avait vu le diable, on pense aux sautillements grimaçants de la Symphonie fantastique de Berlioz, on va du ciel à l'enfer, du grave à l'aigu, avant de finir dans le médium, une suspension incertaine qui est celle aussi de l'humaine condition.
Tu fais à peine attention aux trois superbes Danses argentines de Ginastera, si virtuoses elles aussi, la deuxième, mélodie mélancolique, d'une élégance infinie. C'est Prokofiev dans la pampa.
Le gnome maléfique de Ravel
Car voici la pièce (pour toi, pour d'autres) la plus géniale du piano ravélien, qui n'en manque pourtant pas: Gaspard de la nuit, d'après les poésies en prose du romantique vagabond Aloysius Bertrand -et l'on revient à ces ombres que Berlioz et Liszt proposaient. Mais c'est Ravel: cette Ondine admirablement fuyante, ce Au gibet où tu n'avais jamais aussi bien entendu cette petite note pivot (un corps qui se balance dans une atmosphère à la Villon) que Grosvenor fait inlassablement sonner au milieu d'un torrent sonore. Enfin Scarbo, le lutin contrefait qui hante les villes endormies: pièce génialissime, d'une difficulté sans nom à réaliser, dont Grosvenor accentue la méchanceté maléfique dans une démonstration de piano orgiaque mais avec une grâce parfois enfantine qui te laisse pantois.
Lui aussi. Une Ronde des lutins lisztienne et la reprise de la danse lente de Ginastera: on comprend que, derrière le sourire intense, le garçon est épuisé.
Des rencontres contemporaines
Le lendemain tu profiteras du Lubéron si proche, tu reviendras vers La Roque dans cette éblouissante lumière si toscane de l'avant-soir, où les cyprès sont des ombres vertes sur le fond discrètement violet des Alpilles. C'est Claire Désert qui "a la soirée". On en est heureux pour cette femme discrète, enseignante au Conservatoire, "nounou" de bien des jeunes musiciens, dont on finirait par oublier qu'elle ne fait pas qu'accompagner. Son programme est en outre atypique, dans un festival qui -c'est le seul reproche- fait assez peu la part au XXe siècle -à l'exception de l'inépuisable Rachmaninov qui, aussi génial soit-il, n'est pas le meilleur exemple de la modernité.
(Mais il y a eu, juste avant ton arrivée, et tu n'as pu y assister, trois jours consacrés à des compositeurs contemporains. C'était la première fois: rencontre avec eux suivi d'un concert de leurs oeuvres et d'oeuvres qu'ils aiment. Gilbert Amy, Tristan Murail, Marco Stroppa, excusez du peu, interrogés par l'excellent Florent Boffard, qui les joue aussi bien qu'il joue Mozart, ou l'inverse)
Musiques de l'Est et forestières
Désert joue donc une autre sonate énigmatique, la 1.X.1905 de Janacek dont elle rend bien les ruptures de ton et les brusques silences, sans toujours les chocs sonores qu'y mettent les pianistes tchèques; mais surtout elle l'encadre sans rupture de quatre Préludes de Debussy (de La Cathédrale engloutie à Minstrels, un peu en grisaille, dans les deux sens du terme, donc pictural aussi) On ne sait trop pourquoi ne pas avoir joué d'abord les uns puis l'autre, tant Janacek est un grand garçon qui sait marcher tout seul. D'autant que Désert continuera par cinq magnifiques Mikrokosmos de Bartok, ces pièces pédagogiques que, pour cela, on ne joue jamais. Mais qui, Désert nous le prouve, recèle des trésors où soufflent les vents de la plaine hongroise... ou la délicieuse brise qui gagne la nuit pendant qu'un oiseau nocturne, parfois, ébouriffe les feuillages.
De mémoire, Désert s'était fait connaître par un enregistrement très remarqué des Novelettes de Schumann (qu'on ne joue jamais non plus). Elle nous offre cette fois, en plat de résistance, les Etudes symphoniques, peu fréquentées également, quoiqu'elles soient superbes, qui sont en fait des variations d'une grande difficulté technique dont Désert triomphe le plus souvent. Thème magnifique, schumannien en diable: on imagine un chasseur qui courre le cerf et pénètre dans une forêt enchantée où mille surprises l'attendent, dont cet Oiseau-prophète que Claire Désert jouera en bis, autre énigme du compositeur.
Il y a des moments où, après un passage de haute virtuosité, un pianiste regarde son piano un instant tel un cheval fougueux qui l'a tout de même amené au but et ce moment est autant un regard de cravache que de récompense.
Un cours d'interprétation sous la tente
A La Roque il y a tous les ans des jeunes formations (duos, trios ou quatuors) en résidence et qui suivent des master classes. Ces master classes sont publiques en temps normal mais étaient encore interdites cette année pour les raisons que l'on devine. Tu as, toi, le privilège de suivre Lise Berthaud, l'excellente altiste, qui, sous une tente installée dans une allée secrète, fait répéter au jeune Trio Zarathoustra (piano, violon et violoncelle: Théotime, Thomas, Elliot. 19 et 20 ans) le Scherzo joyeux du 1er Trio de Mendelssohn. Joyeux mais à la rythmique si particulière, qui repose moins sur la rythmique que sur la pulsation et que les jeunes gens mettent un peu de temps à comprendre. Berthaud insiste sur les questions techniques, tu remarques, toi, que ces solistes en devenir pêchent encore souvent par la connaissance du contexte historique des oeuvres mais le principe ici, est qu'ils changent de professeurs tous les jours et chacun de ceux-ci insistera sur des notions différentes, avec un concert en fin de festival qui mesurera leur talent.
Le Schubert de Dalberto, étrange messager
Michel Dalberto. C'est un maître du piano qui s'empare de la soirée la plus chaude, avec, selon son habitude, cette élégance un peu à l'ancienne, une veste blanc crème dont on se demande comment il la supporte. Il revient à Schubert, quatre des six Moments musicaux, la Mélodie hongroise, un Impromptu et, en seconde partie, l'ultime Sonate, d'une beauté sans limite et qui sonne si peu comme un testament.
Tu te souviens: Dalberto, tout jeune, fut un des premiers en France à enregistrer tout Schubert, c'était il y a quarante ans seulement, ce fut un miracle et une révélation. Il y revient, après un détour par tant de compositeurs; et cependant tu es partagé, comme quelques-uns, entre admiration et trouble. La faute d'un piano rebelle, que pourtant Dalberto a choisi lui-même, un Bechstein, dont -est-ce la chaleur?- les touches résistent, de sorte que Dalberto martèle des accords à la limite du désagréable, transformant la Mélodie hongroise en défilé de l'armée autrichienne. Et conduisant Dalberto, lui, le si virtuose, à des "notes à côté" très incongrues chez lui.
Moments étranges, à côté de tant d'autres où l'élégance du pianiste est à son comble. Rien de métaphysique avec lui: c'est la musique même qui guide le compositeur et son messager d'un soir, avec des bonheurs inouïs -cette manière de jouer certaines notes le doigt à la verticale et, dans le merveilleux mouvement lent, cette main gauche qui passe au-dessus de la main droite pour venir caresser juste une petite note qu'on entendra jusqu'en haut des séquoias géants. Réveillant un oiseau qui répond.
Car rien n'est indifférent dans ce récit qui est d'un maître du clavier.
Festival de La Roque d'Anthéron, concerts des 11, 12 et 13 août. Avec Benjamin Grosvenor, Claire Désert et Michel Dalberto.
A suivre...