Un des très grands pianistes de ce temps, Maurizio Pollini, était à la Philharmonie de Paris il y a quelques jours, dans la grande salle où, évidemment, il n'y avait plus une place de libre. Deux compositeurs à son programme: Chopin qui l'a accompagné toute sa vie. Debussy qui lui va si bien, qu'il a enregistré plus tardivement. Superbes moments évidemment mais pas toujours ce "mystère Pollini", mélange de lyrisme et de retenue, qui a fait sa légende.
Jouer les grands Germaniques
Le vieux monsieur en frac s'avance vers son piano, un peu voûté, profil d'aigle. Pollini, 77 ans. Avant de venir on a un peu révisé sa carrière, où sont tous les grands Germaniques, Mozart, Schubert, Beethoven, Schumann et Brahms. Et Bach ("Le clavier bien tempéré"). Chopin et Liszt aussi, évidemment. Quelques "modernes", Stravinsky, Prokofiev, surtout Bartok. Debussy. Mais l'on est frappé aussi que ce sont souvent (à part Beethoven: toutes les sonates, tous les concertos et les "Diabelli") des sélections, les trois dernières sonates de Schubert, celle de Liszt avec les pièces tardives. Rien de trop brillant, de trop flamboyant. Comme si Pollini se limitait, même chez les génies, à des partitions qui, de son point de vue, tutoient les sommets. Et jamais TOUT, à l'exception de Beethoven, je l'ai dit, et peut-être de Chopin dont il joue beaucoup de choses.
Pollini musicien engagé
Et le répertoire contemporain, Stockhaüsen, Boulez, Luigi Nono. Les plus jeunes savent-ils que le vieux monsieur fut un des rares artistes musicaux engagés, donnant, avec son complice Claudio Abbado, des concerts dans les prisons, pour les ouvriers, etc. Jean-Claude Casadesus le fit aussi mais sans, à ma connaissance, une conscience politique si aiguë (en tout cas pas déclarée de la même manière) Je ne sais plus très bien si Pollini et Abbado étaient inscrits au Parti Communiste Italien. Leur ami Nono, oui, avec, dans les oeuvres que Pollini et Abbado ont jouées, une vraie dimension (dans les textes) révolutionnaire.
Construire une carrière pierre à pierre
Et en même temps Chopin. Le 1er prix du concours Chopin de Varsovie en 1960 (un Pollini de 18 ans) et le "1er concerto" promené en divers endroits avant de se retirer quelques années, se jugeant trop jeune, se sentant encore le besoin d'approfondir. Puis (regardez sa discographie) les oeuvres qui vont surgir dans son répertoire les unes après les autres, comme si le pianiste construisait pierre à pierre sa carrière en une sorte de bibliothèque sonore vers laquelle, aujourd'hui, il pourrait se retourner pour dire: "Voilà ce que j'ai été"
La main gauche, voix intérieure
Un bouquet d'oeuvres de Chopin. Les deux "Nocturnes opus 62" pas les plus connus. Les mains sont ramassées, resserrées, les sons, comme les doigts, se placent naturellement les uns à côté des autres comme si, et c'est très curieux, Pollini ne bâtissait pas une interprétation dans la continuité du temps mais de l'espace. La résonance de la pédale est bien conduite, toutes les nuances sont là, c'est à mi-voix, c'est un nocturne.
Ce sera aussi, dans le second, une accumulation de textures où l'on ne se perd jamais, sans d'ailleurs opposer les mains, la gauche est d'ailleurs très discrète, presque une voix intérieure pour Pollini qui lui permet d'intégrer dans son corps la pulsation de l'oeuvre.
Des danses qui n'en sont pas
C'est un peu moins bien dans la "Polonaise opus 44": on a l'impression qu'il se livre à une bataille, à une souffrance, mais contre lui-même, tenté par un fondu des sonorités qui enlève le côté conquérant de la Polonaise. On dirait qu'il répugne à faire ressentir le caractère héroïque de la danse, comme, dans la mazurka qui suit (opus 59 n° 3): qui peut dire en l'écoutant par lui que c'est une mazurka?
Il faut dire aussi que dans la "Polonaise" j'ai écouté en boucle ces temps-ci un document incroyable en noir et blanc disponible sur You Tube (précipitez-vous!), puisé dans les archives de la télévision soviétique: le concert Chopin d'Arthur Rubinstein le 1er octobre 1964 à Moscou. Un Rubinstein à peine plus jeune (75 ans) qui ouvre son récital par cet opus 44 à côté de qui tous, même Pollini, doivent rendre les armes.
Construire inlassablement
Très belle "Berceuse" en forme de mouvement perpétuel où le thème tout simple s'enrichit de notes qui viennent se ficher dans la ligne musicale , rendant la texture plus dense, plus multiple, avec parfois des accents lisztiens. Superbement conduit, magistralement construit.
Le "Scherzo n° 3" est comme improvisé. Là aussi, au lieu de mettre en scène les contrastes, il tente de les unir. Les grands accords plaqués cèdent sans respiration à des descentes cristallines. C'est un peu curieux puis on s'habitue, là aussi quand on voit la manière dont l'oeuvre évolue, se construit, jusqu'à un crescendo aussi musical que sonore. Pollini architecte.
Ascétisme et brillant
Dans son admirable "Dictionnaire des interprètes et de l'interprétation musicale" (Ed. Laffont/ Bouquins) Alain Pâris note ceci: "L'interprétation de Pollini est une ascèse qui ne refuse pas le brillant de la virtuosité". C'est exactement cela dans le livre 1 des "Préludes" de Debussy: 12 tableaux, brefs comme des nouvelles, où Debussy ne donne le titre si évocateur que, sur les partitions, à la fin du morceau, comme s'il fallait le deviner soi-même et qu'on pût mesurer ainsi si et à quelle distance on s'en était éloigné.
Admirable, le "Des pas dans la neige" avec ces deux motifs "ré-mi", "mi-fa", répétés, faciles pour les doigts sans doute mais chaque note doit avoir sa juste raison, son juste poids, sa juste place, avec les silences qui sont entre toutes et les accords aux couleurs blanches dont il faut trouver la lumière. Et le mystère évocateur parfait de l'oeuvre, que Pollini nous impose dans un silence d'une épaisseur stupéfiée.
Surtout pas de folklore!
"La cathédrale engloutie", superbe moment aussi, avec ce grand crescendo où les cloches d'Ys sonnent sans jamais (quelle horreur, doit penser Pollini!) tomber dans le folklore d'une légende bretonne. Magnifique "Fille aux cheveux de lin, très beau "Ce qu'a vu le vent d'ouest": il a vu une série d'accords tumultueux, une tempête, il s'est matérialisé dans la puissance de jeu d'un homme, au risque de quelques accords incertains mais le vent renverse souvent de modestes obstacles.
Surtout pas de folklore! "Les collines d'Anacapri" sonnent plus espagnoles qu'italiennes sauf à la fin, dans la lumière cristalline de l'aigu du piano. Et dans la "Sérénade interrompue", dès que le rythme ferait,lui, trop espagnol (c'est celui d'une jota), Pollini l'estompe, et même le brise.
Presque un prélude de Bach
Bonheur de jouer "Danseuses de Delphes" à valeurs égales, comme un prélude de Bach, de mettre dans "Voiles" tant de mystère et d'étrangeté... antique. Etrangeté de mettre à la "Danse de Puck" tant de tristesse. Et "Le vent dans la plaine", incertain de doigts, est trop analytique pour séduire. Enfin dans "Minstrels" où Debussy s'amuse, Pollini, lui, ne s'amuse pas du tout. On se dit que les "Children's corner" ne sont pas pour lui, et un certain nombre de Ravel, qu'il ne joue pas.
Un résumé de Chopin
En bis, des "bis" qui n'en sont pas, où il se sent libre: le Debussy" de "Feux d'artifice" (dernier prélude du 2e livre"), crépitant et déchaîné. Et la grande "Ballade n° 1" qui est un résumé de Chopin, le romantisme, le sentiment, la virtuosité folle, les emportements et la nostalgie, rien d'un "bis": sur le toit de l'édifice, la dernière pierre. "Difficile de comprendre, écrit Pâris, comment on peut jouer de façon aussi lyrique et intense en restant aussi près du texte sans rechercher l'effet" . Et en étant à chaque fois dans la vie même de l'instant, avec ce sentiment d'improviser la musique, qui est exactement Chopin.
Récital de Maurizio Pollini, piano: oeuvres de Chopin (Nocturnes opus 62, Polonaise opus 44, Mazurka opus 59 n° 3, Berceuse opus 57, 3e Scherzo opus 39) et Debussy (Préludes, livre 1). Philharmonie de Paris, 26 février