Anne Queffélec est à la Folle Journée dans un programme un peu particulier, tout l'oeuvre pour piano à 4 mains de Schubert qu'elle partage avec le pianiste Gaspard Dehaene, son fils. Elle a joué aussi les deux dernières sonates de Beethoven. Rencontre.
On utiliserait volontiers l'expression Grande dame du piano français si elle n'était pas si galvaudée. Anne Queffélec, en tout cas, mérite ce titre, et d'abord par tous les géants qu'elle a abordés avec le même bonheur: Bach, Haendel, Mozart, Beethoven, Schumann, Debussy, Ravel, on en oublie. Avec Schubert, a-t-elle un lien particulier? On l'a entendue dans le répertoire à 4 mains du Viennois, qu'elle défend comme une part essentielle de Schubert, avec Gaspard Dehaene, son fils. Cet après-midi-là, cela allait de la pompeuse (parodiquement?) Grande marche héroïque pour le sacre du tsar Nicolas Ier à de charmants Ländler, aux fameuses Marches militaires ou à la bouleversante Fantaisie en fa mineur.
Fantaisie dont Anne Queffélec rappelle qu'elle est de la fin de la vie de Schubert ce qui permet de mieux l'entendre, ou avec une autre écoute: cette mélodie si mélancolique et si allante, un adieu qui est encore un cheminement. Elle aime toujours autant, rare parmi sa génération, dire au public un mot des oeuvres, car une oeuvre est une matière vivante, il faut donc aussi la faire vivre déjà un peu, avant de l'interpréter.
Schubert dès les origines
Mon père (l'écrivain Henri Queffélec) avait une passion pour Le voyage d'hiver, on l'écoutait en famille, on le savait par coeur. Déjà Schubert était donc présent dans mon enfance, dans ma prime jeunesse.
Mais au Conservatoire, dans ces années fin 60 début 70, on ne jouait pas Schubert, à part quelques Impromptus. Sa musique était relativement ignorée. On jouait Beethoven, Schumann, Brahms déjà, pas Schubert.
C'est quand je suis allée à Vienne pour mes études, là j'ai entendu Alfred Brendel, suivi avec lui des cours, avec Paul Badura-Skoda aussi (pianiste plus connu en France comme accompagnateur, et qui enregistra toutes les sonates de Schubert) Et c'est là, avec eux, grâce à eux, que j'ai été dans l'émerveillement et vraiment dans la découverte de Schubert.
Un sentiment tragique parfois éclairé d'un sourire
C'est un être extraordinairement complexe. Totalement habité par le sentiment tragique de la vie. Le roi des Aulnes, si triste, et il a 17 ans. Il me donne le sentiment d'un funambule au-dessus d'un abîme; mais je trouverais aussi dommage de ne le voir que torturé. Parce qu'il adorait aussi se promener, jouer de la musique, aller au théâtre. La joie n'était donc pas un sentiment qui lui était étranger. Dans le piano il y a des sourires, il y a même de la malice, dans ce partage aussi de la musique avec ses amis. Je le vois donc comme un éternel jeune homme mais qui a tout de même réussi, en si peu d'années, à embrasser dans sa musique toute la condition humaine.
Dévoré par son oeuvre
Mais je pense qu'il devait aussi avoir la prescience de la rapidité de son passage sur la terre. Je ne peux pas m'empêcher en même temps de remercier la destinée que Beethoven, qu'il admirait tant, soit mort en 1827 parce qu'à ce moment-là, un déclic se fait chez lui. Le Titan n'est plus là; et alors, dans cette année et demie qui lui reste, on a des esquisses, des morceaux de thème qu'il note sur n'importe quel bout de papier. Il faudrait d'ailleurs parler, comme chez Mozart, de son extraordinaire génie mélodique. Schubert, c'est un geyser de mélodies, une fontaine inépuisable.
Il va mourir, il le devine sans doute mais aussi, autre paradoxe, il y a des témoignages de ses amis qui disent qu'il a plein de projets, il commence ses cours de fugue, il y a des moments de bonheur ou de plaisir où il "y croit". Mais il est sans doute aussi en partie mort d'épuisement parce que, quand on pense à cette année et demie, tout ce qu'il a couché sur le papier, recopié, imaginé, finalisé, c'est ahurissant. Il ne devait pas dormir. Mozart ne dormait pas non plus d'ailleurs...
En plus il n'avait pas de gagne-pain, il a fait l'instituteur, il vivait un peu aux crochets de ses amis. Il a fini dévoré par son oeuvre.
Un génie qui n'écrase pas
C'est un génie qui n'écrase pas, c'est un génie très fraternel. Beethoven est, lui, un pourvoyeur d'énergie inépuisable, qui devrait être prescrit par tous les médecins, surtout en ce moment. Mais on a le sentiment que Beethoven a couvert son chemin, un peu comme on le dit dans La passion selon Saint-Jean de Bach: C'est accompli. Beethoven, c'est accompli. Le chemin a été parcouru. Schubert, le chemin aurait encore pu se poursuivre. Malgré la douceur désespérée de ses oeuvres ultimes, où l'on ne sait pas si c'est de l'apaisement, de la résignation. Et il y aussi un sentiment qui est très schubertien, et que je ne retrouve pas par exemple chez Beethoven, c'est l'épouvante... Il y a, parcourant son oeuvre et pas seulement le piano, des visions de cauchemar à la Jérôme Bosch.
Schubert, un somnambule
Il est labyrinthique dans son oeuvre. C'est ce que dit Brendel: Schubert est un somnambule. Chez Beethoven il y a toujours la consolation de la structure. C'est d'ailleurs ce qui le rend si difficile à jouer. Car parfois on revient à l'optimisme. Le paysage schubertien, en fait, n'arrête pas de basculer.
Beethoven et Schubert
Aujourd'hui il y a des répertoires que j'ai abordés avec beaucoup de plaisir mais, désormais, je n'ai plus envie d'y revenir. D'autres, au contraire, sont pour moi des nourritures spirituelles, presque métaphysiques: les dernières sonates de Beethoven, et Schubert, la dernière sonate, ça en fait partie. C'est aussi pour cela que je suis ravie de les réunir tous deux, même si cela peut paraître évident puisque Schubert admirait tellement Beethoven, on l'a dit, ne pas oublier qu'il était un des porteurs du cercueil de Beethoven.
La dimension contemplative
Ces oeuvres-nourriture sont aussi des oeuvres qui ont une dimension contemplative. Pas non stop. Mais il y a là une empoignade avec to be or not to be. Cela arrive aussi avec Mozart, dans les concertos. Et cela peut mettre en contact avec des zones de soi qu'on avait laissées de côté, un peu en friche. C'est un sentiment que Rilke avait eu face à une sculpture de Michel-Ange, face à la beauté inépuisable, et il écrit que cela a bouleversé sa vie.
Vers un accomplissement
Le travail des dernières sonates de Beethoven, des derniers Schubert, c'est presque un devoir envers moi-même. C'est (je pense plus encore, en ce moment, à la 32e de Beethoven) la force de se dire: oui, en accomplissant ce métier, c'est ça que je cherchais au fond. Et bien sûr, oui, la dernière sonate de Schubert ou la sonate en sol majeur (la D. 894), cela fait partie aussi de cet accomplissement.
Anne Queffélec à la Folle Journée de Nantes: le piano à quatre mains de Schubert (avec Gaspard Dehaene) et en récital dimanche 30 janvier à 18 heures: la dernière sonate de Beethoven, la dernière sonate de Schubert.