C'est en apparence un concert classique de l'orchestre de Paris -un concerto, une symphonie. Avec un programme exigeant, Berg et Mahler. Oui, mais il y a ce jeune et nouveau titulaire à la tête de l'orchestre. Klaus Mäkelä, 25 ans. Et Renaud Capuçon en soliste. Y aller, donc.
Une connexion finlandaise
On a déjà souligné la remarquable qualité -on n'ose dire les remarquables progrès- de l'orchestre de Paris ces dernières années. C'est donc ce chef aussi qu'on voulait entendre, n'ayant pu le faire dans les concerts précédents, les évolutions du Covid et du confinement n'arrangeant rien. Klaus Mäkelä, donc. Nommé à 24 ans, 25 depuis le 17 janvier. Finlandais -ce pays-pépinière de la direction d'orchestre eu égard à sa faible population, Salonen, Franck, Kamu, Segerstam, Saraste, Rouvali, Mälkki, on en passe... Et le voici ce soir dans une oeuvre énorme et qui mobilise un orchestre considérable, la 5e symphonie de Gustav Mahler.
Penchons-nous toutefois sur cette admirable situation si typique de la France (bureaucratique) qui fait que Mäkelä n'est en fait pas nommé directeur musical de l'orchestre de Paris (il ne le sera qu'à la rentrée 2022) mais conseiller musical. On notera la nuance, loufoque quand on sait que l'orchestre est resté un an sans "patron" après le départ de Daniel Harding. Comme si ceux qui l'ont nommé, effrayés de leur audace (un garçon de 24 ans au physique d'adolescent parfaitement imberbe, n'étaient des lunettes qui l'intellectualisent), s'étaient dit "gardons-nous une porte de sortie au cas où sa jeunesse aurait pour conséquence désagréable qu'il soit mangé tout cru par les musiciens"
25 ans, l'âge des certitudes?
On le dit tout de suite, ce n'est pas le cas. Peut-être parce que les musiciens de notre orchestre le plus prestigieux sont gens bien élevés. Mais aussi -comment dire?- parce que l'intelligence du garçon, les grandes formations qu'il peut déjà inscrire sur sa carte de visite -Boston, Amsterdam, Leipzig- et une vertu très nécessaire, l'assurance, qui non seulement bannit le doute mais, tout simplement l'ignore, cela réuni fait qu'on est convaincu au bout de quelques accords qu'il n'y aura dans cette oeuvre-test aucun accident musical.
(Et l'on pensait à cette 9e symphonie de Beethoven toute récente, chez nos confrères d'Arte, où la cheffe Karina Canellakis était face à l'orchestre symphonique de Vienne depuis la capitale autrichienne. Face à l'orchestre, au choeur, aux solistes dont Camila Nyllund et Piotr Beczala. Le sentiment qu'elle gravissait une montagne se lisait sur son visage et dans ses gestes. Et le courage. Et à la fin le bonheur d'avoir triomphé...)
Des gestes sobres
Klaus Mäkelä, lui, montre d'entrée la certitude de la victoire. Avec une impassibilité... finlandaise. Il néglige que cette symphonie est une des plus connues de Mahler. Il en fait un manifeste, tel un Bonaparte à la tête de ses troupes. Ses musiciens sont des soldats qu'il a su rendre enthousiastes, et dont les chefs de pupitre sont les officiers. Et, mieux encore, comme s'il avait 30 ou 40 ans de métier derrière lui, pas de geste superflu, du minimal, un regard parfois, les musiciens qui jouent, qui savent comment. Puis soudain une relance, geste tranchant, vers un autre pupitre.
Mais en même temps cette 5e symphonie ouvre un monde. Le XXe siècle.
On peut dire, écrivait Mahler, que les deux premiers mouvements sont difficiles à jouer et vont être pour l'auditeur des noix plutôt dures à casser. Ce genre d'oeuvres, ce n'est que lentement qu'elle conquiert le public. Mahler ignorait que Luchino Visconti, en utilisant l'Adagietto pour le bouleversant itinéraire funèbre de Mort à Venise, ferait de cette symphonie toute entière la plus connue du compositeur.
De l'éclat, de l'orgueil, aucun sentiment funèbre
Et Marche funèbre, justement. Trompette solo, la symphonie commence ainsi. Puis d'un pas mesuré. Sévèrement. Comme une procession funèbre. Or, sous la baguette de Mäkelä, on n'a jamais entendu marche funèbre si heureuse. Mäkelä doit penser à la Symphonie funèbre ET triomphale de Berlioz. On se croirait au retour des cendres de Napoléon où la solennité était évidemment de mise. Il y a de l'orgueil, de la puissance, de l'éclat, une volonté délibérée de faire sonner un orchestre, qui d'ailleurs sonne fort bien, renversant le propos mahlérien: la douleur noire, les sursauts cendreux de certains passages, le sentiment constant d'une cruelle tristesse, on ne les aura pas.
Et quand les instruments démarrent très piano, très mystérieux, très "poètes", très vite on passe au forte, on éclate, on subjugue. Le Tourmenté. Agité. Avec la plus grande véhémence du 2e mouvement oublie la première recommandation. C'est violent, agressif et parfois presque voluptueux, avec de superbes moments (le solo de violoncelle sur les entrées des bois) Quant au Scherzo, avec son épisode de valse lente en pizzicati des cordes (Vigoureux, pas trop vite), Mäkelä y met au contraire de la retenue (cors brillants)
Une symphonie de printemps
Car au final c'est peut-être le problème d'un chef de 25 ans, aussi doué soit-il. Ce passé, cette dimension métaphysique, ces expériences qu'il faut avoir vécues pour jouer, diriger, certaines oeuvres où les compositeurs, plus que dans d'autres, ont mis le poids considérable d'une vie, où sont-ils chez des musiciens si jeunes? Et bien sûr on ne va pas dire qu'il faut avoir 80 ans pour diriger tout un pan de l'histoire orchestrale (certains chefs plus âgés montrent d'ailleurs parfois l'expérience d'un moineau). Mais enfin...
Quand Mäkelä arrive à cet Adagietto viscontien on a droit à une superbe (plastiquement) étude pour cordes seules mais sans rien des ruptures, des relances, de ce tourbillon désespéré des lignes musicales qui fait qu'on devrait pleurer.
On ne pleure pas. Encore moins dans le mouvement final, Allegro giocoso. Et comme Mäkelä était déjà sur le chemin de la joie il n'a aucun mal à s'y ébattre. Une symphonie de printemps. Dirigé cette fois un peu trop droit mais avec un tel sentiment musical et un tel orchestre qu'on rend les armes. Triomphe du public...
A vrai dire on s'en était douté.
La mémoire d'un ange et une oeuvre-testament
Car auparavant on avait entendu le Concerto pour violon à la mémoire d'un ange d'Alban Berg, cette merveille où Berg réussit à unir la fidélité (si contraignante) au système dodécaphonique et le climat de tristesse funèbre de ce Requiem pour Manon -la mort de Manon Gropius, la fille d'Alma Mahler et de Walter Gropius, à 18 ans, avait donné à Berg la motivation pour écrire ce concerto qu'il n'arrivait pas à mener à bien. Qu'on n'y voie aucun cynisme, au contraire, mais le moyen, pour un musicien, de dire par son art (comme il l'écrit à Alma) ce que je ressens et que je ne suis pas aujourd'hui en mesure d'exprimer. Berg mourra d'ailleurs quelques mois plus tard, de manière inattendue (une septicémie provoquée par une piqûre d'insecte), ce concerto, qu'il n'entendra pas, devenant aussi son propre adieu au monde.
Le sentiment déchirant de Capuçon
Et c'est ainsi que le joue Renaud Capuçon qui, dans le considérable répertoire qu'il défend avec une santé admirable, a une tendresse particulière pour certains concertos, dont celui-ci. Il faut le voir collé à son violon comme s'il protégeait un être cher de quelque menace fatale, et en tirant les sons les plus déchirants, dans un climat chambriste où Mäkelä et l'orchestre dessinent un accompagnement plastiquement superbe -au point que les plus réticents au dodécaphonisme ont été forcément séduits par cette lumineuse transparence. Aux réserves près que ledit orchestre, dans la 2e partie où la colère l'emporte sans doute sur la douleur, couvre parfois le violon de Capuçon. Toujours ce goût visible de Mäkelä (25 ans, ne l'oublions jamais!) pour le pur projet musical. On verra comment, peu à peu, et ce sera sûrement très intéressant, il prendra en compte que la musique est aussi une métaphysique de l'âme.
Concert de l'orchestre de Paris, direction Klaus Mäkelä, avec Renaud Capuçon, violon : Berg (Concerto pour violon à la mémoire d'un ange). Mahler (Symphonie n° 5). Philharmonie de Paris les 16 et 17 juin.