Un très beau Cd vient de paraître où un de nos meilleurs quatuors à cordes français, le Quatuor Modigliani, nous fait un panorama des fondamentaux du quatuor autour de trois maîtres, Haydn, Mozart et Bartok. Analyse, avec le point de vue de François Kieffer, le violoncelliste du quatuor.
Les aventures d'un quatuor
On les a souvent entendus, en particulier aux Folles journées de Nantes. Les Modigliani (comme on dit désormais) ont presque 20 ans d'âge, en ayant traversé il y a peu d'années ce que l'on souhaite fort peu à un quatuor: un changement du premier violon, Philippe Bernhard ayant souhaité voguer vers d'autres horizons. Amaury Coeytaux, qui avait, lui, l'habitude de l'orchestre, l'a remplacé et, en quelques années, le quatuor a retrouvé son niveau d'excellence, à supposer qu'il l'ait un jour perdu.
Des Cd ont précédé ou suivi, pas forcément consacrés aux corpus majeurs mais, par exemple, au romantisme de Schumann et Mendelssohn, ce qui ne signifie pas que les oeuvres de ces deux maîtres soient de second ordre, au contraire. Comme nous le confirme François Kieffer, le violoncelliste, on a l'impression qu'en écrivant des quatuors à cordes, la forme la plus pure (et peut-être la plus ramassée) de la musique, tous les compositeurs ont mis à nu l'essence de leur art. Et nous aussitôt de lui demander pourquoi la réunion de ces trois-là, Haydn, Mozart et Bartok.
Les créateurs du genre, Haydn et Mozart
La réponse est bien plus simple que ce que l'on attendait. Au début. On donne déjà notre version à nous, qui sommes plutôt partisan, de manière assez basique, du modèle le plus simple: un même compositeur, ou deux ou trois qui se rejoignent (Fauré-Debussy-Ravel, puisque chacun a tenu à faire son propre quatuor, preuve que l'exercice du quatuor à cordes, les fascine tous). Les Modigliani ont réuni les deux créateurs du genre, Haydn et Mozart qui l'admire; et Bartok, qui y met presque un point final, avec la radicalité de son ensemble de 6 chefs-d'oeuvre.
(Certes, diront les puristes, c'est oublier les 15 quatuors de Chostakovitch, mais Chostakovitch va moins loin que Bartok dans la modernité qu'il leur insuffle. Question de lieu aussi, une URSS répressive et tristoune)
Réponse plus simple: on est partis de ce quatuor de Mozart "Les dissonances" , qui nous accompagne depuis nos débuts. C'était un retour aux sources pour nous. Après il nous a fallu bâtir un programme qui, à l'image de ce quatuor, exprime la liberté, et pas seulement créatrice. Alors oui, ce sont trois compositeurs fondateurs pour notre formation. Et à l'intérieur de ces monuments, on a aussi dû choisir...
Haydn, de Mozart à Beethoven
Ce quatuor "Les Quintes" de Haydn (le numéro 2 des 6 de son opus 76), par exemple, c'est pour lui le retour à la liberté. Il vient de cesser d'être le compositeur officiel du prince Esterhazy, il revient à Vienne où il est accueilli comme LE compositeur. Mozart qu'il admirait est mort depuis 6 ans. Mozart qui, par réciprocité dans l'admiration, avait écrit, point central de ses 23 quatuors à cordes, la série (14 à 19) des 6 quatuors dédiés à Haydn dont le dernier est justement Les dissonances.
Et la belle histoire, ajoute Kieffer, c'est qu'après ce cycle de l'opus 76, Haydn en écrira deux qui porte le numéro d'opus 77. Et puis il pose sa plume. Un troisième ne sera jamais achevé. Pourquoi? C'est qu'entretemps il a entendu les six premiers quatuors de Beethoven (l'opus 18) Un génie, Mozart, est mort. Un nouveau génie commence à briller. Haydn, l'auteur de 68 quatuors à cordes, le créateur du genre, pose la plume et s'efface devant le nouvel astre. Etrange modestie d'un homme de génie lui-même, qui s'incline devant deux autres!
La radicalité de Bartok après la chute de l'Empire austro-hongrois
Quant au 3e quatuor de Bartok il est le plus radical du cycle (avec le 4e). Expérience de la modernité mâtinée des constantes références bartokiennes à la musique populaire hongroise ou roumaine (au bout de deux mesures on reconnaît Bartok) et dans un temps ramassé (15 minutes), parce qu'une déflagration n'a pas besoin de développements. Un Debussy dans ses ultimes sonates (la violon-piano et surtout la violoncelle-piano) fera la même chose. Le 3e quatuor date de 1927. Le précédent, de 1917, appartenait encore à l'empire austro-hongrois. Il a fallu à Bartok "digérer" les bouleversements de sa patrie, réduite à peu, passée, une des premières d'Europe, à un régime autoritaire qu'il déteste (celui de l'amiral Horthy), et sa ville natale devenue roumaine. Et effectivement peu d'oeuvres sont sorties de ces immédiates années d'après-guerre (la Suite de danses, écrite pour le demi-siècle de la réunion de Pest et de Buda, mais qui y intègre aussi des mélodies roumaines)
Une conversation "chambriste"
Cd de grande et haute qualité. La manière dont les Modigliani s'emparent du quatuor "Les Quintes" est exemplaire: puissance des attaques, hauteur du ton, justesse de l'équilibre sonore et cela (et on y est sensible) avec une clarté de la texture musicale qui nous donne à suivre ce qui est, au vrai sens du terme, une conversation chambriste. Dans l'esprit même de ce temps-là où la pratique de ces oeuvres se faisait entre amis (fortunés), dans l'intimité grandiose des palais. Le joli mouvement lent échappe au style galant par un tempo retenu qui lui donne du poids et la gravité qu'on dénie souvent à Haydn. Même chose pour le scherzo, une contredanse où le renforcement des "premiers temps" lui donne quelque chose d' "encombrée" qui en accentue l'étrange. Et, dans le final, on croit voir un homme s'échapper d'une menace par l'urgence d'une course sans fin -Mozart?
Le texte et son interprétation
Le Bartok a d'autres qualités, ou les mêmes: transparence, mais cette fois d'une structure que l'on pourrait excessivement charger et qui a l'immense mérite de nous faire comprendre -plus exactement entendre, ce qui est la base même de toute aventure musicale- et la beauté de cette aventure et ce qu'elle représente. Autant dire le texte et son interprétation mais toujours par des moyens artistiques.
Un conseil: il faut commencer par écouter le Mozart. Car après ces déchaînements il paraît si intime, si "en creux" qu'il peut décevoir par trop de sagesse. Il aurait peut-être fallu lui faire "ouvrir" le Cd, pour mieux être sensible à cette simplicité profonde qui fait confiance à l'écriture même, d'un Mozart plus fataliste qu'angoissé (contrairement à certaines oeuvres de colère, le Requiem parfois, l'ouverture de Don Giovanni ou le Concerto pour piano K. 491) mais dont le dernier mouvement (fin du Cd) retrouve, dans sa vigueur, le ton du maître Haydn.
Au tour de Schubert...
Et l'on attend donc avec d'autant plus d'impatience la prochaine aventure du quatuor Modigliani: les quatuors de Schubert, pas si souvent joués dans leur intégralité, des essais de jeunesse aux ultimes chefs-d'oeuvre, confie Kieffer. De quoi répondre à une autre de nos questions: ce qui pousse quatre jeunes gens (ou filles) dans la vingtaine, au lieu d'intégrer un orchestre ou de tenter une carrière de solistes, à se réunir avec pour horizon un univers d'oeuvres géniales et exigeantes, un peu comme on entre au couvent.
Le génie, justement.
Haydn (Quatuor à cordes opus 76 n° 2 "Les Quintes") Bartok (Quatuor à cordes n° 3) Mozart (Quatuor à cordes n° 19 "Les dissonances") Quatuor à cordes Modigliani. Un Cd Mirare.
(Les deux autres membres du quatuor sont le second violon Loïc Rio et l'altiste Laurent Marfaing)