Ce sont deux Cd parus au printemps qui font honneur à la musique française, par deux pianistes de deux générations: Michel Dalberto joue Franck, Guillaume Bellom joue Saint-Saëns. Ils ne sont pas seuls, un quatuor à cordes les accompagne. De quoi éclairer l'été en déclin...
Un pianiste discret et de grand talent
D'un côté le "père Franck" par l'un de nos meilleurs pianistes et des plus discrets. De l'autre Saint-Saëns, pas toujours aimé, pas toujours aimable. Les deux plus liés qu'il n'y paraît. Les deux oeuvres pour piano seul de Franck, le 1er quatuor à cordes de Saint-Saëns. Et le Quintette avec piano de l'un et de l'autre mais ce n'est pas la seule chose qui les réunit.
Michel Dalberto: c'est presque hier, le temps où le jeune homme se révélait un schubertien de la plus belle eau (l'intégrale, ou quasi, des sonates, paraissait chez le label japonais Denon) avec un mélange de mélancolie et de pureté à la française qui était un régal; et à l'époque jouer Schubert était à peine à la mode, en plus jouer Schubert pour un Français... Depuis il y a eu... tant d'autres, Beethoven, Mozart, Schumann; et les Français, Debussy, la musique de chambre de Fauré comme magnifique complice des frères Capuçon ou en solo. Guère les Russes. Ici ou là, un concerto de Grieg, des airs de Verdi transcrits par Liszt... Dalberto a muri, vieilli (un peu, à peine), toujours tiré à quatre épingles (comme interprète ou comme spectateur), le teint impeccable par les plus fortes chaleurs, discret, en retrait (d'apparence), taiseux (semble-t-il) Poursuivant sa route, sans avoir peut-être aujourd'hui (à force de ne pas faire parler de lui) la place qu'il doit avoir dans le paysage pianistique. C'est donc l'occasion de parler de lui qui m'est donnée à propos de César Franck, de Prélude, Choral et Fugue, Prélude, Aria et Final, chefs-d'oeuvre, pas assez reconnus non plus.
La lignée des franckistes
Et Dalberto parle très bien de Franck dans le texte qu'il a écrit pour le Cd, Franck qu'il travailla très tôt au Conservatoire, Franck qui était encore méprisé (un austère organiste, trop germanique (d'ailleurs belge), que détestait Poulenc ou Milhaud) même si, par Cortot (qui enregistra les Variations symphoniques de Franck),son élève, Vlado Perlemuter, transmit l'enseignement franckiste au petit Dalberto, son propre élève, pendant qu'un Aldo Ciccolini, un Samson François, réhabilitaient eux aussi le pieux César.
Un Franck qui, si longtemps, se consacra à l'orgue et qui, sur le tard (les dix dernières années de ses 68 ans de vie), écrivit une série (dix à peine) de merveilles d'un lyrisme parfois brûlant. Il en ressort ces deux tryptiques dont Dalberto a raison de dire que, malgré leur titre (et leur évidente référence à Bach), c'est bien de piano qu'il s'agit et non pas d'orgue.
Entre Bach et Debussy
En tout cas pour le Prélude, Choral et Fugue, la plus célèbre des deux pièces: dès le ruissellement des premières notes, où l'on sent un Franck qui glisse doucement de son amour de Bach (on pense aux Partitas, forcément) à une écriture qui a écouté Liszt et dont Debussy (qui adorait Franck) se souviendra. Et c'est cela qui fait la beauté, quasi florentine, de l'oeuvre (quelque chose de la lumière toscane et des pièces de Liszt écrites en Italie), dont Dalberto rend avec une parfaite musicalité et un sens imparable de l'architecture la double influence: la force des attaques quand on passe chez Bach, la douceur jamais mièvre quand Franck devient "toscan".
Le Prélude, Aria et Final, nous apprend Dalberto, "sent" plus l'orgue, à cause d'une écriture complexe où les écarts sont redoutables. L'oeuvre est d'une écriture d'ailleurs plus austère mais cela ne fait pas peur au pianiste qui, avec une grande beauté sonore, rend toute la limpidité d'une écriture beaucoup plus sous influence du Cantor, à l'exception du final où Beethoven pointe le nez!
Un quintette moins bien
Un très important complément, sous forme du Quintette avec piano: je suis toujours étonné de l'apparence si austère du père Franck avec ses rouflaquettes et du lyrisme exacerbé de son quintette. Mais je n'adhère pas complètement à cette version où Dalberto n'est guère en cause (malgré quelques brutalités dans certaines attaques), davantage ses partenaires du quatuor (coréen) Novus, qui ont du mal à trouver le juste ton d'une oeuvre où il faut ne rien retenir ni ne rien exacerber, juste jouer ce qui est écrit, et c'est le plus difficile!
Saint-Saëns, 20 ans, à la conquête du monde
Saint-Saëns n'aimait pas Franck. Sans doute leur conception musicale se ressemblait-elle trop. Pourquoi Franck a-t-il donc dédié son Quintette à l'ombrageux Camille qui (nous dit Dalberto), dédicataire et créateur de l'oeuvre, "laissa ostensiblement la partition sur le pupitre du piano (en sortant de la salle)"? Cela n'empêche pas de savourer son propre Quintette avec piano, oeuvre d'un garçon de 20 ans (1855, 25 ans avant celui de Franck) qui affirme dans une partie de piano virtuose qu'il est aussi grand pianiste que bon musicien. Très français, farouche et soudain plus recueilli, avec un mouvement lent qui commence au piano, un peu (là aussi) comme du Bach ("Saint-Saëns, le plus grand organiste du monde" disait Liszt), et se poursuit avec une belle douceur rêveuse, un scherzo où des papillons semblent s'envoler du clavier, et un final où le violoncelle et l'alto nous font une amorce de fugue (Bach encore!), rattrapés par les autres instruments, avant un très beau thème presque musique de film avant l'heure: du Saint-Saëns inspiré d'un bout à l'autre et qui nous dit: "j'ai 20 ans et je veux ma place au soleil"
Guillaume Bellom, jeune et talentueux
J'avais entendu Guillaume Bellom il y a quelques mois à La Baule: le jeune pianiste avait défendu une belle 3e Partita de Bach, limpide et énergique, avant d'accompagner Renaud Capuçon dans le Concert de Chausson avec une présence qui faisait presque oublier... Nicholas Angelich, le partenaire habituel. Le garçon, à la simple audition du Quintette, se révèle libre, inspiré, éminemment virtuose, fougueux, tendre quand nécessaire. Encore un nouveau pianiste qui fait honneur à la musique française, même s'il n'a pas encore gagné le concours Tchaïkovsky!
Les Girard, une famille de quatuor
Il est cependant accompagné par l'excellent (jeune) quatuor Girard (tous frères et soeurs) qui réussit par ailleurs le 1er Quatuor à cordes d'un Saint-Saëns sexagénaire, endeuillé d'êtres chers (sa mère, ses enfants): le quatuor à cordes, refuge de la musique pure. Mais c'est aussi le Saint-Saëns trop souvent rencontré, inégal: un magnifique premier mouvement, poignant de mélancolie pudique, un scherzo qui vaut surtout par l'habileté de l'écriture, un adagio qui peine à s'envoler, un final plus lyrique, tourmenté, convaincant. Etrangeté: le quatuor étant dédié au fameux violoniste Ysaye, la partie de premier violon est hypertrophiée, reléguant parfois les trois partenaires au rang de brillants accompagnateurs. Mais Hugues Girard assume très bien son rôle, auprès des autres membres de sa famille, Agathe, Odon et Lucie. Une de ces belles découvertes de musique de chambre où un compositeur comme Saint-Saëns a mis le plus secret de lui-même.
César FRANCK: Prélude, Choral et Fugue. Prélude, Aria et Final. Quintette avec piano. Michel Dalberto (piano) et le quatuor Novus. Un Cd Aparté.
Camille SAINT-SAËNS: Quatuor à cordes n° 1. Quintette avec piano. Guillaume Bellom (piano) et le quatuor Girard. Un Cd B Records / Fondation Singer-Polignac