Un des plus grands pianistes du monde, le Russe Nikolaï Lugansky, sort un nouveau Cd: l'attention en est décuplée. Encore plus quand Lugansky se tourne (malgré l'année Beethoven!) vers la musique française. Mais pas Debussy, pas Ravel. Non, César Franck! Décryptage d'un disque magnifique.
Un des plus grands pianistes du monde
Et ce sera le seul moyen ces temps-ci de profiter de Lugansky puisque le concert qu'il devait donner au Théâtre des Champs-Elysées (Beethoven et... Franck) au début du confinement (le 21 mars) a évidemment été annulé.
Lugansky est un des plus grands pianistes du monde. Et l'un des plus simples. Nous l'avons croisé parfois, rencontré un garçon courtois et accessible, réservé mais souriant, qui vit (à notre connaissance) une existence normale avec femme et filles, sa plus grande passion, en-dehors de la musique et évidemment de sa famille, étant les échecs, comme beaucoup de Russes mais lui à un évident niveau: remportant il y a 18 ans le championnat des musiciens russes (!) car, oui, il y en a un, et c'est dire la fascination du pays pour ce jeu. Quand nous lui avions demandé il y a quelques années où il en était, il avait fait une petite moue, expliquant qu'il n'était plus le meilleur (on ne sait qui l'a remplacé) mais nous faisant comprendre qu'il n'était encore pas mauvais.
Parmi un vaste répertoire, César Franck
Le temps semble n'avoir pas de prise sur sa silhouette blonde même s'il approche de la cinquantaine. On le dit car 50 ans, c'est tout un répertoire solide derrière soi et le moment soit de le reprendre, de le creuser, de l'approfondir (parfois par paresse d'autres aventures), soit de l'élargir encore. Lugansky en est là. Que joue-t-il? Les Russes évidemment et d'abord son dieu, Rachmaninov, suivi par celui qui le précéda de 60 ans, Chopin. Tchaïkovsky, Prokofiev. Mais aussi tous les grands allemands et autrichiens; et Liszt. Et, parmi les Français, Debussy surtout. Ravel aussi (sur le Net une flamboyante version du Concerto pour la main gauche...)
Et César Franck. L'inattendu. Mais pas vraiment une surprise. Franck et son Prélude, Choral et Fugue, on l'a déjà repéré dans les programmes du Russe. Franck jusque-là territoire des pianistes français (quoique né à Liège quelques années avant l'indépendance de la Belgique mais on sait que nous annexons culturellement les natifs du royaume...), à commencer, lointainement, par Blanche Selva, Alfred Cortot -mais je ne suis pas un grand fanatique de Cortot, dussé-je me faire honnir en l'avouant. Puis Aldo Ciccolini et dernièrement, double bonheur, Michel Dalberto et Bertrand Chamayou. Cherchez les pianistes étrangers...
Une passion pour Franck ancienne
Ce serait donc une excellente chose pour Franck qu'un Lugansky lui assure un retentissement hors de nos frontières car ce sont des pages magnifiques dont on s'étonne toujours qu'elles ne soient pas jouées par davantage de pianistes d'autant qu'elles sont d'une exigence pour les doigts qui peut satisfaire bien d'entre eux. La passion de Lugansky pour Franck n'a d'ailleurs pas commencé par là mais par la Sonate pour violon et piano, chef-d'oeuvre qu'il joue avec un Vadim Repine, ou par le Quintette avec piano dont on n'a pas souvenir de l'y avoir entendu mais cela arrivera peut-être.
L'intérêt d'être Lugansky, c'est que l'on peut imposer, si besoin, à son éditeur un programme courageux tout de même (au regard de l'international) car il n'est "que du Franck", réunissant ses trois pièces majeures (mais il n'y en a pas d'autres!), Prélude, choral et fugue, Prélude, aria et final plus Prélude, fugue et Variation, oeuvre d'orgue au départ même si elle fut imaginée par Franck pour piano... et harmonium, avant d'être retranscrite en 1910, 50 ans après sa composition, pour piano seul par Harold Bauer, pianiste américain qui créa les Children's Corner de Debussy et fut le dédicataire de l' Ondine (Gaspard de la Nuit) de Ravel.
Et Lugansky y rajoute une transcription de lui!
Corpus pianistique complet à quoi Lugansky (c'est dire s'il aime Franck!) rajoute sa propre transcription du 2e choral pour orgue... où l'on entend tout de même un peu trop l'orgue. Mais on ne va pas bouder son plaisir. Car l'on retrouve aussi, tout le long du Cd, les qualités de Lugansky, la clarté, la fluidité, la lisibilité des phrases, qu'il obtient, et ils ne sont pas si nombreux à y parvenir, par son impressionnante virtuosité. Le délié des doigts, la perfection du toucher, la réflexion sur le poids des notes, le phrasé recherché, se mettent au service d'une conception qui a aussi (on ne dira pas surtout, ce serait la réduire) le mérite d'être différente de beaucoup des approches françaises.
Car celles-ci -Cortot, Ciccolini, Dalberto, Chamayou- s'inscrivent, en y inscrivant Franck, dans une tradition national: Franck, le doyen du piano français, d'une lignée qui comprendrait ensuite Saint-Saëns, Fauré, Debussy, Satie, Séverac, Ravel -entre autres: la clarté, l'élégance, la fluidité de l'écriture, même si les oeuvres de Franck datent de la fin de sa vie et que, par exemple, un Saint-Saëns avait déjà (re) créé le piano français.
Tisser de multiples liens avec l'histoire du piano et de l'orgue
On schématise. Mais sur un fond de vrai. Et il suffit d'écouter les premières notes de Prélude, choral et fugue par Lugansky pour voir se tisser de multiples liens, d'abord, dans l'exposition du thème, avec l'écriture "aquatique" d'un Debussy, puis, dans les accords qui suivent, avec l'écriture de Liszt et de Bach: ces accords joués avec des silences, en les mettant presque en scène, en remettant aussi Franck au coeur de son temps et surtout dans l'attention à son époque. Mais aussi en construisant, par une science infini des accélérations et des ralentis, par des relances d'une beauté plastique souveraine, une grande arche, comme sans doute le voulait Franck (ne pas oublier que cet homme, qui fut organiste jusqu'à près de 60 ans, composa une poignée de chefs-d'oeuvre, "hors orgue", dans les dix dernières années de sa vie, avant de s'éteindre), mais en sachant, à divers moments (dans le Choral), prendre sa respiration avec une sorte de retenue mystique très surprenante.
Une hauteur méditative qui nous réchauffe...
Et constamment cette manière, en augmentant un peu la puissance sonore, de rétablir une sorte de grandeur souveraine, presque hautaine, ou bien (voir l'introduction de la Fugue) de retenir les brides pour mieux la construire, vraiment comme du Bach, superposant les voix une à une dans une construction de cathédrale. Le Prélude, aria et finale, traditionnellement moins populaire et que d'ailleurs Lugansky n'avait jamais joué (il ne le connaissait que par la gravure de Cortot), démarre sur un rythme de marche paisible, presque trop paisible, mais tout à coup Lugansky fait passer le thème initial de la main droite à la main gauche avec une science magistrale avant de réunir les deux mains avec cette souveraine clarté des voix qui est une de ses qualités.
On se contentera pour finir de s'extasier sur le sourd grondement qui marque le début du Finale (un peu brutal parfois) et qui pourrait faire penser aux puissances infernales que Berlioz déchaîna en maints endroits. Et s'extasier encore davantage sur la sublime mélodie qui ouvre le Prélude, fugue et variation que Lugansky, évacuant la référence à l'orgue, joue en évoquant certes Bach mais surtout la simplicité elliptique des dernières oeuvres de Liszt. Il en ressort un superbe Cd, pianistiquement, évidemment, superlatif, mais d'une hauteur méditative qui nous réchauffe l'âme par ces temps si incertains, en s'appuyant sur la beauté nue.
César Franck: "Préludes, Fugues et Chorales": Prélude, choral et fugue. Prélude, aria et final. Prélude, fugue et variation. Choral pour grand orgue n° 2 (transcription pour piano par N. Lugansky) Nikolaï Lugansky, piano. Un disque Harmonia Mundi.