Daniil Trifonov, 27 ans début mars, est déjà un des grands pianistes de ce temps. Il a consacré cet automne un double CD à Chopin, qui réunit les concertos pour piano ainsi que diverses pièces mais surtout des variations et hommages au grand Polonais signés Grieg, Schumann, Tchaïkovsky, Barber ou Mompou. Un album pas aussi admirable qu'il aurait pu l'être mais toujours passionnant. Prolongé par un concert à la Philharmonie de Paris ce 15 janvier.
Réorchestrer Chopin?
Pas aussi admirable: commençons par cela, qui est clairement revendiqué, la réorchestration des concertos par le pianiste et chef Mikhaïl Pletnev, par ailleurs accompagnateur plutôt attentif de son soliste à la tête d'un Mahler Chamber orchestra réactif et cohérent.
Le principe en soi n'est pas aberrant. Chopin était un orchestrateur médiocre, tout le monde le sait, et ses tentatives sont uniquement les accompagnements de ses oeuvres concertantes. L'introduction du "1er concerto" est d'une pesanteur, d'une lourdeur, d'une maladresse que sauve de justesse la beauté du matériau mélodique; et il n'y a guère qu'une idée géniale dans les deux concertos, cet accompagnement de cordes en trémolo sur les guirlandes pianistiques au mitan du Larghetto du "2e concerto": moment sublime d'un magicien poétique.
Chopin en sapin de Noël
Orchestrer avec l'accord du compositeur certaines oeuvres pour piano de celui-ci, cela s'est entendu (Debussy avec Caplet ou Büsser). Accepter une réorchestration par un ami quand on se sent soi-même un peu maladroit, comme c'est arrivé pour Moussorgsky et son "Boris Godounov" avec Rimsky-Korsakov, Comme il est arrivé aussi qu'un Stokowski nous réécrive un Bach hollywoodien pour le film "Fantasia" de Walt Disney. Mais reprendre, aussi maladroit soit-il, le travail d'un compositeur mort et qui n'a rien demandé à personne...
Or il aurait pu: Chopin ne manquait pas d'amis ou de connaissances qui pouvaient l'aider. D'autant qu'on ne voit pas très bien ce qu'apporte le travail de Pletnev avec son côté "sapin de Noël croulant sous un excès de guirlandes". De plus l'introduction du "1er concerto", d'une lenteur désespérante, résonne comme si on avait ajouté du strass au lieu d'alléger la pâte. C'est mieux réussi quand les bois remplacent les cordes au début du "2e concerto". Au début du mouvement rapide du"1er concerto" une palanquée de vents fait très "bal de charité à Saint-Pétersbourg" (juste après l'introduction du piano)
Sonorités de cristal
Mais c'est Trifonov le maître des horloges. Et ces concertos sont magnifiques grâce à lui. La plupart du temps. Car, comme toutes les fortes personnalités -jeunes- (voir Debargue dans un précédent papier) il s'absente. Il s'absente du plus beau mouvement de ces deux concertos, le "Larghetto " du "2e" dont je viens de parler, placide et presque indifférent. Mais pour le reste... virtuosité évidemment phénoménale, jamais cependant au détriment de l'écriture, avec des sonorités de cristal, une beauté sonore incroyable. Les deux finals sont étourdissants de brio et de grâce: voir, à la fin du "2e concerto" encore, ce ralentissement où les notes tombent comme des perles avant l'ébouriffante descente conclusive.
Chopin et Trifonov: la même fougue, le même âge
Trifonov donne surtout à Chopin une fougue juvénile, une ardeur et une vigueur qui nous rappellent soudain que l'interprète et le compositeur ont quasi le même âge: c'est de la musique de pur-sang joué par un pur-sang, avec des accélérations fulgurantes, des petits ralentis jamais gratuits où la note est posée avec la précision d'un joaillier d'art, quelques moments ou le petit génie russe se contente de mettre les doigts, et si l'on excepte que ce sont des versions très longues, mais on le doit à Pletnev et l'on sent souvent Trifonov qui cherche à accélérer, on imagine que Chopin devait avoir cette manière de jouer ses propres concertos comme en les inventant, sans respirer, parce que la respiration même est déjà dans les oeuvres,
Chopin lui-même allait chercher chez les maîtres anciens. Son opus 2, les "Variations sur l'air "La ci darem la mano" du "Don Giovanni" de Mozart" provoquèrent la fameuse phrase de Schumann: "Chapeau bas, messieurs, un génie!" Trifonov joue de manière transcendantale la version pour piano seul (ce qui nous permet d'échapper à Pletnev), où l'on ne sait jamais, et c'est très réussi, si l'on est chez Chopin ou chez Mozart, avant une conclusion où l'on retourne de manière éblouissante au bal de Saint-Pétersbourg mais cette fois avec de belles robes et de beaux danseurs dansant une polonaise endiablée.
L'hommage de Grieg, Barber, Schumann...
Les compositeurs "invités", leurs oeuvres en tout cas, ne sont pas du tout anecdotiques. L' "Hommage à Chopin" de Grieg est d'une sombre véhémence et Trifonov fait presque du Norvégien un compositeur russe. Le "Nocturne" de l'Américain Samuel Barber (celui-ci pensait plutôt aux "Nocturnes" de l'Irlandais John Field mais Chopin lui-même s'est inspiré de Field!) est une pièce quasi tonale d'une écriture superbement... pianistique et très bien rendue par Trifonov. Le Tchaïkovsky, "Un poco di Chopin" sur un tempo de mazurka, est presque trop facile pour le jeune Russe qui y met beaucoup de chic mais ne cherche pas à le rendre profond.
Enfin l'hommage de Schumann à Chopin contenu dans son "Carnaval" donne furieusement envie d'entendre Trifonov jouer le compositeur allemand tant il met une admirable poésie triste dans cette petite minute de musique.
Chopin tourné vers Beethoven
La "Fantaisie-impromptu" de Chopin dont la partie centrale a des réminiscences de la "Sonate au clair de lune" de Beethoven: ce moment de calme est distillé élégamment par Trifonov mais le début et la fin, emportés, telluriques, ont quelque chose de "Je flamboie avec mes doigts et je mange du caviar avec mes pieds"; en revanche le rare "Rondo pour deux pianos" est magnifique (Sergueï Babayan accompagne Trifonov comme Pierre Barbizet accompagnait Samson François dans un enregistrement que je conserve précieusement)
Chopin en mazurka espagnole
J'ai gardé pour la fin le plus étrange, les "Variations sur un thème de Chopin" (celui du "Prélude en la majeur") de l'étrange Espagnol Federico Mompou. Avec cette mélodie si célèbre, Mompou... fait du Mompou. Il prend un morceau du thème, le fait jouer à la main gauche, lui donne des accents jazz, puis un silence troublant. Cela ressemble à une mazurka espagnole, cela s'éloigne, devient quelque chose d'autre, redevient Debussy, Ravel, Gershwin dans son étrange virtuosité, caprice, puis concentration de silence (typique de Mompou) puis ruissellement d'eau puis Chopin dissonant et nonchalant façon pianiste de bar (de luxe). Et Trifonov s'y ébroue comme un esturgeon dans le Guadalquivir.
Grand moment de piano, et quasi inconnu. Oui, les deux concertos du Polonais sont presque un produit d'appel et la curiosité du jeune pianiste nous rend ce double CD d'autant plus précieux.
"Chopin Evocations": oeuvres de Chopin (les deux concertos, Fantaisie-Impromptu, Rondo pour deux pianos, Variations sur "La ci darem la mano"de Mozart), Mompou (Variations sur un thème de Chopin), Schumann, Grieg, Barber et Tchaïkovsky. Daniil Trifonov, piano, Sergueï Babayan, 2e piano. The Mahler Chamber Orch. dir. Mikhaïl Pletnev. Un double album DG
Concert de Daniil Trifonov à la Philharmonie de Paris le lundi 15 janvier: oeuvres de Mompou (les "Variations sur un thème de Chopin"), Rachmaninov (ses propres "Variations sur un thème de Chopin" qui ne figurent pas sur le double CD) et Chopin lui-même (diverses Mazurkas, Sonate n°2 "Marche funèbre")