La Roque-d'Anthéron : Mao Fujita, Momo Kodama, la connexion japonaise et le claveciniste Pierre Hantaï, royal dans Bach.

Pierre Hantaï C) Pierre Morales

Mao Fujita, Momo Kodama: deux Japonais qui échappent à ce que je pouvais reprocher l'autre jour aux Asiatiques: l'uniformité. Magnifiques prestations. Et Pierre Hantaï, le magicien du clavecin, si à sa place dans l'abbaye de Silvacane. Récit de quelques bonheurs, sous la chaleur qui, de plus en plus? (re) gagne.

 

Momo Kodama

(longue robe framboise à rayures bleu sombre, escarpins perle)

Encore une femme parmi les "pianistes de la 11e heure" mais cela tient aussi au programme, ce mardi 2 août Bertrand Chamayou, qui avait joué la veille dans le grand parc -"seulement" le Quintette avec piano de Schumann avec le Quatuor Modigliani- venait défendre dans la même petite salle quelques-uns des Vingt regards sur l'Enfant Jésus qu'il vient d'enregistrer (pas eu l'occasion encore d'entendre son Cd de ce monument)

Momo Kodama C) Valentine Chauvin

Messiaen bien sûr: on limite la prise de risque, peut-être post-Covid, en rêvant des deux heures de ces Vingt regards dans le parc, les cigales tues par admiration et le public fasciné lui-même. Et de Momo Kodama y jouant aussi l' (encore) plus long Catalogues d'oiseaux du même Messiaen, oiseaux dont elle ne "pépia" que 7 des 13 recensés par Messiaen, le génial musicien-ornithologue-poète.

"Pépia" est réducteur évidemment. Mais Kodama nous offre avant chaque écoute la formidable clef qui éclaire nos oreilles sur ce qu'entreprend Messiaen. Car on ne se contente pas d'écouter, on imagine, grâce aux magnifiques textes écrits par Messiaen lui-même, qui dressent un tableau éblouissant du cadre où s'ébattent les oiseaux en question. Textes de poète-écrivain qui, malheureusement, nous dit Kodama, ne sont écrits que sur les partitions. A moins que dans un receil des textes du compositeur...

Momo Kodama C) Valentine Chauvin

Un tableau sonore des oiseaux

Et par exemple, quand on entend le traquet stapazin ou le traquet rieur, le premier qui se dresse sur les pierres (de la Côte Vermeille) tout de soie rouge et satin noir, le second sur fond de mer bleu saphir ou bleu Nattier, argentée de soleil, on entend aussi, du côté de Collioure, le ballet incessant des oiseaux de terre et de mer mêlés, corbeaux et cormorans, mouettes et, quand la nuit tombe, un souvenir de la fauvette à lunettes. Au contraire un coup de vent sur le piano indique que le traquet rieur est rejoint par le chahut des vagues où hurlent les freux. Rien à voir avec la discrète alouette Lulu qui, dans les monts du Forez, dialogue à minuit avec le rossignol, chant différent, tonalité différente, chant qui s'éteint par trilles. 

Une partition qui, dans l'assaut des volatiles, leur mystère (le chocard des Alpes, oiseau mâle qui survole les précipices de l'Oisans ou de la Meije), leur secret (la chouette hulotte, sagesse et surnaturel, son chant lugubre et douloureux, vague et inquiétant), leur présence fulgurante et musicale (ce merle bleu dont l'évocation est du pur Messiaen avant d'être du pur oiseau), peut aussi permettre de nous évader comme lorsqu'on est entouré dans la nature de ces cris lointains ou proches mais répétés vers lesquels, tout soudain, on tend l'oreille. Et Momo Kodama, en grande-prêtresse, sorte d'Athéna, joue cela avec l'énergie, l'endurance, éclaboussant de poésie et de fulgurance, au choix, cette partition ô combien redoutable.

Mao Fujita C) Pierre Morales

Mao Fujita

La voilà, la révélation japonaise, et sans doute asiatique, de demain et déjà d'aujourd'hui. On avait été prévenu par une consoeur, japonaise justement, qui nous vantait tous les mérites de ce garçon de 23 ans qui n'a encore que peu joué en France. Son problème? Il a eu le 2e prix au fameux concours Tchaïkovsky où notre Alexandre Kantorow a eu le 1er. De sorte que chez nous il n'y en a eu que pour le héros national et pas pour le malheureux Fujita. Qui a autant de talent. Pas le même. Des facilités différentes. Mais à l'issue du concert, ovationné, Fujita est reparti avec un fan-club très augmenté des mélomanes présents. 

Une allure de moinillon... shintoïste

Il entre, tout en noir, à petits pas de... moinillon, étrange coupe au bol (façon Nom de la rose) et sourire immense. Et Chopin comme on ne l'avait pas entendu depuis longtemps: les deux Nocturnes de l'opus 48, d'une douceur et d'une poésie en même temps que d'une netteté de toucher assez inhabituelles. La 3e Ballade échappe aussi à cette assaut de virtuosité qu'on entend désormais si souvent, et ce n'est pas faute de moyens. Même douceur, sensibilité intense, le second thème comme nous emportant dans une ronde perpétuelle en nous tendant la main.

Mao Fujita C) Pierre Morales

Ensuite l'intelligence même: Brahms et Schumann reliés par Clara. Le Thème et Variations adapté par Brahms de son 1er Sextuor à cordes (qu'on avait entendu chez Luisada la veille), thème exposé dans sa monumentalité quelque peu Grand Siècle. La difficulté des variations brahmsiennes, c'est qu'elles se différencient souvent imperceptiblement, comme un ciel pommelé dont les nuances de gris sont indéfinissables. Fujita en a conscience mais il ne l'applique pas toujours.

De Clara à Robert

Clara: les Trois Romances opus 21. On rend les armes devant la première, dont la mélodie rêveuse s'évade dans des sphères inattendues, vraiment personnelles. Et l'on se pose une question, peut-être stupide: un homme qui joue une oeuvre féminine va-t-il chercher la part de sensibilité féminine qui est en chaque mâle. Question à se poser alors que quand Argerich joue Beethoven cela ne nous effleure même pas!

Les deux autres Romances sont belles aussi, sans avoir l'originalité de la première. Dans la dernière les doigts courent comme chez Chopin. Et voici que sans crier gare Fujita lance la 2e sonate de Robert en la reliant donc directement à Clara, en la jouant aussi vite que possible comme le demande Schumann lui-même (So Rasch wie möglich) un peu au détriment du toucher cette fois. C'est éblouissant, parfaitement tenu dans la vitesse qu'il imprime (avec la douceur qui est vraiment sa marque dans le mouvement lent), mais aussi dans une sorte de joie qui est celle encore d'un amoureux -or cette sonate est souvent jouée, dans sa tonalité de sol mineur, bien plus sombre...

Mao Fujita C) Pierre Morales

23 ans de grand talent

Fujita, du coup, avec sa facilité et se choix assumés pleinement, peut encore, il n'a que 23 ans, arrondir le son qui sonne parfois sec dans sa virtuosité. On aura le même sentiment dans les Mozart qu'il donne en bis, d'une précision de doigt et d'une facilité virtuose impressionnante -il prépare une intégrale des sonates. Puis un extrait d'une partita de Bach, le rare Menuet sur le nom de Haydn de Ravel. Jouez-vous Ravel? lui demande-t-on. On comprend à sa moue que non, pas vraiment. Ah! si. Le Tombereau de Couperin. Et Gaspard de la nuit? Non. Trop formaliste.

Seule fausse note, concernant une des partitions les plus géniales de l'histoire de la musique (nous confirmera Lucas Debargue, et l'on est d'accord) Mais on a 23 ans, on est pourri de talent, on a encore tant à apprendre.

Pierre Hantaï C) Pierre Morales

Pierre Hantaï

Deux heures avant, le grand claveciniste, à Silvacane, donnait un concert-hommage à son maître Gustav Leonhardt. Interventions passionnantes d'Hantaï sur Bach avant de le jouer, les signes cachés, ésotériques et mystiques, qu'on a fini par découvrir (il y a peu) dans, par exemple, la grande Chaconne de la Partita pour violon BWV 1004. Ce Prélude, fugue et allegro pour une forme de clavecin disparu avec des cordes en boyau. La Gigue et son double pour clavecin-luth. Et des trasncriptions de pièces pour luth, violoncelle ou violon de Leonhardt lui-même. Bref, presque un concert de Bach sans Bach mais tout de même avec Bach. Et l'éblouissante virtuosité, autorité, présence, d'un Hantaï qui fait de son instrument une sorte d'orchestre baroque -comme le piano, plus tard, pourra devenir un piano-monde. Et cette Chaconne qui ressemble encore à autre chose que dans sa version violon, intense fourmillement de musique qui se rapproche de Dieu.

Comme les oiseaux. On en revient à Messiaen, cet autre mystique.

Concert Momo Kodama: Messiaen ( Catalogue d'oiseaux) Le 1er août

Concert Mao Fujita: Chopin (Nocturnes opus 48, Ballade n° 3) Brahms (Thème et variations) Clara Wieck-Schumann (3 Romances opus 21) Schumann (Sonate n° 2) Le 30 juillet.

Concert Pierre Hantaï: Bach (Prélude, fugue et allego BWV 998; Ouverture en ré mineur d'après la suite pour luth BWV 995; Sarabande et Bourrée en ré mineur d'après la Partita pour violon BWV 1002; Gigue et son double BWV 997; Partita en sol mineur d'après la Partita pour violon BWV 1004) Le 30 juillet