Chamayou, Williencourt, Roth, Tiberghien: tous célèbrent le bicentenaire de César Franck

Le pianiste Tanguy de Williencourt C) Jean-Paptiste Millot

Le bicentenaire de César Franck, ce sera le 10 décembre prochain. Compositeur français d'origine belge, né à Liège, et qui assure le lien chronologique entre le géant Berlioz et la riche école française de la deuxième partie du XIXe siècle (de Bizet et Saint-Saëns à Debussy) Un César Franck dont l'étrange génie est déjà célébré en concert et en Cd, en particulier par les pianistes: Bertrand Chamayou, Tanguy de Williencourt, Cédric Tiberghien. Avec un François-Xavier Roth à la baguette, confessant "être tombé dans la marmite Franck quand il était petit"

Un génie tardif

Etrange génie. Et d'autant plus étrange quand on regarde les quelques portraits de l"homme -la sévérité, la barbe en rouflaquette, accroché au clavier de son orgue de Sainte-Clotilde à Paris, dont il fut le titulaire à 37 ans, lui qui mourut à presque 68. Personnage si sérieux, presque barbon, outre le fait que les organistes n'ont pas la réputation, à tort ou à raison, d'être des joyeux drilles. 

Et d'ailleurs si le "père Franck" était mort, allez, douze ans plus tôt, qu'aurait-il laissé? Un souvenir, rien de plus, quelques oeuvres pour orgue -dans l'esprit de l' "orgue symphonique", mouvement dont il sera le pionnier- et quelques essais de jeunesse pas toujours réussis. Mais, à l'aube de ces 50 ans, voici un oratorio ambitieux, Les Béatitudes et un poème symphonique avec choeurs, Rédemption. Franck commence à devenir Franck -en conservant toujours, les titres le disent, le mysticisme dont il est empreint.

César Franck et ses rouflaquettes C) Leemage/ AFP

Lyrisme ou austérité

Et, à l'aube de la soixantaine, voici une batterie de chefs-d'oeuvre qui vont en faire un chef de file, celui d'un curieux mélange français de rigueur germanique et de chatoyance.  On le voit davantage dans la musique de chambre, d'un brûlant lyrisme que l'on retrouvera chez Chausson (Poème, Concert pour piano, violon et quatuor à cordes) ou Duparc (les Mélodies): l'image, encore une fois, austère et corsetée, de Franck devient stupéfiante quand on écoute le Quintette avec piano où le compositeur  se déboutonne dans un torrent d'émotions musicales d'une tendresse et d'une tristesse dignes d'un Chopin et, plus encore, d'un Brahms. La Sonate pour violon et piano (fameuse et souvent jouée), et l'ultime Quatuor à cordes sont dans cet esprit.

                                Mais c'est l'autre pan de Franck qui nous intéresse aujourd'hui, celui de l'orchestre et du piano -et bien entendu du "piano et orchestre", les Variations symphoniques et ces Djinns, poème symphonique avec piano, jamais joué et fulgurant, entendu cette fois par les trois pianistes déjà cités.

L'influence de Bach mais aussi de Liszt

Des pianistes de la jeune génération qui, tel Tanguy de Williencourt, ont aussi enregistré les deux tryptiques pour piano seul, Prélude, choral et fugue, Prélude, aria et final, suivant au moins deux maîtres un peu plus âgés qui mettent régulièrement Franck à leur répertoire (ces oeuvres-là particulièrement) Michel Dalberto et, plus inattendu, Nikolaï Lugansky. Les deux oeuvres sont souvent jouées avec une précision (parfois une austérité) qui renvoie, c'est l'évidence même, et pas seulement dans l'intitulé, à Bach. Mais, justement: l'intelligence de Tanguy de Williencourt (qui signe dans son Cd un texte fort intéressant et passionné), c'est d'y ajouter une autre influence, celle de Liszt, sensible aussi bien dans la fugue du premier morceau que dans le final du second, où le piano se fait orchestre, au risque d'un foisonnement sonore inhabituel dans ce morceau, un poil exagéré.parfois. La virtuosité, bien sûr, ne souffre aucune faille mais n'est-ce pas le cas chez tant de pianistes de la jeune génération?

Williencourt sans rouflaquette mais avec barbe C) Jean-Baptiste Millot

Du coup, on s'ennuie un peu dans l'Aria (mouvement lent) joué trop à plat et sans relief mais le Choral est d'une élégance presque janséniste très bienvenue. L'excellente idée du Cd est évidemment d'avoir ajouté les deux oeuvres concertantes, dont même la plus célèbre, les Variations symphoniques, n'est pas si souvent jouée (les pianistes, habituellement, ajoutent aux deux tryptiques un 3e trypique, le Prélude, fugue et variations qui est la transcription d'une oeuvre pour orgue)

La fulgurance des "Djinns"

Les Variations symphoniques, elles, sont en fait un petit concerto pour piano d'une quinzaine de minutes (sous la forme vif-lent-vif), les variations elles-mêmes étant concentrées sur la première partie. Au milieu un merveilleux mouvement apaisé et cristallin -l'influence de Liszt de nouveau et l'idée que Ravel s'en est inspiré pour le passage lent du Concerto en sol. Williencourt et l'orchestre symphonique des Flandres sous la direction de Kristiina Poska jouent ces Variations avec beaucoup d'élégance mais le pianiste, qui prend des risques (réussis souvent) ailleurs demeure ici un peu trop droit dans ses bottes, l'orchestre demeurant en retrait...

Car il est facile de bien jouer Franck, en fait. Et il est facile aussi de moins bien le jouer. On s'explique: trouver d'abord ce rythme jamais précipité, toujours contrôlé, immuable, comme il l'est chez Bach. Et puis réussir, à l'intérieur de ce contrôle (on se souvient d'un François-René Duchâble "boulant" cette oeuvre qui en perdait toute sa majesté), à trouver ce lyrisme recueilli, cette brûlante austérité si caractéristiques -le côté "sulpicien" qui pourrait menacer dans d'autres oeuvres (les oratorios!) étant balayé par l'énergie de ces deux pages. Car Les Djinns est encore plus étonnant, description concertante des personnages du poème de Victor Hugo (Les Djinns funèbres / Fils du trépas / Dans les ténêbres / Pressent leur pas), construite sur un leitmotiv brutal  joué par un piano à l'écriture sèche, concentrée, ramassée, et qui voit l'orchestre mener la danse et la partie soliste symboliser le directeur des ombres. Williencourt le fait remarquablement, suivi (plutôt bien) par l'orchestre qui montre ici une vigueur bienvenue.

François-Xavier Roth C) Bertrand Guay, AFP

Une palette souvent romantique

Un coffret paraît par ailleurs, qui réunit tout l'oeuvre orchestral et particulièrement les oeuvres de jeunesse mal aimées. On en dit grand bien (Florian Noack à la manoeuvre dans le Concerto pour piano de jeunesse où Chopin pointe un peu plus que le bout du nez) Mais nous n'avons pu en entendre que d'autres Djinns joués par un Cédric Tiberghien plus en retrait et ce n'est que sur la fin, quand François-Xavier Roth déchaîne les orages orchestraux, que le pianiste se met au diapason de sorte que les créatures maléfiques distillent enfin l'effroi de leur figure lugubrement romantique.

On avait entendu Roth, justement, au début de juin, avec son orchestre "Les siècles" dans un programme passionnant, parce qu'excellemment composé, où deux poèmes symphoniques si différents ouvraient le programme, Le chasseur maudit, grande page lugubrement romantique (on se répète!) où la chevauchée fantastique inspirée d'une ballade allemande fait grand effet; puis Les Eolides où la description des filles d'Eole, nymphes de la Grèce antique, trouve avec la harpe des accents arachnéens, déjà debussyste, mais aussi une proximité avec l'ami Saint-Saëns du Rouet d'Omphale ( Omphale auprès de qui le colosse Hercule fait... du tissage)

Bertrand Chamayou C) Edouard Brane/ Hans Lucas via AFP

Bertrand Chamayou d'un chic désinvolte

Suivaient donc Les Djinns (re) et les Variations symphoniques, enlevés cette fois avec un chic désinvolte assez ébouriffant par un Bertrand Chamayou d'une justesse de ton qui parvenait à relier les deux oeuvres dans une énergie n'interdisant pas la beauté du toucher. Quant à la grande Symphonie en ré mineur, Roth avait un peu de mal à relancer un premier mouvement construit en cycle (cette symphonie est d'un Bruckner français) mais l'élégance retenue de l'Allegretto (plus Andante selon Franck lui-même) et la puissance éclatante du final rachetaient cette première déception. 

On avait pu hélas! assister la veille à ce Hulda, opéra méconnu que proposait une Fondation Bru Zane qui fait tant pour la musique française. On souhaite simplement que ce mois franckiste ne soit pas qu'un feu de paille et que d'autres rendez-vous défilent à la rentrée et même après.... le 10 décembre.

César Franck: Prélude choral et fugue. Prélude, aria et final. Variations symphoniques pour piano et orchestre. Les Djinns pour piano et orchestre. Tanguy de Williencourt, piano. Orchestre symphonique des Flandres, direction Kristiina Poska. Un Cd Mirare.

César Franck: L'oeuvre pour orchestre. Florian Noack et Cédric Tiberghien, piano. Orchestre philharmonique de Liège, direction Pierre Bleuse, François-Xavier Roth, Hervé Niquet, Christian Arming, Gergely Madaras. Un coffret de 4 Cd Fuga Libera

César Franck: Le chasseur maudit. Les Eolides. Variations symphoniques. Les Djinns. Symphonie en ré mineur. Orchestre "Les Siècles", direction François-Xavier Roth, avec Bertrand Chamayou (piano) Philharmonie de Paris le 2 juin, concert repris le 11 juin pour les deux oeuvres concertantes dans le cadre du "Piano Festival" de Lille.