Une des grandes cantatrices de ce temps était ces jours-ci à Paris: Anne Sofie von Otter. Pour rendre hommage à Baudelaire, dont le centenaire de la mort est passé un peu inaperçu l'an dernier pour les raisons que l'on sait. Un concert dans un cadre intime, l'auditorium du musée d'Orsay, et qui mêlait, exercice toujours difficile, le classique (évidemment!) et la variété -ainsi appelée en tout cas. Mais l'art de la diseuse qu'est von Otter en brouillait délicieusement les frontières.
Une des grandes cantatrices de ce temps
C'est une des grandes cantatrices de ce temps. Registre de mezzo, voire d'alto. Rôles fétiches: Dorabella, Sextus, Chérubin. Les Mozart. Et l'équivalent de Chérubin chez Richard Strauss (Le chevalier à la rose): Octavian. Mais aussi la France: on peut trouver sur You Tube le grand air de La fille du Tambour-Major, une des dernières opérettes d'Offenbach trop méconnue. Et elle était en octobre Mérope, rôle trop bref, dans l'Oedipe (en français) d'Enesco à l'Opéra-Bastille.
Petit souvenir ému: il y a tant d'années elle était d'un double concert merveilleux à la Cité de la Musique (aujourd'hui Philharmonie 2) aux côtés de Claudio Abbado: les lieder de Schubert orchestrés par Liszt, Berlioz, Schönberg, tant d'autres. D'un côté le grand baryton Thomas Quasthoff. Elle, de l'autre. Inoubliable. Le Cd existe toujours (chez Deutsche Grammophon)
Fauré, c'est difficile
Mais aujourd"hui, ce n'est pas un secret, Anne Sofie von Otter a abordé son automne. Celui où les grandes chanteuses se tournent volontiers vers le cadre plus intime du lied, de la mélodie. Otter l'a toujours fait. A Orsay elle rendait hommage à la France, qu'elle aime, à la langue française, qu'elle semble très bien parler (avec parfois quelques mots délicieusement... approximatifs) et à ce Baudelaire qu'elle adore -est-ce pour elle le plus grand poète français?
Hymne de Fauré, suivi de La rançon. Fauré, c'est toujours difficile, on cherche souvent la tessiture (écoutez Après un rêve ou Les Berceaux avec cela en tête: vous comprendrez!) La voix est encore souple, le vibrato contrôlé, les couleurs sombres demeurent. Cette musique, c'est la beauté d'un vase précieux, même si von Otter se cherche encore. Comme son pianiste de toujours, Bengt Forsberg, qui aura la redoutable tâche d'animer les respirations pendant qu'Otter, sagement assise les mains sur les genoux, reprend souffle. Donc Forsberg, seul au piano, joue Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir - Debussy, qu'il apprivoise; puis Idylle de Chabrier, un peu trop luthérien pour ce joyeux Auvergnat. Ce sont encore les Fauré (Improvisation, Romance sans parole n° 3) dont le pianiste saisit le mieux l'esprit.
L'inconnu Loeffler
Debussy: Harmonie du soir. Là aussi, difficile, avec des sauts du médium à des notes hautes, et tenues, qu'elle laisse s'épanouir avec une volupté qui convient aux mots et à la musique. Public qui tend peu à peu l'oreille. La diction n'est pas encore maîtrisée mais on entend cependant, répété, l'étrange Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige. C'est un registre de soprano, tenu, elle peine un peu mais compense par la technique.
Cela démarre vraiment avec un Chant d'automne (Un jour nous plongerons dans les froides ténèbres / Adieu vive clarté de nos étés trop courts, Fauré encore) où le lyrisme va en gradation. Davantage cette longue mélodie sur La cloche fêlée d'un certain Loeffler, compositeur allemand qui se revendiqua français (jusqu'à jouer dans l'orchestre Pasdeloup) et mourut en Amérique: musique debussyste ou post-debussyste, avec un grosse partie d'alto (Vicki Powell les a rejoints) et une structure un peu chancelante, mieux définie dans Harmonie du soir (encore) cette fois très différente de Debussy avec son rythme de valse libre.
Une diseuse amoureuse de notre littérature
Otter, sagement, se repose pendant la belle et curieuse version pour alto et piano de la Pavane pour une infante défunte de Ravel, un Ravel qui n'a pas mis Baudelaire en musique... La cantatrice, veste noire à motifs vaguement chinois, pantalon noir et chaussures noires -confortables- avec un chemisier fuchsia à lavallière, finit cette partie classique avec La vie antérieure (Mon enfant, ma soeur / songe à la douceur / D'aller là-bas vivre ensemble) de Chabrier, un Chabrier grave, avec de grands élans et des écarts terribles, comme si les vers s'accrochaient à des boucles mélodiques.
Entre-temps Otter aura parlé. De son amour de Baudelaire, donc, de son amour de la France qui tient en partie à cela (Hugo, Baudelaire, Verlaine, tous ces grands poètes, tant de grands écrivains), et l'on sait combien nos compatriotes fondent facilement quand un(e) étranger (ère) se pique d'admiration pour un pan de notre patrimoine. D'autant qu'Otter le fait de jolie manière, avec cette vraie sincérité si... suédoise (luthérienne: les mots sont choisis, on ne s'épanche pas mais le sourire est radieux et l'émotion palpable)
Après Abba, Gainsbourg...
Mais le mieux est encore à venir. Après l'entracte. Et, on l'avoue, on l'attendait avec un peu de curiosité et de réserve, cette seconde partie. Tant il est vrai que les changements de registre sont souvent périlleux pour les chanteurs -d'ailleurs dans toutes les directions: classique vers le jazz, variété vers le jazz, vers le classique, jazz vers le classique. On a bien lu qu'Otter a chanté Abba mais il faut y voir aussi une forme de patriotisme (ou d'empathie suédoise...)
Entre un troisième larron munie d'une guitare électrique, Fabian Fredriksson. Entre aussi un micro. Et La mort des amants (Les miroirs ternis et les flammes mortes) de Jean Musy, qu'elle parle plus qu'elle ne chante: eh! bien, c'est épatant. En grande diseuse qui comprend les mots, leurs poids, la force des vers. Une Otter presque transformée, heureuse de ce changement de registre, qui nous assène un incroyable Gainsbourg, façon samba (Baudelaire, le serpent qui danse,1962): un bijou, avec la mélancolie de Gainsbourg et son art de mettre ses connaissances du classique au service d'une mélodie superbe.
Léo Ferré magnifié!
Puis ce sera la seule mélodie en suédois d'une chanteuse de folk-song très connue chez nous, Sofia Karlsson. Cela s'appelle Moesta et Errabunda. En fait, Baudelaire, c'est tellement difficile à traduire, presque impossible d'ailleurs. On embarque à la brune vers une île aux flots verts de l'archipel de Stockholm.
Enfin, en apothéose, cinq chansons du double album Léo Ferré chante Baudelaire sorti en 1967 -Ferré en a consacré trois au poète. Et là c'est éblouissant: Remords posthumes sur un rythme de tango où Otter trouve des accents, une désinvolture, un chic à la Gréco. La vie antérieure en forme de valse lente, dans son vrai registre de mezzo. Les bijoux où l'accompagnement de la guitare électrique donne une lumière particulière au texte. Le vin de l'assassin, tango libre. Recueillement (Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille), recueilli donc, paisible et triste.
Triomphe et standing ovation. On attend désormais un Otter chante Gainsbourg, ou un hommage à Yves Montand que je remercie pour l'inspiration. A creuser...
Anne Sofie von Otter chante Baudelaire. Avec Bengt Forsberg (piano), Vicki Powell (alto) et Fabian Fredriksson (guitare électrique). Mélodies, chansons, pièces instrumentales de Fauré, Debussy, Loeffler, Chabrier, Ravel, Jean Musy, Gainsbourg, Ferré, Sofia Karlsson. Auditorium du musée d'Orsay le 10 février.