Le rendez-vous était pris avant sa Victoire de la musique. Stéphane Degout l'a confirmé amplement. Debussy, Fauré, Chabrier et Duparc: 28 mélodies (si on a bien compté) qui étaient aussi une promenade dans la pure poésie française avec la complicité d'un maître, le pianiste Alain Planès. Soirée très émouvante qui fait honneur aux "Lundis de l'Athénée"
Diction parfaite, musique du verbe
Et, déjà, simplement parce qu'on finit par ne plus même s'en rendre compte, noter la performance de dévider, sans partition devant soi, pas seulement la musique (c'est bien le moins, dira-t-on, pour un musicien) mais les mots qu'à aucun moment Degout n'effleure ou n'évacue. Diction parfaite, je l'ai dit, musique du verbe, mais connaissance d'un texte, de divers textes, digne d'un acteur. Comment la mémoire fonctionne-t-elle donc chez un chanteur, l'apprentissage de la poésie se fait-il par la musique même? Ce serait une question à poser un autre jour, en attendant le récital commençait par Verlaine... pardon par Debussy.
Le piano plein et sonore de Planès
J'ai dit que c'est difficile, Debussy, je l'ai dit (chronique du 20 février) à propos du récital de Raquel Camarinha (et Yoan Héreau) donné quinze jours plus tôt dans ce même théâtre. Et même quand on a été, comme Degout, un Pelléas de haut vol, familier de cette ligne musicale où, de manière complètement différente de Berlioz, c'est d'abord l'accompagnement qui frappe, ce piano, surtout défendu par un maître debussyste comme Alain Planès (ses récitals Debussy toujours à écouter sur Culturebox) avec qui l'on croit passer en revue tous les styles pianistiques du compositeur. Piano plein et sonore, poétique et précis, qui se fait entendre sans jamais couvrir le chanteur ou gêner la ligne du chant.
Et donc Debussy, les "Trois poèmes de Paul Verlaine" (encore de jeunesse, Debussy a 28 ans): "La mer est plus belle (que les cathédrales)" puis "Le son du cor", silencieux et désolé, presque atonal, où déjà "Pelléas" pointe le bout du nez. Et "L'échelonnement des haies" avec beaucoup d'air et de vent.
Un baryton sonore
Aucun problème pour Degout à se faire entendre, avec une longueur de voix qu'exigera le choix fait de certaines mélodies, montant souvent dans les aigus alors que Degout est baryton. Mais un baryton sonore, de mémoire (ou alors c'est si bien fait qu'on ne s'en rend pas compte) on ne descend jamais dans la profondeur des basses. La ligne vocale (comme Orlinski une semaine avant) est parfaitement homogène, à peine reprocherais-je (mais c'est un goût personnel que j'ai déjà émis) cette habitude du chant français de rouler les "r", anti-naturel au possible, et aussi de transformer dans les aigus (c'est très fréquent chez tous les chanteurs) la voyelle pour mieux "l'attraper", ce qui donne une étrange "Vierge Malu"
Verlaine et un prix Nobel
Après Verlaine... Verlaine: "Fêtes galantes II " (Camarinha avait chanté le I), et donc "Les ingénus" (" Les hauts talons luttaient avec les longues jupes"), "Le faune" ("Un automne jonché de taches de rousseur") et le "Colloque sentimental" ("Dans le grand parc solitaire et glacé / Deux formes ont tout à l'heure passé). Puis les "Trois poèmes de Mallarmé", comme la poésie de Mallarmé plus délicats et plus expérimentaux.
Six Fauré. Fauré, c'est autre chose. Degout commence par "Les Berceaux", finit par "Après un rêve". Le crescendo de cette merveille que sont "Les Berceaux" (poème de Sully-Prudhomme, qu'on ne lit plus mais qui fut quand même le premier de tous les Prix Nobel de littérature, rien de moins!) qui arrive sur un aigu de ténor est magnifique, avec le balancement de houle si caractéristique puisque cette mélodie parle des hommes partis en mer et compare les berceaux bercés par les femmes aux "grands vaisseaux que la houle incline en silence".
"Après un rêve" et encore Verlaine
Le "Après un rêve", avec sa magnifique mélodie mouvante, très "Art nouveau", est un bonheur. Tous les chanteurs amoureux de la mélodie française l'ont chanté, qu'ils soient homme ou femme, la tessiture médiane ne pose problème à personne mais c'est la souplesse du souffle, la tenue de la ligne, qui sont la difficulté première.
Entre, "Au bord de l'eau" (de Sully-Prudhomme aussi), très Schubert, avec un piano merveilleux (Planès aussi bon fauréen). ¨Puis "Clair de lune", avec cette introduction au piano qui rappelle les "Impromptus" du même Fauré. Et encore Verlaine, "Mandoline" ("Les donneurs de sérénade/ Echangent des propos fades"), léger et sautillant, l'élégance même. Et "Danseuse", avec ses sonorités de cloche.
Debussy et les grands anciens
Après l'entracte, retour à Debussy. Les "Chansons de France" sur les poésies de Charles d'Orléans, avec leur grandeur sonore et puissante, un peu raide: d'abord "Le temps a laissé son manteau (De vent de froidure et de pluie)" et puis "Pour ce que Plaisance est morte (ce mai, suis vêtu de noir)", d'une simplicité infinie dans le deuil.
Ensuite "Le promenoir des deux amants" où Debussy utilise le si beau poème de Tristan L'Hermite, contemporain de Louis XIII, en utilisant quelques quatrains sélectionnés pour en faire trois mélodies différentes, telle "Je tremble en voyant ton visage": atmosphère dépouillée, un peu glacée où Debussy cette fois semble influencé par le Fauré le plus nu.
La mort de la petite Jeanne
Chabrier ensuite. La diction de Degout est moins parfaite dans "L'île heureuse" qui sent sa "fin de siècle" (poème d' Ephraïm Mikhaël, disparu à 23 ans, "c'est l'île heureuse aux cieux légers") mais la "Chanson pour Jeanne" est pleine de tendresse ("Puisque les roses sont jolies et que Jeanne l'est aussi") Hélas! le poème "à l'ancienne" de Catulle Mendès se termine par "Puisque la belle fleur est morte, morte l'oiselle et Jeanne aussi" et Chabrier devient tragique... comme il sait l'être, sans crier gare.
Le génie Duparc
Les six mélodies de Duparc appartiennent au plus beau de la mélodie française d'autant, on le sait, que Duparc, pendant ses 85 ans de vie, a passé hélas! son temps à composer des chefs-d'oeuvre (sans doute) qu'il s'est acharné à détruire. Il en reste surtout 17 mélodies rescapées qui font le bonheur des chanteurs. Et de nous. Densité dramatique, puissance de l'accompagnement, clarté de l'écriture, chacune de ces mélodies construite comme une nouvelle en musique et Baudelaire comme premier guide, avec sa "Vie antérieure" ("J'ai longtemps habité sous de vastes portiques") mais le Théophile Gautier de "Lamento" ou du "Galop" n'est pas mal non plus.
En "bis" (généreux) Degout tient à honorer le grand absent du récital, Ravel, avec une des trois mélodies de "Don Quichotte à Dulcinée", sa dernière oeuvre. Puis retour à Duparc ("Extase") et à Fauré ("Diane, Séléné"). Un concert de musique et de la poésie la plus pure, et presque les remerciements superbes d'un lauréat.
Récital Stéphane Degout (baryton) avec Alain Planès (piano): oeuvres de Debussy, Fauré, Chabrier, Duparc. Théâtre de l'Athénée, Paris, le 25 février.
Stéphane Degout vient de participer à un album Berlioz sorti ces jours-ci avec l'orchestre "Les siècles" dirigé par Françoix-Xavier Roth: "Nuits d'été" (chantées par Degout) et "Harold en Italie" (avec à l'alto Tabea Zimmermann) (Harmonia Mundi)
Paru à l'automne dernier un double album Debussy (les mélodies) par le duo Degout-Planès et le duo Sophie Karthaüser-Eugene Asti (aussi chez Harmonia Mundi)