On n'entendra peut-être pas de sitôt, hélas, le choeur de l'orchestre de Paris mais le chef invité, Stanislav Kochanovsky, était là, et Bertrand Chamayou aussi, soliste de la seule oeuvre sauvée des eaux, le Concerto pour piano de Scriabine. Pour compléter, c'est Tchaïkovsky qui sauvait le programme... avec même la surprise d'une belle découverte.
Un programme bouleversé, l'élégance d'un chef
On le pressentait après l'amputation du programme d'avant Noël (chronique du 31 décembre) : le choeur de l'orchestre de Paris, en ces temps de Covid galopant, même si, nous dit-on, moins grave, allait nous faire faux bond dans ce programme russe si copieux (pour lui), une (rare) oeuvre du (rare) Taneïev et surtout la "Cantate" (très profane alors) dite Alexandre Nevsky, inspirée de la musique du film d'Eisenstein et chef-d'oeuvre de Prokofiev, avec sa fameuse scène de glace sur le lac Peïpous où s'enfoncent les Chevaliers Teutoniques. Faisons une croix, attendons des temps meilleurs, plus orthodoxes (ah! ah! ah!)
Mais le chef était bien là, ce Stanislav Kochanovsky que nous n'avions jamais entendu, honte à nous: une élégance tchékhovienne, pas seulement dans la tenue, l'apparence, fine barbe châtain clair, haute et mince stature, mais aussi dans l'élégance, la souplesse de la battue, laissant d'ailleurs, si confiant dans l'instrument multi têtes qu'il avait devant lui, sa main à peine effleurer l'air, dans les morceaux les plus fameux comme cette Valse des fleurs de Casse-Noisette que les musiciens français enlèvent avec un chic...viennois. On aimerait entendre Kochanovsky dans le concert du Nouvel An, il y ferait merveille, insufflant, auprès des Johann Strauss obligés, quelques bouffées dansantes venues du Nord qui nous rappelle combien la Russie, culturellement en tout cas, est bien européenne. Cela est un peu oublié des politiques (des siens également)
Un Tchaïkovsky très peu connu
Mais Kochanovsky, en entrée, avait eu la formidable idée de proposer une oeuvre qu'on pensait annexe, qu'on n'est pas sûr (alors qu'on respire du Tchaïkovsky depuis l'adolescence) d'avoir jamais entendu et qui faisait, rien que ça, toute la première partie du concert: cette Snégourotchka (La fille des neiges), légende mise en pièce... de théâtre par le brillant dramaturge Ostrovski, dont nous avions apprécié à l'Opéra-Bastille la version "Opéra" de Rimsky-Korsakov (chronique du 17 avril 2017) Ici, c'est une musique de scène, et l'opus 12 de Tchaïkovsky, donc encore une oeuvre de jeunesse.
Le théâtre Maly de Moscou, en 1873, ferma pour travaux et la troupe (théâtrale) dut se replier sur le Bolchoï. L'idée vint donc de mêler les deux arts, de commander à Ostrovski une pièce et à Tchaïkovsky une musique de scène. La musique plut beaucoup, écrite avec facilité par le compositeur. La pièce plut bien moins. On entendit par la suite les 75 minutes (tout de même) qu'avait composées Tchaïkovsky mais voilà: en 1881 Rimsky-Korsakov s'empara de ce sujet-là pour un opéra au grand dam de Tchaïkovsky: Il m'est difficile de me voir subtiliser quelque chose que j'ai fait naître, qui m'est cher, et de le voir présenter au public sous de nouveaux habits. Cela me donne envie de pleurer. C'est un peu rosse. D'autant que l'idée était d'Ostrovski. Mais Rimsky-Korsakov et Tchaïkovsky ne s'aimaient pas beaucoup. Et sans doute l'un pressentait-il que l'opéra de l'autre allait éclipser sa propre musique.
Un prélude aux grands ballets
On découvre en tout cas une partition ravissante, qui semble souvent et le prélude des grands ballets (pas seulement par les danses, Danse des oiseaux ou Danse des bouffons) et celui d'un Eugène Oneguine avec sa mélancolie, aussi ses mélodies russes teintées d'une orchestration où les bois vous tireraient des larmes... Oublions donc les accusations d'un Tchaïkovsky trop occidental, ce qui aurait fait rigoler les Russes même au temps le plus violent du communisme. On aime beaucoup aussi les quatre chansons de Lel (la fille des neiges) que chante une Agunda Kulaeva au beau médium -mais les aigus sont un peu incertains et elle a du mal avec la rapidité de Près du portail.
Le romantisme échevelé de Scriabine
Et Bertrand Chamayou s'installa. Pour ce Concerto pour piano si rarement donné (joué une seule fois par l'orchestre en 50 ans) d'Alexandre Scriabine. Et qui serait une belle alternative à ceux de Rachmaninov (Scriabine et lui n'avaient qu'un an d'écart) dans le genre "romantisme brûlant" (et tardif), celui de Scriabine étant plus extraverti et ceux de Rachmaninov plus... neurasthéniques.
Scriabine a 24 ans. Grand virtuose il crée ce concerto qui demande des doigts... avant, on le sait (car jusque là, dans ses premières oeuvres, Etudes ou Préludes, on était dans la lignée de Chopin) de trouver un style éminemment personnel, proche de l'ésotérisme, qui le rend reconnaissable au bout de 3 mesures. L'art de Chamayou et de Kochanovsky est de suivre à la lettre le principe de Jean Cocteau, savoir jusqu'où il faut aller trop loin. Impeccable lyrisme, virtuosité confondante de la part d'un Chamayou qui aime ce concerto (il nous le dira) et très juste direction d'un Kochanovsky qui peut s'appuyer sur les qualités de l'orchestre pour construire un son riche, lyrique mais aéré, s'appuyant, comme dans Tchaïkovsky sur l'élégance virtuose des vents et la cohésion des cordes.
Bertrand Chamayou si concerné
Premier mouvement construit sur un thème somptueusement romantique et extasié, deuxième mouvement lent... rapide: c'est l'orchestre qui est lent; et le piano, lui, inlassable. Final d'un homme jeune et pianiste encore au début qui jette à profusion les idées et les notes, avec des subtilités de rythme: pourquoi diable ce concerto est-il si peu joué, comme se le demande Chamayou? Par un Ashkenazy il y a longtemps, un Neuhaus... sous Mathusalem.
Deux bis malins: une Berceuse du très oublié Liapounov -c'est la génération entre Tchaïkosky-Groupe des 5 et Rachmaninov-Scriabine soient Glazounov, Liapounov, Arenski, Liadov, Kalinnikov, tout un pan russe à découvrir. Puis A la manière de Borodine de Ravel, plus près de Ravel que de Borodine.
Le chic absolu de Casse-Noisette
Enfin, des extraits de Casse-Noisette, sans Chamayou mais avec le célesta de la Danse de la fée Dragée. Entre un bal dans le palais du tsar et l'esprit de Noël à New-York avec les soldats de bois. Kockanovsky dirige cela (et les musiciens répondent) avec un chic absolu, nous convainquant s'il en était besoin de la perfection de cette musique, picorant, en fonction de l'intensité des applaudissements, une nouvelle danse ou une nouvelle marche, avec l'élégance d'une gestuelle de plus en plus minimaliste. Afin que les petites filles aient à jamais des étoiles roses dans les yeux et l'envie de devenir danseuses.
Concert de l'orchestre de Paris, direction Stanislav Kochanovsky: Tchaïkovsky: Snegourotchka, extraits (avec Agunda Kulaeva, mezzo), Casse-Noisette (extraits). Scriabine: Concerto pour piano (avec Bertrand Chamayou, piano) Philharmonie de Paris, les 12 et 13 janvier.